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Politique Publié le jeudi 7 octobre 2010 | Le Temps

Honoré de Sumo (Journaliste-Editeur) : “Laurent Gbagbo est un homme d`Etat d`une envergure politique exceptionnelle”

Journaliste camerounais, Honoré de Sumo a fait une partie de ses études à l'Université d'Abidjan où il a vécu plusieurs années durant. Consultant, il a été également envoyé spécial du Président Sam Nujoma de la Namibie. Aujourd'hui éditeur, il a déjà publié plusieurs ouvrages entretiens avec des personnalités politiques africaines dont le Président Laurent Gbagbo. A Abidjan depuis quelques jours, nous l'avons rencontré pour nos lecteurs. Entretien.

Comment doit-on présenter Monsieur Honoré de Sumo ?

C'est la première fois qu'on me pose une telle question… C'est difficile à dire parce que j'ai probablement plusieurs cordes à mon arc, en raison d'une formation très éclatée. J'ai fait des études de littérature, puis de droit et d'économie. Finalement, je me suis retrouvé journaliste. Le journalisme conduisant à tout, j'ai également travaillé dans certains cabinets présidentiels essentiellement, en Namibie et en Guinée Equatoriale. Actuellement installé au Cameroun, je dirige aujourd'hui, une maison d'édition, "Les Editions Continentales" et un groupe de presse, "Presse de la Nation", dont je suis le Directeur de publication.

Vous êtes journaliste, éditeur, consultant… A quel titre donc séjournez-vous à Abidjan ?

Je suis à Abidjan en tant qu'éditeur… Un jour le Président Gbagbo m'a dit : "Honoré, j'aime bien votre profession d'éditeur. Si un jour je finis avec la politique, ce qui me passionnerait, ce serait le métier d'éditeur !" Alors, je suis donc à Abidjan, car je publie dans les prochains jours, un livre consacré au Président Laurent Gbagbo. Il s'intitule : Laurent Gbagbo vu par un Français ! Opposant et homme d'Etat.

Le 19 septembre dernier, ça faisait exactement 8 ans que la Côte d'Ivoire vit une crise militaro-civile. Comment avez-vous vécu cette période et quelle lecture en faites-vous ?

Avant ces événements, je vivais aux Etats-Unis où j'avais eu l'occasion de rencontrer le Président Laurent Gbagbo, lors d'une visite à Washington. Et, je lui avais promis une visite à Abidjan. C'est ainsi que j'étais à Abidjan au mois d'août 2002. C'est quelques semaines plus tard, quand je suis retourné aux Etats-Unis qu'il y a eu ces événements extrêmement graves. On ne le sait peut-être pas, mais j'ai été le premier à organiser aux Etats-Unis une rencontre internationale avec la diaspora africaine sur la crise ivoirienne. Je dois donc vous dire que c'est une crise qui m'a énormément bouleversé, car c'est véritablement une partie de moi-même qui venait d'être touchée. J'ai pu constater au cours de cette rencontre que nous avions organisée que cette crise ne touchait pas uniquement les Ivoiriens en Côte d'Ivoire, mais toute l'Afrique. Vous ne réalisez peut-être pas ce que représente la Côte d'Ivoire pour l'Afrique. Depuis 1960 et même avant, plusieurs générations d'Africains sont passées par la Côte d'Ivoire : étudiants, universitaires, journalistes, artistes, etc. Il y a toute l'Afrique en Côte d'Ivoire. C'est pourquoi, il n'existe aucun Africain, où qu'il soit, qui ne se soit pas senti concerné par la crise ivoirienne.

A propos justement de cette crise, le rôle de la France a été diversement apprécié… On a même parlé de "la guerre de la France contre la Côte d'Ivoire". C'est un avis que vous partagez?

Je vous répondrai en tant qu'éditeur. Lorsque l'auteur du livre, Laurent Gbagbo vu par un Français! Opposant et homme d'Etat, m'a remis son manuscrit, j'ai voulu connaître sa lecture de la crise ivoirienne. Dans son livre, il a beaucoup insisté sur le fait que la dignité de l'Afrique, pas seulement celle de la Côte d'Ivoire, avait été piétinée à Linas-Marcoussis. Il a aussi estimé que la dignité de l'Afrique a été retrouvée à Ouagadougou grâce à ce qu'on a appelé le "Dialogue direct" et l'accord qui en a découlé. Cette crise a montré que si les Etats africains n'ont pas encore émergé, c'est simplement parce qu'ils n'arrivent pas à sortir de l'héritage colonial. Nous vivons toujours dans cet héritage colonial et, c'est ce qui fait que la France pense que nous sommes toujours dans un rapport de colonisé à colonisateur. Je crois que c'est un aspect qui, sur le plan mental, est fortement enraciné dans nos rapports avec l'ex-puissance coloniale. Et c'est cette relation colonisé-colonisateur qui est l'un des gros enjeux de la crise ivoirienne.
Avec l'Accord de Ouaga initié par le Président Gbagbo et facilité par le Président du Faso, les acteurs politiques ivoiriens sont progressivement sortis de la belligérance pour en arriver à l'élection présidentielle prévue pour le 31 octobre prochain.

Pensez-vous que le Président Blaise Compaoré était-il le mieux placé pour régler cette crise ivoirienne ?

Je pense qu'il était très bien placé pour régler cette crise. D'abord parce qu'il connaît tous les acteurs de la crise. Vous savez lorsque vous voulez être un médiateur, il faut inspirer confiance à toutes les parties. Tant qu'il n'y a pas de confiance, il n'y aura pas de médiation. Il est vrai que les rapports entre le Président Blaise Compaoré et certains acteurs de la crise ivoirienne n'ont pas toujours été excellents. Mais au moment où les pourparlers de Ouaga se sont ouverts, il y avait une confiance partagée. Et je pense que c'est cet élément qui a facilité la signature de l'Accord de Ouaga. Mais le plus important, au-delà de cet accord, c'est le désir profond de la classe politique de sortir de cette crise, parce que ce sont les populations qui souffrent. Si les acteurs politiques aiment leur pays, s'ils sont des patriotes, s'ils sont des hommes qui se respectent, il est clair qu'ils voudraient aller absolument au règlement du conflit. Et comme on le dit en droit, "mieux vaut un mauvais arrangement qu'un bon procès". Car il est vrai qu'on ne peut pas dire qu'ils sont tous satisfaits, que c'est un accord qui arrange tout le monde, mais il y a un enjeu au-dessus de tout cela, au-dessus des acteurs eux-mêmes, au-dessus des ambitions politiques de chacun d'entre eux, c'est la Côte d'Ivoire. Et la Côte d'Ivoire compte beaucoup, non seulement pour les Ivoiriens qui ont énormément souffert, mais aussi pour toute l'Afrique. Nous voulons une Côte d'Ivoire stable pour la sous-région ouest-africaine et pour l'Afrique. Car malgré cette crise qui perdure depuis 8 ans, la Côte d'Ivoire est restée sur le plan économique un acteur essentiel. Aucun pays de la zone franc-Afrique n'a pu la surpasser. Au plan du Pib et du budget, malgré que l'Etat de Côte d'Ivoire ne contrôle pas l'ensemble du territoire national, en termes de taxation et d'impôts, etc., elle est demeurée le leader incontesté.

10 ans de pouvoir, une crise profonde que ses adversaires mettent à son passif… Est-ce encore "Le temps de l'espoir" avec Laurent Gbagbo comme vous l'écriviez en 1995 ?
Je vais vous dire une chose. Très peu d'hommes politiques auraient résisté aux épreuves qu'a traversées le président Laurent Gbagbo. Il est arrivé au pouvoir dans un pays déjà profondément en crise. Il n'a pas succédé à un président démocratiquement élu, mais à un régime militaire… Vous avez aussi ce facteur colonial dont j'ai parlé, c'est-à-dire, depuis l'indépendance, il s'est toujours agi de gérer l'héritage colonial duquel le président Laurent Gbagbo voulait sortir. C'était déjà un gros enjeu et un grand défi. Ensuite, il y avait la palabre ivoiro-ivoirienne autour de l'ivoirité, etc. A tout cela, il faut ajouter la crise économique mondiale. Il arrive donc au pouvoir dans un environnement délétère et on ne lui accorde même pas un seul moment de grâce. Car, à peine est-il arrivé qu'on lui a opposé une guerre. Une situation qui ne lui a pas permis de mettre en œuvre son rêve pour la Côte d'Ivoire d'être un Etat véritablement indépendant, qui dans la foulée aurait entraîné le reste de l'Afrique. Pour quelqu'un qui na pas pu appliquer son projet de société, qui a géré un pays en crise : crise politique, crise militaire, crise sociale; tout cela pendant 8 ans et qui présente à ces compatriotes une Côte d'Ivoire malgré tout debout, il faut quand même avoir l'honnêteté de reconnaître que cet homme-là est un homme d'Etat d'une carrure exceptionnelle. C'est pourquoi, je pense que le 31 octobre, les Ivoiriens doivent tous lui accorder un vrai mandat afin qu'il mette enfin en œuvre la politique pour laquelle il avait été élu en 2000.

Où se situe la différence entre Laurent Gbagbo président du Fpi que vous avez pratiqué à l'époque et celui qui préside aujourd'hui aux destinées de la Côte d'Ivoire ?

J'ai connu l'opposant. Dans le cadre du livre que nous avions eu à faire, j'ai eu l'opportunité de passer beaucoup de temps avec lui. Je l'ai même accompagné en campagne à l'intérieur du pays... Après, il a été élu président de la République. Je dois vous avouer que j'en avais été très ému. Parce qu'en 1995, lorsque nous avions publié Le temps de l'espoir, personne n'y croyait. Des amis et des proches du pouvoir de l'époque me disaient: "Comment peux-tu faire un livre avec quelqu'un qui jamais n'ira nulle part ?" Je leur ai simplement répondu que si l'Afrique refuse les idées, la vision politique, le projet de société d'un homme comme Gbagbo, alors pour les 100 prochaines années, il n'y aura plus d'espoir pour le continent africain… Je ne suis pas un éditeur qui fait de l'édition parce qu'il veut gagner de l'argent. Je suis un africain, j'aime l'Afrique. Autant on vous dit souvent "soyez des journalistes du développement", autant les éditeurs africains ont aussi la même responsabilité. Je ne comprends donc pas qu'on puisse me reprocher de publier la pensée d'un homme aussi dense, un homme politique qui a une grande vision pour l'Afrique, pour son pays et qui a accepté de passer par toutes sortes d'humiliations pour arriver démocratiquement au pouvoir… Aujourd'hui, quand le président Gbagbo en parle, on se rend compte que c'est sans aucune amertume et sans aucune espèce de rancune. Pour vous dire que Laurent Gbagbo d'il y a 20 ans est exactement le même aujourd'hui, du point de vue idéologique. Avec la même passion et la même conviction pour le devenir de la Côte d'Ivoire et de celui de l'Afrique.

Cette fois, c'est certainement la bonne ! s'écrient certains observateurs à propos de la très prochaine élection présidentielle en Côte d'Ivoire. Partagez-vous cet optimisme ?
Je pense que de toute part, il y a une réelle volonté, parce qu'il y a une grande lassitude aussi bien des acteurs politiques eux-mêmes que des populations. Maintenant, est-ce que toutes les conditions sont réunies pour qu'on ait des élections qui ne posent pas problème ? Moi je ne suis pas certain que tout le monde y croit vraiment et que toutes les conditions soient effectivement réunies. Vous avez un président qui souhaite aller aux élections, et se rend compte que toutes les conditions ne sont pas réunies, et qui veut qu'elles le soient. Mais on lui met la pression, vous voulez qu’il fasse quoi ? S'il dit que toutes les conditions ne sont pas réunies, on lui dira qu'il a peur d'aller aux élections. Je ne pense pas que le président Laurent Gbagbo ait un problème d'élection ou de réélection. Je crois surtout qu'il n'a jamais voulu aller aux élections qui ne soient pas claires et transparentes... Et c'est cela le problème. Le président Laurent Gbagbo est toujours prêt à accepter tout ce qu'on lui propose pourvu que ceux qui font ces propositions croient vraiment que ce sera la solution. C'est pour cela qu'il a accepté Marcoussis, Accra, Pretoria, etc. Mais, on ne peut pas être des oiseaux de mauvaise augure, on n'en a pas le droit. Seulement, tout le monde est conscient du fait que c'est un cas atypique d'aller aux élections dans un pays où l'autorité de l'Etat n'est pas pleinement exercée par le pouvoir central sur toute l'étendue du territoire national. Maintenant, c'est à chacun d'en tirer les leçons et d'en assumer les conséquences.

Des sondages donnent le président Gbagbo vainqueur…

Je veux bien des sondages… Car ceux qui font les sondages sont libres de les faire. Mais en réalité je ne pense pas que le président Laurent Gbagbo se préoccupe des sondages. A mon avis, il sait où il va et ce qu'il a à faire… Que les sondages lui soient favorables ou défavorables, je ne crois pas que cela va changer d'un seul iota sa vision pour la Côte d'Ivoire et son assurance en sa réélection.

Pensez-vous que l'irruption des sondages dans le jeu politique doit être vue comme un atout pour les démocraties africaines?

Les sondages sont des avancées des sociétés postmodernes. Ce sont des réalités de notre époque. Mais, une fois de plus, je ne crois pas que ces sondages aient quelque influence que ce soit sur la marche du président Laurent Gbagbo. Parce que si c'était le cas, il y a longtemps que les élections auraient eu lieu, mais le plus important pour lui, c'est d'organiser des élections propres, transparentes dans un climat de paix et du respect scrupuleux des principes de la démocratie.

Vous avez publié plusieurs livres entretiens avec des leaders politiques africains. On peut citer entre autres, Le temps de l'espoir de Laurent Gbagbo, Ma part de vérité de Winnie Mandela, "Mes confidences à Honoré de Sumo de Germaine Ahidjo.
Qu'est-ce qui justifie le choix de ce genre ?

C'est que j'ai l'occasion de rencontrer des chefs d'Etat et de discuter avec eux… Lorsque j'avais rencontré le président Houphouët-Boigny à Paris, nous avions eu de longs entretiens. Vous savez très bien que c'est très difficile qu'un chef d'Etat vous reçoive durant 2 heures. Et pourtant, nous avons eu deux rencontres qui ont duré chacune plus d'une heure et demie. Si vous avez l'occasion de rencontrer son ancien chef de protocole, l'ambassadeur Georges Ouegnin, il vous dira que c'était exceptionnel. Lorsque j'arrivais à la rue Masseran à Paris, le président Houphouët ne voulait plus me laisser partir. Plusieurs fois, l'ambassadeur Georges Ouégnin, a voulu nous interrompre. Mais le président lui a toujours répondu : "Je vous en prie laissez-nous continuer…". Le président Houphouët avait envie de se confier à un homme de presse. Je ne sais pas pourquoi, mais il a eu ce plaisir de me parler de sa vie, de son combat et de bien d'autres choses. Et j'avais voulu en faire un livre, mais j'ai abandonné le projet pour la simple raison que je n'avais pas enregistré nos conversations. Car certaines de ces confidences auraient soulevé des controverses dont je n'aurais pas eu d'éléments pour prouver la véracité… En tous cas, mes rencontres avec les chefs d'Etat sont simplement des opportunités. C'est dans le cadre d'un ensemble d'activités qui me sont propres que je les rencontre. Vu que par ailleurs, je suis journaliste, ça m'intéresse immédiatement de faire quelque chose quand le personnage me semble être intéressant et quelqu'un susceptible d'apporter quelque chose à la réflexion ou à la pensée politique africaine.

Comment arrivez-vous à les convaincre ?

Je pense que les chefs d'Etat, aiment avoir affaire à des gens qui n'ont aucun intérêt dans leur démarche. On pouvait donc se parler librement. J'ai déjà été capable de dire à un chef d'Etat "Monsieur le président est-ce que vous savez que l'opinion générale vous considère comme un dictateur ?" Il en a été certainement choqué, mais il a apprécié mon courage et ma franchise. Les chefs d'Etat sont, le plus souvent, entourés de courtisans, de griots, de profiteurs en tout genre, etc. Vous vous doutez bien qu'ils aimeraient quelquefois passer un peu plus de temps avec des personnes qui leur présentent les choses en toute sincérité. Et je dois vous dire que c'est la franchise avec laquelle j'entretiens mes relations avec ces personnalités politiques qui fait qu'ils ont toujours plaisir à me revoir. Parce que je ne viens pas pour leur demander de l'argent ni de poste de quelque ordre que ce soit… Beaucoup de gens s'imaginent que je suis riche, parce que je rencontre des chefs d'Etat. On m'avait même reproché de n'avoir pas demandé de l'argent à Houphouët qui, dit-on, en distribuait.

Parlez-nous un peu de votre rencontre avec le président Laurent Gbagbo et du projet de Le temps de l'espoir.

J'avais faire un livre avec un ministre Houphouétiste, le Professeur Paul Akoto Yao. Un livre que le président Laurent Gbagbo avait lu. Et comme vous le savez, en Côte d'Ivoire, quand vous causez avec quelqu'un d'un tel camp, on vous catalogue tout de suite dans ce camp… Pendant un séjour à Abidjan, je lisais la presse et j'ai été frappé par une personnalité de l'opposition, en l'occurrence Laurent Gbagbo, qui affichait des idées claires et s'y accrochait avec conviction. Vous savez les hommes politiques de conviction et incorruptibles en Afrique et même dans le monde, vous pouvez les compter du bout des doigts. Tant ils sont rares. C'est donc le rapport distant qu'il a vis-à-vis de l'argent et sa profonde conviction dans ses idées qui m'ont impressionné chez Laurent Gbagbo. Je me suis donc dit qu'il fallait absolument que je le rencontre ! C'est ainsi que je me suis rendu chez lui à la Rivera Golf. Lorsqu'il m'a reçu, je lui ai dit : "Monsieur le président, je vous lis souvent, et je crois que dans tout ce que nous comptons d'hommes politiques en Afrique, sur bon nombre d'aspects, vous faites vraiment la différence. Je pense franchement qu'on devrait recueillir ces idées-là pour l'opinion africaine et pour les générations à venir. Je voudrais donc que vous me permettiez de faire un livre avec vous". Il était très méfiant et n'était pas très sûr que je lui parlais franchement. Je crois qu'il se disait : "Ce gars-là, il est avec les gens du Pdci, on l’a peut-être envoyé en mission commandée". Néanmoins, il ne m'a pas dit non, il ne m'a pas dit oui, non plus. Il a juste dit de repasser le voir. Quand je suis revenu, il m'a juste dit qu'il viendrait me retrouver à mon hôtel. Ce jour-là, tard dans la soirée, la réception m'informe de la présence d'un illustre visiteur. C'était Laurent Gbagbo accompagné de son épouse Simone. Je leur ai proposé d'aller dans ma suite, ce qu'ils ont accepté sans problème. Et là, Laurent Gbagbo m'a dit à peu près ceci : " Je pense que vous êtes sincère et c'est pour cela que j'accepte de faire votre livre "… Alors quand vous avez la chance de rencontrer une personnalité d'une telle envergure, vous avez un devoir et, j'avais estimé que c'était un devoir pour moi de faire ce livre.

Quel est l'état de votre relation avec le Président Gbagbo aujourd'hui ? L'avez-vous revu depuis qu'il est chef d'Etat ?

Oui, je l'ai rencontré trois fois… Je vivais à Washington. Et par hasard j'ai rencontré l'ambassadeur de Côte d'Ivoire aux Etats-Unis, le Pr Pascal Kokora qui me connaissait très bien. L'ambassadeur m'a demandé si j'avais revu M. Laurent Gbagbo depuis qu'il est Président. Je lui ai répondu non… Vous savez quelquefois, on a ces appréhensions-là. Vous vous dites, le gars dans l'opposition était bien gentil, est-ce qu'il le sera toujours, devenu Président ?... Alors l'ambassadeur me dit : "Vous devriez au contraire chercher à le revoir". Il me suggéra de lui faire porter une petite note qu'il enverrait au président à Abidjan. Et je lui demandai: "En êtes-vous vraiment sûr ?" Il me répondit : "Mais bien sûr, le président n'a pas changé, il est resté le même…". Je lui remets donc une note à l'attention du Président. Quand il revient une semaine plus tard, il me dit que le Président était très enchanté d'avoir de mes nouvelles. Et qu'il "sera ici dans un mois. Il m'a même chargé de vous dire qu'il tient à vous rencontrer". C'était pour moi un très grand honneur. Effectivement, un mois plus tard, le Président arrive aux Etats-Unis. L'ambassade organise donc un cocktail en son honneur auquel je suis convié. Et dans la grande salle de banquet, le Président arrive avec son épouse. Quand il m'a aperçu, il a ignoré le protocole pour venir m'embrasser. Et s'est tourné vers son épouse pour lui dire : "Simone, devine qui est là ?" Je m'avance donc vers Mme Simone Gbagbo qui me dit à son tour, "Honoré vous êtes terrible, comment avez-vous pu passer toutes ces années sans venir nous voir?" Ça m'a donné des larmes aux yeux. Je vous assure que sur place j'ai pleuré !... Le couple présidentiel m'invita donc à Abidjan, au mois d'août 2002. Je trouve, bien entendu un Président enthousiaste qui se battait tant bien que mal pour transformer tous ces idéaux en réalité. Quelques jours plus tard, je retourne aux Etats-Unis. Moins d'un mois après que je sois reparti, survient la crise militaro-politique du 19 septembre 2002. J'en ai vraiment souffert au-dedans de moi-même. Je suis revenu à Abidjan en 2004 et le Président m'a encore fait l'honneur de me recevoir. Nous avons discuté librement pendant un long moment… C'est extraordinaire parce que c'est une personnalité exceptionnelle qui a cette force, cet optimisme qui l'amène à croire énormément à ce pays. Il me disait: "Ça ira, c'est mon pays… Je connais les Ivoiriens, on va sortir de la crise".

2010 est l'année du cinquantenaire de certains pays africains dont la Côte d'Ivoire et le Cameroun, votre pays. Comment avez-vous vécu cette commémoration et quel bilan faites-vous de ce demi-siècle d'indépendance de nos Etats ?

Je dois reconnaître avec tristesse que nous n'avons pas ajouté grand-chose à ce que les ex-puissances coloniales ont laissé. Les organisations de coopération sont telles que les Français les ont laissées. L'Afrique centrale francophone et l'Afrique occidentale francophone n'ont pas évolué d'un pouce. Il y a eu la fameuse théorie de Senghor qui était de dire que nous allions avancer en cercle concentrique. Depuis 1960, ce cercle n'a pas bougé. J'ai donc de l'amertume. Parce que nous ne continuons qu'à gérer l'héritage colonial… Et tant que nous allons continuer ainsi, nous n'irons nulle part. Qu'est-ce qui fait que 50 ans après, nous avons toujours le franc Cfa en Afrique centrale et le franc Cfa Afrique occidentale ? Pourquoi n'avons-nous pas évolué dans une fusion de ces deux monnaies qui sont en réalité les mêmes ? C'est vrai qu'il y en a qui disent que le Cfa est une monnaie coloniale qu'il faut abandonner. C'est vrai ! Mais moi, je n'en suis même pas encore à ce débat. Je demande simplement pourquoi 50 ans après, on a deux banques centrales pour une seule et même monnaie ? C'est l'un des fondements de l'héritage colonial qui nous empêche d'avancer vers l'indépendance vraie et de développer nos Etats.

Qu'est-ce qui, selon vous, a été le principal obstacle ?

Il s'est passé que nous avons manqué de véritables nationalistes et de véritables patriotes africains. Parce que la majorité des hommes politiques qui sont arrivés au pouvoir aux indépendances, malheureusement, se sont contentés de protéger leur pouvoir afin de s'y éterniser. Et pour cela, ils ont accepté puérilement de recevoir et d'appliquer les ordres de Paris. Tous ceux qui ont tenté de résister à ce schéma ou d'en sortir ont connu un sort dramatique. Et c'est donc à juste titre que le Président Laurent Gbagbo dit que : "Cette élection ne sera pas une élection entre les candidats, mais entre ceux qui veulent l'indépendance vraie et ceux qui œuvrent pour l'asservissement de notre pays". Le combat du Président Laurent Gbagbo est un combat qui avait commencé au lendemain de la 2 seconde Guerre mondiale. Et la France a joué de toutes les ruses avec ces communautés "machins-là" pour nous maintenir sous son joug. Aujourd'hui, pour que je vienne à Abidjan, il m'a fallu un visa. Qu'est-ce qui a donc bougé après 50 ans ? Quand je quitte le Cameroun et que je vais au Gabon, il faut aussi un visa ! N'est-ce pas aberrant ça, pendant que les autres continents s'unissent pour créer un seul et même espace, nous Africains, nous en sommes tout simplement incapables. Demain peut-être, les Africains comprendront le sens du combat actuel du Président Gbagbo.

On parle pourtant des Etats-unis d'Afrique. ..
Quels Etats-Unis d'Afrique si je ne peux pas circuler librement dans mon propre continent ?
C'est du folklore tout ça !

Selon le quotidien Le Monde (Ndlr : Le Monde du 15 septembre 2010), l'Afrique, malgré ses relents de guerre et de corruption, semble enfin bien partie pour les 50 prochaines années. D'après vous, sur quoi pourrait s'appuyer une telle projection ?

C'est ce qu'on appelle la voix de son maître. Que voulez-vous que Le Monde puisse dire d'autre ?
Pour eux, pour que les choses aillent bien, il faut qu'on reste cet appendice de la France. L'Afrique, en prenant le cas des pays africains francophones, n'a pas bougé. Tous les mécanismes de pervertissement et d'asservissement de nos Etats par la France sont restés exactement là où ils étaient avant 1960. Alors, on va changer quoi et comment ? Comment Le Monde voit-il ce nouveau départ de l'Afrique ?... Mais, j'ai foi en un élément nouveau qui est intervenu dans le cas ivoirien et c'est dommage qu'on ne le perçoive pas beaucoup : C'est la prise de conscience du peuple. Si on a pu éliminer facilement nos premiers nationalistes, c'est parce que leur peuple ne les a pas accompagnés dans leur combat. Mais si le Président Laurent Gbagbo est encore au pouvoir malgré tout, c'est parce qu'il est enraciné dans la conscience du peuple, il est dans le peuple et pour le peuple. Et tous les autres peuples africains devraient plutôt tirer les leçons que donne le Président Gbagbo et s'en inspirer pour prendre conscience de leur force et de leur capacité face à leur destin afin de lui donner une autre destination.

On avait annoncé le Président Nicolas Sarkozy comme l'homme de la rupture. Des indicateurs de cette rupture sont-ils perceptibles ?

Nous ne devons pas nous préoccuper de ce que Sarkozy pense et fait. Sarkozy n'a pas été élu par les Africains pour défendre les intérêts des Africains. Il est là pour les intérêts de la France et du peuple français. Ce n'est pas la France qui doit faire la rupture. C'est à nous- mêmes de rompre avec ce qui nous empêche d'aller à notre développement. Je n'attends donc aucune rupture de la France dans les mécanismes coloniaux qu'elle a mis en place et qui lui profitent immensément. J'attends des pays africains, une prise de conscience réelle de leurs dirigeants eux-mêmes. Sans toutefois faire pencher la balance à gauche ou à droite, je dis que Laurent Gbagbo est un immense symbole pour l'Afrique. Il a montré qu'une rupture est possible quand on s'enracine dans le peuple.

Pensez-vous qu'un débat sur l'identité nationale du type de celui qui a eu lieu en France est possible dans nos pays africains ?

Ce qui me gêne, c'est que vous voulez toujours partir de la France pour venir en Afrique. Ils ont un débat sur l'identité nationale en France parce qu'ils ont un problème sur cette identité nationale. Nous ne devons donc pas nous dire: "comme la France a ouvert un débat sur la question, on va en faire autant en Afrique". Je dis non ! Nous avons nos problèmes, ouvrons donc le débat sur les problèmes qui sont les nôtres. Si l'identité nationale en fait partie, alors qu'on en débatte librement sans se soucier de ce que les autres font chez eux, pour eux. C'est toute cette façon de faire et d'agir que j'appelle l'héritage colonial. Nous sommes toujours tributaires de cet héritage colonial. Il faut qu'on sorte de ça. Et c'est le combat de Laurent Gbagbo : sortir du supplice de l'héritage colonial.

Quel est votre message aux Ivoiriens ?

Mon message aux Ivoiriens, c'est que toute l'Afrique les regarde ; parce que l'Afrique est solidaire de la Côte d'Ivoire. Les Etats africains ne regardent pas la crise ivoirienne comme un problème du voisin, mais comme un problème qui se trouve dans leur propre maison. Et les Ivoiriens doivent comprendre que partout ailleurs en Afrique, on prie pour que cette élection se passe bien. Il faut donc qu'ils se dépassent, se surpassent et qu'au moins pour cette fois-ci, leurs petits intérêts soient mis de côté, au nom de la Nation ivoirienne, au nom de ceux qui se sont battus pour que la Côte d'Ivoire soit ce qu'elle est aujourd'hui. Je ne crois pas que le Président Houphouët, de là où il se trouve, repose vraiment en paix en voyant tout cela. C'est pourquoi, j'exhorte mes frères et sœurs à dépasser toutes leurs différences pour ne penser qu'à ce beau pays. Ils doivent se dire, nous avons un héritage extraordinaire et aussi des hommes extraordinaires. Je leur donne à tous le bénéfice de la bonne foi; je pense qu'ils aiment leur pays. Et c'est dans un élan nationaliste et patriotique, mais aussi d'une certaine générosité qu'ils pourront y arriver.

Réalisée par Serge Grah
serge_grah@yahoo.fr
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