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Art et Culture Publié le dimanche 18 août 2013 | Ivoire-Presse

Opinion / Côte d’Ivoire : La justice libère, la réconciliation enchaîne !

© Ivoire-Presse Par DR
Universités : Prof. Yao Edmond K., Maître de conférences Philosophie politique et sociale / Philosophie du droit
Photo: Prof. Yao Edmond K., Maître de conférences Philosophie politique et sociale / Philosophie du droit
Ligne d’argumentation : Des prisonniers de tout acabit libérés : prouesse de la justice pour les uns, faiblesse de la réconciliation pour les autres. Notre ligne d’argumentation dévoilera ceci : la justice libère alors que la réconciliation enchaîne ; la première est une opération de marque « scientifique », et la seconde une action politique fortement marquée masquée qui rappelle le repas des sorciers.

Propos liminaires
Des prisonniers de tout acabit libérés : prouesse de la justice pour les uns, faiblesse de la réconciliation pour les autres ! Ces deux hypothèses constituent des béquilles suffisamment solides pour disserter sur la facilité de juger et la difficulté de réconcilier.

I- La justice libère

Juger, c’est soumettre au principe un cas particulier. Toutefois, il peut arriver que les principes n’existent pas, qu’ils soient mal connus, qu’ils soient en cours de production ou en cause à l’assemblée (nationale). Face à ces hypothèses, le cas particulier devient pièce à imagination et création dans la langue du droit du juge rationnel dont le génie protecteur cesse, dans les termes de Cesare Beccaria (Des délits et des peines, traduction Chevallier, Maurice, Paris, Flammarion Le monde, 2010, p.72.) d’être la science du droit.
Selon Beccaria : « Là où les lois sont claires et précises, l’office du juge ne consiste qu’à préciser les faits. Si la recherche des preuves d’un délit exige de l’habileté et de l’adresse, si, pour présenter le résultat de ces recherches, il faut de la clarté et de la précision, il suffit pour juger d’après ce résultat, d’un simple et ordinaire bon sens, moins trompeur que le savoir d’un juge habitué à chercher à toute force des coupables et qui ramène tout à un système factice emprunté à ses études. Heureuse la nation où les lois ne seraient pas une science ! ».

Cette ultime attente s’entend de la nécessité de connaître des cas certes concurremment aux lois, mais aussi indépendamment des lois qui n’existent pas toujours là où elles sont attendues. Il s’ensuit que le juge, face à des expériences non couvertes par les principes et lois en vigueur, n’a pas à abandonner son office. Face à ces expériences incommensurables, le juge pourrait-il se garder de connaître du cas tout en faisant croire que l’instruction suit son cours ?

Cette interrogation pourrait trouver sa réponse dans les termes bien choisis de l’académicien Emile Faguet plaidant, en contexte français de la première moitié du XXème siècle, pour une magistrature forte, indépendante et austère dans son ouvrage …Et l’horreur des responsabilités (Suite au Culte de l’Incompétence), (Paris, Bernard Grasset, 1914, p.196) :
« …la magistrature serait excellente si elle voulait l’être. Il lui suffirait d’avoir, mais collectivement, mais tout entière ou presque tout entière, le sentiment de sa responsabilité, qui est immense, le sentiment qu’elle n’est rien de moins que la clef de voûte d’un pays libre ; que le citoyen ne sera libre, c’est-à-dire utile, que s’il sent que son bon droit sera reconnu et sera soutenu contre le pouvoir central par un pouvoir parfaitement indépendant et impartial. Une magistrature qui serait pénétrée de cette idée s’assurerait son indépendance en la prenant, en l’affirmant, en l’exerçant. Quelque avide que puisse être le gouvernement de toute autorité et de toute omnipotence, il ne pourrait pas « épurer » la magistrature tous les six mois et il faudrait bien qu’il subît une magistrature indépendante, impartiale et austère. Les bonnes institutions sont une chose excellente ; mais on rend bonnes, dans la pratique, même les mauvaises par la manière dont on en use ».

De ces propos bien à propos en contexte ivoirien, l’on peut reteir, par ailleurs, que rendre jugement qui n’est pas forcément rendre justice, est si aisé que le justiciable reste celui qui est censé ne pas ignorer les lois qu’il ignore bien pourtant. Et, bien avisé celui qui peut dire combien de compilations de lois et de procédures sont aujourd’hui tombées en quasi-désuétude parce que ne trouvant guère de cas pour enclencher l’opération de subsomption !

II- La réconciliation enchaîne

Alors que la justice (l’appareil judiciaire, la magistrature) n’a pas plus à trouver qu’à prouver ses marques de vérité et de crédibilité, le processus de réconciliation doit chercher et trouver ses prémisses et repères qui pourraient avoir des traits communs avec la pensée dibienne (Dibi Augustin, L’Afrique et son autre : la différence libérée, Abidjan, Strateca diffusion, 1994, pp. 74-75), de la quête de l’Universel, piégée par le désaccord et le différent (différend) :
« Deux personnes qui ne s’entendent pas et qui ne peuvent pas se supporter une seule seconde d’être assises à la même table, n’ont-elles pas secrètement quelque chose qui les relie, le point précisément de leur désaccord ? Que, dans un sursaut, une des personnes décide d’oublier ce point de désaccord, alors l’autre, si elle ne fait pas la même opération, tournera indéfiniment sur elle-même et commencera par s’ennuyer, parce qu’elle n’a plus en face de soi quelqu’un à qui s’opposer, et qu’il lui faudra désormais dans son entêtement supporter le poids de l’indifférence jusqu’au dégoût d’elle-même ! La différence est ainsi essentiellement un acte : celui de se différencier, et de se différencier précisément à partir d’une unité que l’on ne saurait renier sous peine de s’éteindre dans la rigidité sans vitalité d’un contenu extérieur ».

Le sens de l’accord, par extension, de la réconciliation, est de se retrouver soi-même. Pareille approche de la réconciliation, au-delà de sa tonalité hégélienne, permet de traiter de l’altérité en tant que rencontre attendue et souhaitée de l’autre, de l’étranger, de la différence qui y trouvera de quoi se libérer au sens de retrouver la liberté (objective). Cette différence là ne fait pas trembler de peur, mais au contraire, est moment sublime de célébration de la valeur supérieure de l’homme. Sous le signe de l’unité retrouvée, ce processus ainsi décrit comme celui de la réconciliation fait pièce, cependant, avec la souffrance de l’accouchement conceptuel. C’est dire que la condition de possibilité (kantienne) de la joie d’être réconciliés (souvenons de ce que dit Dibi Augustin des ‘’ deux personnes qui ne s’entendent pas et qui ne peuvent pas se supporter une seule seconde d’être assises à la même table ‘’ !) appartient entièrement à l’ordre de l’épreuve des chaînes. La réconciliation peut bénéficier de toutes les dérogations rectificatrices qui vont jusque aux coups de pouces des juges, mais en tant qu’épreuve des chaînes et des enchainements conceptuels pour asseoir et fonder en raison sa crédibilité, elle ne peut faire l’économie de ces supra-valeurs superbement étudiées par André Lalande (La raison et les normes, Paris, Hachette, 1948, pp.193-194) :
« Si cela est vrai, nous n’avons pas de peine à comprendre la sympathie, l’enthousiasme que provoquent le sacrifice, l’héroïsme, même inutile, le dévouement, même mal compris. C’est qu’ils se lancent les yeux fermés dans le sens opposé à celui de l’égocentrisme, qu’ils témoignent d’un absolu mépris pour la tendance à se nourrir de la substance des autres, à tâcher toujours d’ajouter quelque chose de plus à ses possessions et à son pouvoir individuel. Ils sont une manifestation éclatante de cet effort pour renoncer à tout ramener à soi, dont les petites règles morales de la vie courante quelque respectables qu’elles soient, ne sont que la menue monnaie. On le voit, il en est de même des valeurs supra-normales du bien que de l’invention scientifique, qui par un acte de foi, saute hardiment à l’intelligibilité à laquelle elle croit, malgré toutes les diversités inexplicables que l’expérience nous impose. (…) Les valeurs supra-normales ne sont que des réactions intenses et exceptionnelles en face des réalités hostiles, inhumaines, contre lesquelles les normes courantes de la justice, de l’art, de la science nous apprennent à nous défendre avec patience et avec méthode dans le détail de la vie quotidienne ».

Le détail de la vie quotidienne mérite attention et interprétation cohérente et conséquente, surtout lorsque ce qui ne relève pas du détail insidieusement le devient : tuer, emprisonner, libérer, (re)tuer, (re)-emprisonner, (re) libérer, etc.

Pour conclure

La formule ‘’la justice libère alors que la réconciliation enchaîne’’ pourrait faire corps avec le repas des sorciers décrit par Yacouba Konaté (« Fondations de l’Etat ivoirien » in Eléments pour une théorie de la nation, Paris, Seuil, 1985, p.177). « La vie y dérive du corps de l’autre, mais cette dérivation, fait remarquer Konaté, introduit des mécanismes qui s’écartent de l’unité du corps du sacrifice, le fragmentent puis le vident de sa substance ». Sont-ce des mécanismes similaires qui sont à l’œuvre dans les processus visés ? Faisons l’hypothèse qu’il n’en est rien !

M. Yao-Edmond K., Maître de conférences
Philosophie politique et sociale / Philosophie du droit
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