L’expérimentation des vingt années du multipartisme a été sans succès aux yeux de la Convention de la société civile en Côte d’Ivoire (Csci). À cet effet, elle tient, depuis hier et ce jusqu’à demain, un colloque national à la Rotonde de l’Assemblée nationale au Plateau pour faire le bilan démocratique des deux décennies du multipartisme. La cérémonie d’ouverture de ce colloque s’est tenue en présence du président de cette institution, Mamadou Koulibaly, et des représentants des partis politiques. «Bilan, enjeux et perspectives de la démocratie en Côte d’Ivoire après vingt ans de multipartisme». Tel est le thème qui sera débattu par les panélistes pendant les trois jours avec la collaboration de National democratic institut (Ndi) et Friendrich Ebert Stiftung. Nous vous proposerons la communication du président du Parlement qui a porté sur la « Responsabilité de la classe politique devant l’opinion publique».
I/ Introduction
"La responsabilité de chacun implique deux actes : vouloir savoir et oser dire."
Abbé Pierre (Servir)
Une opinion est un jugement personnel que l’on donne sur un fait ou sur une personne. L’opinion publique est donc le jugement que porte une population sur des personnes, des situations ou des faits à un moment donné. Les sujets concernés peuvent être particuliers ou généraux. L’opinion publique n’est donc ni l’opinion des personnes publiques (hommes politiques, stars du showbiz et autres), ni l’opinion du secteur public d’un pays que l’on opposerait au secteur privé. L’opinion publique, par définition donc, sera constituée de préjugés, de croyances, de rumeurs, de ragots mais aussi de valeurs et de convictions.
Retenons que l’opinion publique est l’ensemble des opinions privées qui jugent les affaires publiques. Elle est hétérogène. Elle n’est pas unanime. Elle est cacophonique avec ses contradictions et ses intérêts partisans. C’est cette multitude qui garantit l’indépendance de l’opinion publique vis-à-vis des forces politiques et sociales qui ont la prétention de la faire, de la contrôler ou de l’influencer. L’opinion publique doit se réfugier dans les circuits de la propagande quand un autocrate essaie d’imposer son seul point de vue au nom de tous, phagocytant ainsi la pensée du groupe. Ce contexte conduit généralement l’opinion publique à la clandestinité, à la contestation, voire à la violence. Les médias et certaines personnes ou institutions qualifiées de leader d’opinions tentent également d’influencer la formation de l’opinion publique en manipulant ses forces et ses faiblesses dans l’accomplissement de leurs ambitions.
La classe politique, quant à elle, est constituée de personnes qui consacrent tout ou partie de leur temps à l’activité politique. Il s’agit de véritables entrepreneurs politiques qui investissent du temps, des ressources financières et humaines pour produire des politiques publiques censées répondre à la demande de changement social. Ces personnes s’organisent en parti politique en vue d’accéder à la gestion de l’Etat et d’employer les attributs de la puissance publique, instrument pour défendre et promouvoir les intérêts collectifs. L’Etat n’est pas l’entièreté de la société, il n’est qu’une institution parmi d’autres, même si sa valence est relativement plus forte que celle des autres parmi lesquelles figurent la famille, l’entreprise, l’association, le groupement religieux, qui sont eux aussi des lieux de libre expression et de libre production de certains biens et services en concurrence ou en entente avec l’Etat. Cependant, l’Etat a le monopole de la force publique. Les différentes autres institutions, constituant la société civile, forgent, elles aussi, l’opinion publique. Leur degré de liberté permet de mesurer le degré de démocratie et de civilisation des Etats, des pays et des peuples.
Dans les démocraties avancées, la meilleure répartition des pouvoirs entre l’Etat et les autres institutions suit le principe de subsidiarité selon lequel les sociétaires octroient volontairement à l’Etat une part de leur indépendance. En effet, dans un processus de démocratisation ce n’est pas à l’Etat de céder des parts de liberté aux populations. Il y a cependant quelques exceptions à cette règle dans le cas notamment des régimes autocratiques dans lesquels l’Etat s’est octroyé la totalité des libertés et traite les populations comme des serfs irresponsables. Lorsque ces régimes s’engagent dans un processus démocratique, le transfert des libertés se fait bien de l’Etat vers les populations. L’exclusion de la force, la garantie des libertés et de la concurrence libre sont le véritable terreau de la prospérité. Le rôle de l’Etat, dans un contexte libéral, se limite à déterminer le cadre institutionnel le plus propice à l’exercice et à la sauvegarde des libertés de chaque citoyen.
La classe politique est constituée de l’ensemble des hommes et des femmes qui se lancent dans l’entreprise politique en vue de la conquête du pouvoir d’Etat. Plus il y a de collusion entre eux, moins l’Etat est bien géré. Seule la libre concurrence peut conduire à la prospérité. Chaque parti politique doit définir un projet de société qui sera financé par des fonds publics donc par un effort général des populations. Ce programme de gouvernement devra répondre aux attentes et aux rêves des populations. Un contrat fondamental existe donc entre la classe politique et les populations. Ces dernières consentent des sacrifices pour mettre en place et faire fonctionner leur Etat. Elles acceptent la libre concurrence au sein de la classe politique pour attribuer la gestion de l’Etat aux meilleurs entrepreneurs politiques. Cette confiance et ces sacrifices exigent, qu’en retour, la classe politique rende des comptes devant l’opinion.
La responsabilité est le devoir de répondre de ses actes en toutes circonstances et quelles que soient les conséquences. La responsabilité est le corollaire de la liberté et elle exige de prendre des risques mesurés. Avoir des responsabilités, être responsabilisé implique que d’autres aient confiance en vous et vous respectent. La responsabilité se décline sous plusieurs formes. On parle souvent de responsabilité politique lorsque les hommes politiques se comportent avec honneur et s’imposent l’obligation de quitter leurs fonctions lorsque ceux qui les ont mandatés perdent confiance en eux et ne les respectent plus. La responsabilité pénale, elle, impose l’obligation de répondre des infractions commises et de subir les peines prévues par les textes qui les répriment. La responsabilité civile fait, elle, obligation de réparer les dommages causés à autrui. La responsabilité sous toutes ses formes fait obligation de rendre compte à l’autorité qui nous investit. Le responsable est donc comptable devant un souverain.
La question qui sera traitée au cours de cette conférence est celle de savoir quelle responsabilité la classe politique a devant l’opinion publique ? Cette question en entraîne plusieurs autres telles que : comment se présente la responsabilité des hommes et des femmes politiques devant l’opinion publique ? La classe politique est-elle responsable devant l’opinion publique ? Ces questions nous renvoient à celle de la responsabilité en général de la classe politique. Le fond est complexe, mais nous l’aborderons sous deux aspects. D’abord, nous analyserons l’idée que la classe politique se fait de sa responsabilité vis-à-vis de l’opinion publique, ensuite nous aborderons la vision que l’opinion publique a de la responsabilité de la classe politique. Dans la première analyse, le souverain devant lequel la classe politique rend compte est sa propre conscience et dans ce cas la responsabilité est morale. Dans la seconde approche, le souverain est extérieur et se présente sous la forme de groupes sociaux. La responsabilité est soit politique, soit délictuelle, civile, administrative ou environnementale.
Selon les leçons que nous tirerons de ces deux démarches, nous aborderons la question de savoir « que faire ?» Qui nous conduira à la problématique de l’éducation à la responsabilité tant de la classe politique que de l’opinion publique elle-même.
II) La responsabilité morale de la classe politique
"L`homme qui se croit déterminé se masque sa responsabilité."
Jean-Paul Sartre (l`Etre et le Néant)
Le souverain devant lequel la classe politique doit rendre compte est la conscience des entrepreneurs politiques. Une question philosophique se présente alors automatiquement : peut-on dire d’une classe politique qu’elle est responsable si, a priori, nous n’admettons pas qu’elle soit libre ? Autrement dit, la responsabilité peut-elle exister sans liberté ?
Que ce soit pour E. Kant, F. Hegel, F. Nietzsche, F. Hayek ou K. Popper, la réponse est invariable : il n’y a pas de responsabilité morale pour qui n’est pas libre. La classe politique pour être moralement responsable doit être libre. Dès lors, pourrait-on comprendre le constat affligeant de la responsabilité de la classe politique ivoirienne ? Le manque de liberté pourrait-il expliquer son irresponsabilité morale ?
Depuis l’introduction du multipartisme, la classe politique ivoirienne a été incapable du bond qualitatif qui lui aurait permis de s’insérer dans un modèle démocratique. Le multipartisme sans démocratie a ouvert la porte à une quasi-anarchie. La classe politique née de cette période s’apparente à un conglomérat de chasseurs de rente, chaque groupe revendiquant égoïstement le partage du gâteau, usant de tout moyen pour être servi au mieux. Aucun sens des responsabilités ne se dégage face aux populations et le pays reste enserré dans un modèle de politique purement politicienne à savoir une politique tournée vers l’assouvissement d’intérêts égoïstes particuliers et clairement à l’opposé du bien être collectif. Le modèle de la politique du ventre, dans un Etat patrimonial hérité de la période du parti unique, marque encore les esprits et les pratiques. Être responsable ne serait-ce pas, avant tout, servir ceux qui vous donnent des responsabilités ?
La démocratie suppose la liberté responsable de chaque citoyen. Cette liberté est fondée sur la propriété privée des moyens de production. La responsabilité de la classe politique est d’assumer la production de biens et de services publics en conformité avec les besoins des populations et au profit de celles-ci. Mais, cette classe politique a plutôt conduit à l’instabilité chronique avec sa litanie de maux : crises à répétition, coups d’Etat, rebellions armées, défaillance voire faillite de l’Etat, violence politique, corruption, trafic d’influences et perte de contrôle sur une partie du territoire national au profit de flibustiers d’un autre âge.
Au niveau national, lorsque la classe politique ivoirienne se présente comme le porte voix, le représentant de tribus, d’ethnies, de régions, de religions, peut-on dire qu’elle est responsable devant l’opinion publique ? Non. Le fait de ne pas maîtriser la règle du jeu du pouvoir et la totalité de l’environnement décisionnel rend cette classe politique irresponsable moralement. Ces femmes ou ces hommes politiques ne sont pas libres parce que prisonniers de déterminations tribale ou religieuse. Ils ne peuvent donc pas être moralement responsables. Mais cette absence de responsabilité morale ne les absout pas des autres formes de responsabilité déjà évoquées.
Au niveau international, lorsque la classe politique ivoirienne, voire africaine, considère qu’elle a des comptes à rendre au Fonds monétaire international (Fmi), à la Banque mondiale ou à l’Union européenne, alors qu’elle ne rend jamais compte à ses populations, peut-on penser qu’elle soit moralement responsable ? Non. Sa volonté est séquestrée par la peur des sanctions internationales et par la crainte d’une hypothétique réduction de l’aide publique au développement. La communauté internationale est invoquée comme si elle était le souverain qui détermine la relation entre les peuples africains et leur Etat. Les bailleurs de fonds seraient donc les plus aptes à dire à la classe politique ce qui est bien pour le peuple et ce qui est mauvais pour lui. L’infantilisation est telle que les Etats africains ne connaissent plus, eux-mêmes, les voies propices à ceux qu’ils prétendent gouverner. La conséquence est que la classe politique africaine n’est pas moralement responsable devant l’opinion publique africaine. Le souverain est soit l’ancienne puissance coloniale, soit les bailleurs de fonds publics multilatéraux quand ce n’est pas le tribalisme ou le fanatisme religieux.
Il arrive très souvent, qu’une combinaison de plusieurs de ces souverains nous gouverne et dicte notre conduite. Par exemple, à la suite d’un concours d’entrée à l’Ecole de police d’Abidjan, dix des 1.358 admis, sont du même village que le chef de cabinet du ministre de l’Intérieur. Comment expliquer qu’aucun candidat, par le hasard du concours, n’ait été admis dans la sous préfecture de Saïoua alors que le village de Digbam enregistre à lui seul dix réussites ? Cette histoire a été relatée par les populations des villages dont les candidats ont échoué. On peut certes s’interroger sur la véracité des propos mais quoiqu’il en soit, le climat de suspicion devrait être l’occasion d’ouvrir une enquête parlementaire pour tirer au clair le trafic d`influence et la corruption qui entourent les concours d`entrée dans les grandes écoles de la police, de la gendarmerie et de l`administration. J`y suis favorable et j`invite les groupes parlementaires à s`y investir.
Cet exemple n’est-il pas la manifestation d’un système corrompu qui tolère qu’un fonctionnaire ivoirien travestisse le concours de l’Ecole nationale de police en un exercice de recrutement des jeunes de sa tribu ? A Saïoua même, cet homme a-t-il consulté les populations pour savoir si elles adhèrent à ce système mafieux ou si elles aspirent à un modèle libéral et juste ? Le tribalisme se marie très bien avec la corruption du système politique. La prison ici n’est pas constituée de barreaux de fer et de murs en béton comme à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca). La prison ici est la privation de liberté auto imposée devant les souverains que sont le tribalisme et la corruption.
La prison, c’est également le rôle que la classe politique se donne de jouer en tant que représentante et protectrice des intérêts de la soi-disant communauté internationale, alors qu’elle n’affiche que mépris à l’égard des populations auprès desquelles elle est pourtant comptable. Notre classe politique n’est pas libre et semble se complaire dans ce statut de victime en jouant, elle-même, le rôle de geôlier des prisons qui ont pour nom : le tribalisme, la servitude internationale, la pauvreté, la misère, les déficits budgétaires, le gaspillage de fonds dans les éléphants blancs, la guerre, la rébellion contre les valeurs. Si la démonstration est faite que la classe politique n’est pas libre et qu’elle n’est pas responsable moralement, alors comme Gérard de Nerval, concluons que « le geôlier est une autre sorte de captif. »
Avant d’aborder la question de la responsabilité sociale, il parait utile qu’en tant que représentants de l’opinion publique, vous évaluez, vous-mêmes, la question de votre responsabilité. Pourquoi des personnes animées par la soumission à des souverains autres que le peuple de Côte d’Ivoire, enfermées dans des prisons qui annihilent toute possibilité de contribution positive à l’ensemble de la société, et incapables d’assumer leurs responsabilités, devraient-elles être habilitées à gérer la part de liberté et d’indépendance que d’autres mettent à la disposition de l’Etat pour résoudre des problèmes communs ?
L’opinion publique n’a-t-elle pas une part de responsabilité dans les résultats médiocres de la classe politique ? En abdiquant son droit de contestation et de contrôle sur des personnes incapables d’assumer leur responsabilité et de décider dans le sens du bien collectif, l’opinion publique n’aurait-elle pas une part de responsabilité à assumer ? Cette indifférence ne serait-elle pas un déni de responsabilité ?
Le collectif des citoyens est-il complice ou peut-il amener les prisonniers volontaires à sortir de leurs prisons pour assumer leurs responsabilités ? Nous sommes dans une société à irresponsabilités illimitées. Comment en sortir ?
La responsabilité sociale de la classe politique nous donne-t-elle des réponses à ces questions ?
III) La responsabilité sociale de la classe politique
"Ministre. Personne qui agit avec un grand pouvoir et une faible responsabilité."
Ambrose Bierce. (Le dictionnaire du Diable)
Répondre de ses actes devant l’opinion publique, c’est aussi, être obligé de quitter sa fonction lorsque le souverain qui vous mandate ne vous fait plus confiance. Le formuler ainsi définit clairement la nature de l’autorité devant laquelle l’on est responsable.
La responsabilité sociale est extérieure à l’homme ou à la femme politique. Elle n’est pas de la même nature que la responsabilité morale qui, elle, nous est intrinsèque. La responsabilité sociale se présente soit sous la forme de responsabilité politique, soit sous la forme de responsabilité civile ou pénale. La responsabilité politique sans responsabilité morale nous renvoie au cœur du débat sur les systèmes politiques africains. Qui est le souverain ? Le peuple ou le président de la République ? Le peuple ou le chef de l’Etat ? Le peuple ou l’Etat ? Les individus ou le peuple ?
Le Président, en théorie, rend compte au peuple au moment des renouvellements de mandat et délègue une partie de ses pouvoirs à des ministres qui sont responsables devant lui. Notons que personne n’est responsable devant le Parlement dont le rôle est quasiment réduit à néant dans les régimes présidentiels africains. En effet, tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un exécutif envahissant. L’on attend des chambres parlementaires qu’elles demeurent des exécutantes béni-oui-oui alors, qu’hypocritement, les Constitutions africaines les placent au cœur décisionnel du pouvoir et prescrivent, dans la plupart des cas, leurs votes impératifs. Ces types de régimes politiques permettent aux élites africaines de gouverner leurs états inefficacement et sans aucun contre-pouvoir.
La responsabilité politique dépend du type de régime et du mode de scrutin, les choix institutionnels ne sont donc pas anodins. Les régimes présidentiels africains sont, jusqu’à présent, incapables d’assumer leurs responsabilités devant les peuples et devant l’histoire. Le règne de ces régimes est une longue histoire d’occasions manquées avec les peuples, l’histoire, le développement et la démocratie. Après le long règne des partis uniques et les transitions démocratiques qui se sont pérennisées, les classes politiques africaines sont toujours dans ce que J. F. Bayard appelait, à l`époque, la politique du ventre. On observe une résurgence des coups d’Etat militaire ou constitutionnel et une prolifération de régimes autocratiques et corrompus légitimant et crédibilisant la solution militaire (…)
Durant les périodes électorales, la classe politique affiche des programmes et projets d’avenirs radieux pour les peuples. Ces belles promesses restent pourtant vaines à l’épreuve du pouvoir et les timides espoirs suscités laissent place à l’amertume, la désillusion et la résignation devant la médiocrité qui s’installe. Tous les indices de performances économiques, de succès politiques, de développement social, attestent de la défaillance des Etats. Les pays africains restent les plus médiocres dans tous les classements économiques et sociaux, ce qui prouve ostensiblement l’échec de leurs gouvernants. On entend souvent des analystes rejetant la responsabilité de l’échec sur les peuples africains qui seraient soi-disant paresseux. Leur indolence, leur incompétence et autres tares congénitales seraient responsables de la pauvreté et de la misère du continent. Il ne faut pourtant pas inverser les rôles. Les victimes sont bel et bien les populations et les Etats les véritables prédateurs. L’échec de l’Afrique est avant tout celui de sa classe politique et cela des pharaons d’Egypte jusqu’aux gouvernants d’aujourd’hui sans qu`aucune génération n`ait eu à rendre compte à qui que ce soit.
L’exemple caractéristique de ce type d’échec est l’Accord politique de Ouagadougou connu sous l’appellation de Apo. Inscrit initialement dans un chronogramme de dix mois et présenté comme la clé du dénouement de la crise ivoirienne, l’Apo, après trois années de tractations, est hélas une succession d’impasses habitées par l’amertume, le doute et l’inertie. Selon le député William Atteby, le processus de sortie de crise, évalué il y a six mois, en excluant le montant des armes, aurait coûté un peu plus de 600 milliards de Fcfa sans donner aucun résultat. Nos élections excéderaient ainsi le coût des élections d`une grande puissance comme le Canada (300 millions de dollars US). Hormis quelques cérémonies de destructions factices d’armes et de disparition théorique de la zone de confiance, le reste de l’accord s’est soldé par un fiasco complet. L’identification de la population a conduit la Côte d’Ivoire au bord de la guerre civile et nous n’avons toujours pas, trois ans après, de listes électorales alors que le ministre Tagro Désiré n’a eu de cesse de claironner que tout se passait bien et que tous les modes opératoires adoptés allaient nous conduire assurément à la paix. En guise de réussite, force est de constater que le processus électoral est totalement enlisé malgré la dissolution de la Commission électorale indépendante et son remplacement par d’autres cadres des partis politiques. Jugez-en vous-mêmes :
Le Centre de commandement intégré (Cci) reste une troisième armée totalement fictive à coté des Fds et des Fafn. Le Code de bonne conduite signé à grand bruit par la classe politique ivoirienne est oublié dans le mausolée de l`Apo ou sa dépouille à rejoint celle du Service civique et celle de la restauration de l`autorité de l`Etat. Le désarmement n’a pas eu lieu et demeure un sujet de controverses entre les signataires. Pour le ministre Tagro, après avoir accepté l’idée d’un désarmement par défaut, puis d’un désarmement après les élections, il est question aujourd’hui de fondre totalement le problème par des circonvolutions verbales stériles : faire la promotion de l’idée selon laquelle la date des élections serait connue et serait située juste deux mois après le désarmement. Pour Soro et Bakayoko, les autres signataires, la date du désarmement est connue, elle est juste deux mois avant celle des élections. Fixez, Messieurs, disent les rebelles, la date des élections et nous vous donnerons la date du désarmement, juste deux mois avant votre date. En clair, on ne connaît, ni la date des élections, ni celle d’un hypothétique désarmement mais ce qui est certain c’est qu’il faut user de tous moyens pour distraire le peuple, seul point qui fasse l’unanimité.
La réunification du pays n’a pas eu lieu. Le redéploiement de l’administration n’est pas achevé. L’unicité des caisses se trouve aux archives du dialogue direct. Les zones occupées, désignées de façon pudique zone Cno, demeurent pillées par des bandes armées. Après trois ans d’Apo et une multitude de deniers publics gaspillés dans des voyages entre Abidjan-Ouaga, Abidjan-Paris, Abidjan-New York, la pauvreté s’est accrue, la fuite des capitaux s’est accélérée, le chômage a augmenté, les infrastructures n’ont pas été entretenues et la fracture sociale s’est creusée. L’Apo s’est embourbé dans ses contradictions congénitales. La responsabilité du ministre Tagro est engagée car c’est lui qui a négocié, discuté, approuvé et conseillé l’Apo. L’échec patent de cet accord devrait amener le ministre Tagro à en tirer les conséquences et démissionner. Un homme politique responsable démissionnerait.
Le président de la République devrait désigner une nouvelle équipe pour engager un véritable processus de sortie de crise. Le temps qui passe joue contre lui et contre la paix. Les populations semblent accepter fatalement l’interminable statut- quo issu de l’Apo. Il est temps de briser la spirale qui nous maintient dans cette trappe à rébellion. Le passage du temps est d’autant plus néfaste que trop d’intérêts se cristallisent autour de l’économie de guerre et de la faillite de l’Etat. La sortie de crise en sera d’autant plus difficile.
Dans un contexte d’échec aussi flagrant, il est peu probable que les responsables endossent leurs responsabilités. Pourtant, même si nous n’avons pas de compte à rendre à nos consciences, nous en avons vis-à-vis de la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui et celle de demain ; du moins en théorie. Comment faire pour passer de la théorie à la pratique ? L’éducation à la responsabilité peut-elle y faire quelque chose ?
IV) Une nécessaire éducation à la responsabilité
"Nous ne pouvons pas à la fois vivre dans la crainte de perdre notre emploi et être capable d`assumer la responsabilité de notre tâche."
Peter Drucker
En Afrique, on a coutume d’entendre des opinions telles que : « Ça va aller » « Ce n’est pas ma faute » « Et si je ne l’ai pas fait, ça fait quoi » « A chacun son tour de gaspillage » « Il nous faut un gouvernement géopolitique » « Il faut que un des nôtres devienne aussi DG ou Président ou ministre ». Ces petites phrases répétitives encrent insidieusement la médiocrité et l’irresponsabilité dans l’éducation des élites et des peuples. Personne n’est responsable de rien et tout le monde est responsable de tout. Nous devons avoir le courage de renoncer à la fuite face aux responsabilités. Nous devons même les prendre au plus vite. La fin de la spirale de Ouaga doit être annoncée officiellement avec les regrets qui se doivent. Nous avons trois ans de retard et une nouvelle stratégie doit être adoptée pour en finir avec ce vaudeville.
La priorité doit être désormais la liste électorale, les autres réponses en découleront. Il faut cesser la fuite en avant. Les listes blanche et grise doivent fusionner sans condition pour dégager une liste unique. Toutes les personnes figurant sur cette nouvelle liste doivent être considérées automatiquement et définitivement comme des Ivoiriens et la Cei doit leur remettre leur carte d’identité et leur carte d’électeur. C’est le résultat de l’Apo, la part d’héritage que nous devons assumer.
Il ne s’agit pas chambouler d’un revers de main le Code de la nationalité ivoirienne. Notre propos ici se limite à l’analyse de la liste électorale. Nous sommes confrontés à un problème inextricable : une frange d’inscrits est dans l’impossibilité de prouver sa nationalité ivoirienne. L’adage ne dit-il pas qu’à l’impossible nul n’est tenu ? Sans revoir le cadre juridique de la nationalité en général, dans le cas présent, deux chemins s’ouvrent à nous : le rejet ou l’intégration. En cas de doute, les fondements du droit nous incitent à interpréter dans le sens le plus favorable au demandeur. L’exclusion est le terreau de la haine. Les tergiversations risquent de durer des mois voire des années si le problème n’est pas tranché énergiquement de manière responsable. Au-delà des aspects juridiques, le problème est humain et repose sur l’altruisme et la compréhension. Il ne s’agit pas d’accepter comme Ivoiriens tous les étrangers présents sur le sol ivoirien. Il s’agit de régler le sort de toutes ces personnes qui sont sur la liste électorale et qui sont soupçonnées de fraude. Un doute subsiste mais nulle certitude n’a pu être établie quant à leur statut de fraudeur. Ce doute pourrait-il justifier à lui seul le blocage du processus électoral en Côte d’Ivoire ? Est-ce une attitude responsable de la part des décideurs de condamner tout un pays à l’inertie politique ?
Chacun des membres de la classe politique a son parti pris sur le sujet et chacun défend, en toute logique, les intérêts de son camp. Mais, n`est-il pas temps de construire la nation sur les valeurs et les sujets qui rassemblent plutôt que sur ceux qui divisent ? Depuis de longues années, des Ivoiriens se disent prêts à mourir pour la Côte d`Ivoire qu`ils aiment, chérissent et protègent de toute agression. Il y a aussi des personnes qui se disent prêtes à donner leur vie pour devenir Ivoiriennes parce qu`elles aiment la Côte d`Ivoire, qu`elles la chérissent et qu`elles veulent y vivre définitivement avec les Ivoiriens. Cette complicité affective n’exclue pas les points de divergence entre ces deux groupes. Les uns ne veulent pas brader la nationalité ivoirienne, les autres disent avoir un bout d’histoire en Côte d’Ivoire et pensent que le pays ne peut être réservé aux seuls Ivoiriens. Pourquoi cette peur de l’étranger ? Serait-il responsable des maux contagieux pour la nation ivoirienne ? Et de quels maux s`agit-il ?
Dans le processus de l`Apo, les signataires admettent implicitement que l`identification de la population doit être liée à une naturalisation à grande échelle de tous ceux qui peuvent se faire enrôler juste avec un extrait de naissance. Aujourd`hui, l`amour de la Côte d`Ivoire, qui est le meilleur dénominateur commun entre tous ceux qui se battent pour ce pays, devrait constituer le ferment de la naissance d’une nouvelle Côte d`Ivoire généreuse, accueillante et hospitalière. Approprions-nous cette pensée de Spinoza : « Tout homme que la raison conduit, désire pour les autres ce qu’il désire pour lui-même ».
Au-delà du contentieux sur la liste électorale, pour assumer nos responsabilités, nous devons audacieusement prononcer la disparition sans condition des forces rebelles qui devront soit rejoindre leurs emplois précédents la rébellion ou, si l’on s’en tient aux engagements pris dans l’Apo, être intégrés dans l’armée, la gendarmerie, l’administration. Ils bénéficieraient ainsi des droits attachés à leur poste mais seraient contraints de faire valoir au plus vite leur droit à la retraite, une armée pléthorique n`étant pas supportable par un petit pays pauvre très endetté.
Nous devons ensuite faire des élections après avoir modifié la Constitution pour la mettre en conformité avec l’accord de Pretoria et les ordonnances illégales que Désiré Tagro a fait prendre au président de la République. Cette révision de la Constitution pourrait nous permettre de basculer notre système politique du régime présidentiel au régime parlementaire avec des députés élus au scrutin majoritaire à un tour. Le leader du parti qui gagnera ces élections législatives sera le président de la République et il sera responsable devant son groupe parlementaire et devant le Parlement pour des mandats de cinq (5) ans. Le Parlement, lui-même, sera responsable devant le peuple de Côte d’Ivoire, au même titre que le Président.
Pour cela, Laurent Gbagbo doit changer l’équipe en charge de négocier la sortie de crise. L’équipe qui a piloté l’Apo a atteint ses limites.
L’éducation à la responsabilité se fera ainsi par l’exemple. La méthode ne sera plus de se détourner des problèmes ou de les repousser à plus tard, elle consistera à affronter chaque difficulté en recherchant les solutions optimales dans des délais impératifs avec une obligation de résultat.
Au-delà des exemples concrets, l’apprentissage de la responsabilité devra se poursuivre à l’école dans les programmes d’éducation civique et morale mais également à travers les programmes de télévision. Cette éducation nous permettra d’aborder des sujets tels que : la construction de notre Nation, l’amélioration de l’avenir de notre jeunesse, les déchets toxiques, les méfaits de la rébellion, les problèmes environnementaux. Nous réaliserons que la richesse première que nous possédons est l’Homme.
C’est ainsi que nous assumerons nos responsabilités vis-à-vis des générations futures. C’est ainsi que, par la démocratie et la libre propriété, nous cultiverons, chacun à notre niveau, notre bonheur privé qui participera au bonheur collectif. C’est ainsi que nous préparerons notre retraite et notre longévité. Pour cela, la classe politique n’aura besoin que d’audace.
V) Conclusion
Quiconque revendique la totale liberté entière et pleine, revendique la totale responsabilité entière et pleine.
Jean-Marie Adiaffi (La carte d`identité)
La responsabilité, contrepartie indissociable de la liberté, est souvent négligée dans les analyses. Nous devons pourtant aborder le sujet, même si son côté moralisateur et inquisiteur nous incite à la prudence et à l’humilité. Le sens de la responsabilité doit être enseigné et compris. La responsabilité individuelle doit être mieux promue en rapport avec la responsabilité collective. Le rôle des droits de la propriété, par exemple, doit être particulièrement vulgarisé pour que l’opinion publique comprenne mieux comment cette disposition est un puissant catalyseur capable de catapulter la responsabilité, la liberté et donc la prospérité.
Telle est, me semble t-il, le sens de la responsabilité de la classe politique devant l’opinion publique. Si nous continuons à accepter notre infantilisation et nos vieux démons comme souverains, nous ne prendrons jamais conscience de notre responsabilité. Si, par contre, nous prenons le parti de l’audace et de l’optimisme, nous serons libres et responsables. Le monde nous respectera et nous vivrons mieux en nous respectant nous-mêmes.
Terminons avec cet aphorisme de Friedrich Nietzsche extrait de son œuvre, « Le crépuscule des idoles » (1888) : « Le désillusionné parle : je cherchais des grands hommes, et je n`ai trouvé que des hommes singeant leur idéal. »
Merci de m’avoir donné l’occasion de vous entretenir sur ma perception de la responsabilité de la classe politique dont je fais partie sans fierté aucune. Ma conviction est faite qu’il nous faut en finir avec cette société à irresponsabilités illimitées.
Mamadou Koulibaly
Président de l’Assemblée nationale
I/ Introduction
"La responsabilité de chacun implique deux actes : vouloir savoir et oser dire."
Abbé Pierre (Servir)
Une opinion est un jugement personnel que l’on donne sur un fait ou sur une personne. L’opinion publique est donc le jugement que porte une population sur des personnes, des situations ou des faits à un moment donné. Les sujets concernés peuvent être particuliers ou généraux. L’opinion publique n’est donc ni l’opinion des personnes publiques (hommes politiques, stars du showbiz et autres), ni l’opinion du secteur public d’un pays que l’on opposerait au secteur privé. L’opinion publique, par définition donc, sera constituée de préjugés, de croyances, de rumeurs, de ragots mais aussi de valeurs et de convictions.
Retenons que l’opinion publique est l’ensemble des opinions privées qui jugent les affaires publiques. Elle est hétérogène. Elle n’est pas unanime. Elle est cacophonique avec ses contradictions et ses intérêts partisans. C’est cette multitude qui garantit l’indépendance de l’opinion publique vis-à-vis des forces politiques et sociales qui ont la prétention de la faire, de la contrôler ou de l’influencer. L’opinion publique doit se réfugier dans les circuits de la propagande quand un autocrate essaie d’imposer son seul point de vue au nom de tous, phagocytant ainsi la pensée du groupe. Ce contexte conduit généralement l’opinion publique à la clandestinité, à la contestation, voire à la violence. Les médias et certaines personnes ou institutions qualifiées de leader d’opinions tentent également d’influencer la formation de l’opinion publique en manipulant ses forces et ses faiblesses dans l’accomplissement de leurs ambitions.
La classe politique, quant à elle, est constituée de personnes qui consacrent tout ou partie de leur temps à l’activité politique. Il s’agit de véritables entrepreneurs politiques qui investissent du temps, des ressources financières et humaines pour produire des politiques publiques censées répondre à la demande de changement social. Ces personnes s’organisent en parti politique en vue d’accéder à la gestion de l’Etat et d’employer les attributs de la puissance publique, instrument pour défendre et promouvoir les intérêts collectifs. L’Etat n’est pas l’entièreté de la société, il n’est qu’une institution parmi d’autres, même si sa valence est relativement plus forte que celle des autres parmi lesquelles figurent la famille, l’entreprise, l’association, le groupement religieux, qui sont eux aussi des lieux de libre expression et de libre production de certains biens et services en concurrence ou en entente avec l’Etat. Cependant, l’Etat a le monopole de la force publique. Les différentes autres institutions, constituant la société civile, forgent, elles aussi, l’opinion publique. Leur degré de liberté permet de mesurer le degré de démocratie et de civilisation des Etats, des pays et des peuples.
Dans les démocraties avancées, la meilleure répartition des pouvoirs entre l’Etat et les autres institutions suit le principe de subsidiarité selon lequel les sociétaires octroient volontairement à l’Etat une part de leur indépendance. En effet, dans un processus de démocratisation ce n’est pas à l’Etat de céder des parts de liberté aux populations. Il y a cependant quelques exceptions à cette règle dans le cas notamment des régimes autocratiques dans lesquels l’Etat s’est octroyé la totalité des libertés et traite les populations comme des serfs irresponsables. Lorsque ces régimes s’engagent dans un processus démocratique, le transfert des libertés se fait bien de l’Etat vers les populations. L’exclusion de la force, la garantie des libertés et de la concurrence libre sont le véritable terreau de la prospérité. Le rôle de l’Etat, dans un contexte libéral, se limite à déterminer le cadre institutionnel le plus propice à l’exercice et à la sauvegarde des libertés de chaque citoyen.
La classe politique est constituée de l’ensemble des hommes et des femmes qui se lancent dans l’entreprise politique en vue de la conquête du pouvoir d’Etat. Plus il y a de collusion entre eux, moins l’Etat est bien géré. Seule la libre concurrence peut conduire à la prospérité. Chaque parti politique doit définir un projet de société qui sera financé par des fonds publics donc par un effort général des populations. Ce programme de gouvernement devra répondre aux attentes et aux rêves des populations. Un contrat fondamental existe donc entre la classe politique et les populations. Ces dernières consentent des sacrifices pour mettre en place et faire fonctionner leur Etat. Elles acceptent la libre concurrence au sein de la classe politique pour attribuer la gestion de l’Etat aux meilleurs entrepreneurs politiques. Cette confiance et ces sacrifices exigent, qu’en retour, la classe politique rende des comptes devant l’opinion.
La responsabilité est le devoir de répondre de ses actes en toutes circonstances et quelles que soient les conséquences. La responsabilité est le corollaire de la liberté et elle exige de prendre des risques mesurés. Avoir des responsabilités, être responsabilisé implique que d’autres aient confiance en vous et vous respectent. La responsabilité se décline sous plusieurs formes. On parle souvent de responsabilité politique lorsque les hommes politiques se comportent avec honneur et s’imposent l’obligation de quitter leurs fonctions lorsque ceux qui les ont mandatés perdent confiance en eux et ne les respectent plus. La responsabilité pénale, elle, impose l’obligation de répondre des infractions commises et de subir les peines prévues par les textes qui les répriment. La responsabilité civile fait, elle, obligation de réparer les dommages causés à autrui. La responsabilité sous toutes ses formes fait obligation de rendre compte à l’autorité qui nous investit. Le responsable est donc comptable devant un souverain.
La question qui sera traitée au cours de cette conférence est celle de savoir quelle responsabilité la classe politique a devant l’opinion publique ? Cette question en entraîne plusieurs autres telles que : comment se présente la responsabilité des hommes et des femmes politiques devant l’opinion publique ? La classe politique est-elle responsable devant l’opinion publique ? Ces questions nous renvoient à celle de la responsabilité en général de la classe politique. Le fond est complexe, mais nous l’aborderons sous deux aspects. D’abord, nous analyserons l’idée que la classe politique se fait de sa responsabilité vis-à-vis de l’opinion publique, ensuite nous aborderons la vision que l’opinion publique a de la responsabilité de la classe politique. Dans la première analyse, le souverain devant lequel la classe politique rend compte est sa propre conscience et dans ce cas la responsabilité est morale. Dans la seconde approche, le souverain est extérieur et se présente sous la forme de groupes sociaux. La responsabilité est soit politique, soit délictuelle, civile, administrative ou environnementale.
Selon les leçons que nous tirerons de ces deux démarches, nous aborderons la question de savoir « que faire ?» Qui nous conduira à la problématique de l’éducation à la responsabilité tant de la classe politique que de l’opinion publique elle-même.
II) La responsabilité morale de la classe politique
"L`homme qui se croit déterminé se masque sa responsabilité."
Jean-Paul Sartre (l`Etre et le Néant)
Le souverain devant lequel la classe politique doit rendre compte est la conscience des entrepreneurs politiques. Une question philosophique se présente alors automatiquement : peut-on dire d’une classe politique qu’elle est responsable si, a priori, nous n’admettons pas qu’elle soit libre ? Autrement dit, la responsabilité peut-elle exister sans liberté ?
Que ce soit pour E. Kant, F. Hegel, F. Nietzsche, F. Hayek ou K. Popper, la réponse est invariable : il n’y a pas de responsabilité morale pour qui n’est pas libre. La classe politique pour être moralement responsable doit être libre. Dès lors, pourrait-on comprendre le constat affligeant de la responsabilité de la classe politique ivoirienne ? Le manque de liberté pourrait-il expliquer son irresponsabilité morale ?
Depuis l’introduction du multipartisme, la classe politique ivoirienne a été incapable du bond qualitatif qui lui aurait permis de s’insérer dans un modèle démocratique. Le multipartisme sans démocratie a ouvert la porte à une quasi-anarchie. La classe politique née de cette période s’apparente à un conglomérat de chasseurs de rente, chaque groupe revendiquant égoïstement le partage du gâteau, usant de tout moyen pour être servi au mieux. Aucun sens des responsabilités ne se dégage face aux populations et le pays reste enserré dans un modèle de politique purement politicienne à savoir une politique tournée vers l’assouvissement d’intérêts égoïstes particuliers et clairement à l’opposé du bien être collectif. Le modèle de la politique du ventre, dans un Etat patrimonial hérité de la période du parti unique, marque encore les esprits et les pratiques. Être responsable ne serait-ce pas, avant tout, servir ceux qui vous donnent des responsabilités ?
La démocratie suppose la liberté responsable de chaque citoyen. Cette liberté est fondée sur la propriété privée des moyens de production. La responsabilité de la classe politique est d’assumer la production de biens et de services publics en conformité avec les besoins des populations et au profit de celles-ci. Mais, cette classe politique a plutôt conduit à l’instabilité chronique avec sa litanie de maux : crises à répétition, coups d’Etat, rebellions armées, défaillance voire faillite de l’Etat, violence politique, corruption, trafic d’influences et perte de contrôle sur une partie du territoire national au profit de flibustiers d’un autre âge.
Au niveau national, lorsque la classe politique ivoirienne se présente comme le porte voix, le représentant de tribus, d’ethnies, de régions, de religions, peut-on dire qu’elle est responsable devant l’opinion publique ? Non. Le fait de ne pas maîtriser la règle du jeu du pouvoir et la totalité de l’environnement décisionnel rend cette classe politique irresponsable moralement. Ces femmes ou ces hommes politiques ne sont pas libres parce que prisonniers de déterminations tribale ou religieuse. Ils ne peuvent donc pas être moralement responsables. Mais cette absence de responsabilité morale ne les absout pas des autres formes de responsabilité déjà évoquées.
Au niveau international, lorsque la classe politique ivoirienne, voire africaine, considère qu’elle a des comptes à rendre au Fonds monétaire international (Fmi), à la Banque mondiale ou à l’Union européenne, alors qu’elle ne rend jamais compte à ses populations, peut-on penser qu’elle soit moralement responsable ? Non. Sa volonté est séquestrée par la peur des sanctions internationales et par la crainte d’une hypothétique réduction de l’aide publique au développement. La communauté internationale est invoquée comme si elle était le souverain qui détermine la relation entre les peuples africains et leur Etat. Les bailleurs de fonds seraient donc les plus aptes à dire à la classe politique ce qui est bien pour le peuple et ce qui est mauvais pour lui. L’infantilisation est telle que les Etats africains ne connaissent plus, eux-mêmes, les voies propices à ceux qu’ils prétendent gouverner. La conséquence est que la classe politique africaine n’est pas moralement responsable devant l’opinion publique africaine. Le souverain est soit l’ancienne puissance coloniale, soit les bailleurs de fonds publics multilatéraux quand ce n’est pas le tribalisme ou le fanatisme religieux.
Il arrive très souvent, qu’une combinaison de plusieurs de ces souverains nous gouverne et dicte notre conduite. Par exemple, à la suite d’un concours d’entrée à l’Ecole de police d’Abidjan, dix des 1.358 admis, sont du même village que le chef de cabinet du ministre de l’Intérieur. Comment expliquer qu’aucun candidat, par le hasard du concours, n’ait été admis dans la sous préfecture de Saïoua alors que le village de Digbam enregistre à lui seul dix réussites ? Cette histoire a été relatée par les populations des villages dont les candidats ont échoué. On peut certes s’interroger sur la véracité des propos mais quoiqu’il en soit, le climat de suspicion devrait être l’occasion d’ouvrir une enquête parlementaire pour tirer au clair le trafic d`influence et la corruption qui entourent les concours d`entrée dans les grandes écoles de la police, de la gendarmerie et de l`administration. J`y suis favorable et j`invite les groupes parlementaires à s`y investir.
Cet exemple n’est-il pas la manifestation d’un système corrompu qui tolère qu’un fonctionnaire ivoirien travestisse le concours de l’Ecole nationale de police en un exercice de recrutement des jeunes de sa tribu ? A Saïoua même, cet homme a-t-il consulté les populations pour savoir si elles adhèrent à ce système mafieux ou si elles aspirent à un modèle libéral et juste ? Le tribalisme se marie très bien avec la corruption du système politique. La prison ici n’est pas constituée de barreaux de fer et de murs en béton comme à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca). La prison ici est la privation de liberté auto imposée devant les souverains que sont le tribalisme et la corruption.
La prison, c’est également le rôle que la classe politique se donne de jouer en tant que représentante et protectrice des intérêts de la soi-disant communauté internationale, alors qu’elle n’affiche que mépris à l’égard des populations auprès desquelles elle est pourtant comptable. Notre classe politique n’est pas libre et semble se complaire dans ce statut de victime en jouant, elle-même, le rôle de geôlier des prisons qui ont pour nom : le tribalisme, la servitude internationale, la pauvreté, la misère, les déficits budgétaires, le gaspillage de fonds dans les éléphants blancs, la guerre, la rébellion contre les valeurs. Si la démonstration est faite que la classe politique n’est pas libre et qu’elle n’est pas responsable moralement, alors comme Gérard de Nerval, concluons que « le geôlier est une autre sorte de captif. »
Avant d’aborder la question de la responsabilité sociale, il parait utile qu’en tant que représentants de l’opinion publique, vous évaluez, vous-mêmes, la question de votre responsabilité. Pourquoi des personnes animées par la soumission à des souverains autres que le peuple de Côte d’Ivoire, enfermées dans des prisons qui annihilent toute possibilité de contribution positive à l’ensemble de la société, et incapables d’assumer leurs responsabilités, devraient-elles être habilitées à gérer la part de liberté et d’indépendance que d’autres mettent à la disposition de l’Etat pour résoudre des problèmes communs ?
L’opinion publique n’a-t-elle pas une part de responsabilité dans les résultats médiocres de la classe politique ? En abdiquant son droit de contestation et de contrôle sur des personnes incapables d’assumer leur responsabilité et de décider dans le sens du bien collectif, l’opinion publique n’aurait-elle pas une part de responsabilité à assumer ? Cette indifférence ne serait-elle pas un déni de responsabilité ?
Le collectif des citoyens est-il complice ou peut-il amener les prisonniers volontaires à sortir de leurs prisons pour assumer leurs responsabilités ? Nous sommes dans une société à irresponsabilités illimitées. Comment en sortir ?
La responsabilité sociale de la classe politique nous donne-t-elle des réponses à ces questions ?
III) La responsabilité sociale de la classe politique
"Ministre. Personne qui agit avec un grand pouvoir et une faible responsabilité."
Ambrose Bierce. (Le dictionnaire du Diable)
Répondre de ses actes devant l’opinion publique, c’est aussi, être obligé de quitter sa fonction lorsque le souverain qui vous mandate ne vous fait plus confiance. Le formuler ainsi définit clairement la nature de l’autorité devant laquelle l’on est responsable.
La responsabilité sociale est extérieure à l’homme ou à la femme politique. Elle n’est pas de la même nature que la responsabilité morale qui, elle, nous est intrinsèque. La responsabilité sociale se présente soit sous la forme de responsabilité politique, soit sous la forme de responsabilité civile ou pénale. La responsabilité politique sans responsabilité morale nous renvoie au cœur du débat sur les systèmes politiques africains. Qui est le souverain ? Le peuple ou le président de la République ? Le peuple ou le chef de l’Etat ? Le peuple ou l’Etat ? Les individus ou le peuple ?
Le Président, en théorie, rend compte au peuple au moment des renouvellements de mandat et délègue une partie de ses pouvoirs à des ministres qui sont responsables devant lui. Notons que personne n’est responsable devant le Parlement dont le rôle est quasiment réduit à néant dans les régimes présidentiels africains. En effet, tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un exécutif envahissant. L’on attend des chambres parlementaires qu’elles demeurent des exécutantes béni-oui-oui alors, qu’hypocritement, les Constitutions africaines les placent au cœur décisionnel du pouvoir et prescrivent, dans la plupart des cas, leurs votes impératifs. Ces types de régimes politiques permettent aux élites africaines de gouverner leurs états inefficacement et sans aucun contre-pouvoir.
La responsabilité politique dépend du type de régime et du mode de scrutin, les choix institutionnels ne sont donc pas anodins. Les régimes présidentiels africains sont, jusqu’à présent, incapables d’assumer leurs responsabilités devant les peuples et devant l’histoire. Le règne de ces régimes est une longue histoire d’occasions manquées avec les peuples, l’histoire, le développement et la démocratie. Après le long règne des partis uniques et les transitions démocratiques qui se sont pérennisées, les classes politiques africaines sont toujours dans ce que J. F. Bayard appelait, à l`époque, la politique du ventre. On observe une résurgence des coups d’Etat militaire ou constitutionnel et une prolifération de régimes autocratiques et corrompus légitimant et crédibilisant la solution militaire (…)
Durant les périodes électorales, la classe politique affiche des programmes et projets d’avenirs radieux pour les peuples. Ces belles promesses restent pourtant vaines à l’épreuve du pouvoir et les timides espoirs suscités laissent place à l’amertume, la désillusion et la résignation devant la médiocrité qui s’installe. Tous les indices de performances économiques, de succès politiques, de développement social, attestent de la défaillance des Etats. Les pays africains restent les plus médiocres dans tous les classements économiques et sociaux, ce qui prouve ostensiblement l’échec de leurs gouvernants. On entend souvent des analystes rejetant la responsabilité de l’échec sur les peuples africains qui seraient soi-disant paresseux. Leur indolence, leur incompétence et autres tares congénitales seraient responsables de la pauvreté et de la misère du continent. Il ne faut pourtant pas inverser les rôles. Les victimes sont bel et bien les populations et les Etats les véritables prédateurs. L’échec de l’Afrique est avant tout celui de sa classe politique et cela des pharaons d’Egypte jusqu’aux gouvernants d’aujourd’hui sans qu`aucune génération n`ait eu à rendre compte à qui que ce soit.
L’exemple caractéristique de ce type d’échec est l’Accord politique de Ouagadougou connu sous l’appellation de Apo. Inscrit initialement dans un chronogramme de dix mois et présenté comme la clé du dénouement de la crise ivoirienne, l’Apo, après trois années de tractations, est hélas une succession d’impasses habitées par l’amertume, le doute et l’inertie. Selon le député William Atteby, le processus de sortie de crise, évalué il y a six mois, en excluant le montant des armes, aurait coûté un peu plus de 600 milliards de Fcfa sans donner aucun résultat. Nos élections excéderaient ainsi le coût des élections d`une grande puissance comme le Canada (300 millions de dollars US). Hormis quelques cérémonies de destructions factices d’armes et de disparition théorique de la zone de confiance, le reste de l’accord s’est soldé par un fiasco complet. L’identification de la population a conduit la Côte d’Ivoire au bord de la guerre civile et nous n’avons toujours pas, trois ans après, de listes électorales alors que le ministre Tagro Désiré n’a eu de cesse de claironner que tout se passait bien et que tous les modes opératoires adoptés allaient nous conduire assurément à la paix. En guise de réussite, force est de constater que le processus électoral est totalement enlisé malgré la dissolution de la Commission électorale indépendante et son remplacement par d’autres cadres des partis politiques. Jugez-en vous-mêmes :
Le Centre de commandement intégré (Cci) reste une troisième armée totalement fictive à coté des Fds et des Fafn. Le Code de bonne conduite signé à grand bruit par la classe politique ivoirienne est oublié dans le mausolée de l`Apo ou sa dépouille à rejoint celle du Service civique et celle de la restauration de l`autorité de l`Etat. Le désarmement n’a pas eu lieu et demeure un sujet de controverses entre les signataires. Pour le ministre Tagro, après avoir accepté l’idée d’un désarmement par défaut, puis d’un désarmement après les élections, il est question aujourd’hui de fondre totalement le problème par des circonvolutions verbales stériles : faire la promotion de l’idée selon laquelle la date des élections serait connue et serait située juste deux mois après le désarmement. Pour Soro et Bakayoko, les autres signataires, la date du désarmement est connue, elle est juste deux mois avant celle des élections. Fixez, Messieurs, disent les rebelles, la date des élections et nous vous donnerons la date du désarmement, juste deux mois avant votre date. En clair, on ne connaît, ni la date des élections, ni celle d’un hypothétique désarmement mais ce qui est certain c’est qu’il faut user de tous moyens pour distraire le peuple, seul point qui fasse l’unanimité.
La réunification du pays n’a pas eu lieu. Le redéploiement de l’administration n’est pas achevé. L’unicité des caisses se trouve aux archives du dialogue direct. Les zones occupées, désignées de façon pudique zone Cno, demeurent pillées par des bandes armées. Après trois ans d’Apo et une multitude de deniers publics gaspillés dans des voyages entre Abidjan-Ouaga, Abidjan-Paris, Abidjan-New York, la pauvreté s’est accrue, la fuite des capitaux s’est accélérée, le chômage a augmenté, les infrastructures n’ont pas été entretenues et la fracture sociale s’est creusée. L’Apo s’est embourbé dans ses contradictions congénitales. La responsabilité du ministre Tagro est engagée car c’est lui qui a négocié, discuté, approuvé et conseillé l’Apo. L’échec patent de cet accord devrait amener le ministre Tagro à en tirer les conséquences et démissionner. Un homme politique responsable démissionnerait.
Le président de la République devrait désigner une nouvelle équipe pour engager un véritable processus de sortie de crise. Le temps qui passe joue contre lui et contre la paix. Les populations semblent accepter fatalement l’interminable statut- quo issu de l’Apo. Il est temps de briser la spirale qui nous maintient dans cette trappe à rébellion. Le passage du temps est d’autant plus néfaste que trop d’intérêts se cristallisent autour de l’économie de guerre et de la faillite de l’Etat. La sortie de crise en sera d’autant plus difficile.
Dans un contexte d’échec aussi flagrant, il est peu probable que les responsables endossent leurs responsabilités. Pourtant, même si nous n’avons pas de compte à rendre à nos consciences, nous en avons vis-à-vis de la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui et celle de demain ; du moins en théorie. Comment faire pour passer de la théorie à la pratique ? L’éducation à la responsabilité peut-elle y faire quelque chose ?
IV) Une nécessaire éducation à la responsabilité
"Nous ne pouvons pas à la fois vivre dans la crainte de perdre notre emploi et être capable d`assumer la responsabilité de notre tâche."
Peter Drucker
En Afrique, on a coutume d’entendre des opinions telles que : « Ça va aller » « Ce n’est pas ma faute » « Et si je ne l’ai pas fait, ça fait quoi » « A chacun son tour de gaspillage » « Il nous faut un gouvernement géopolitique » « Il faut que un des nôtres devienne aussi DG ou Président ou ministre ». Ces petites phrases répétitives encrent insidieusement la médiocrité et l’irresponsabilité dans l’éducation des élites et des peuples. Personne n’est responsable de rien et tout le monde est responsable de tout. Nous devons avoir le courage de renoncer à la fuite face aux responsabilités. Nous devons même les prendre au plus vite. La fin de la spirale de Ouaga doit être annoncée officiellement avec les regrets qui se doivent. Nous avons trois ans de retard et une nouvelle stratégie doit être adoptée pour en finir avec ce vaudeville.
La priorité doit être désormais la liste électorale, les autres réponses en découleront. Il faut cesser la fuite en avant. Les listes blanche et grise doivent fusionner sans condition pour dégager une liste unique. Toutes les personnes figurant sur cette nouvelle liste doivent être considérées automatiquement et définitivement comme des Ivoiriens et la Cei doit leur remettre leur carte d’identité et leur carte d’électeur. C’est le résultat de l’Apo, la part d’héritage que nous devons assumer.
Il ne s’agit pas chambouler d’un revers de main le Code de la nationalité ivoirienne. Notre propos ici se limite à l’analyse de la liste électorale. Nous sommes confrontés à un problème inextricable : une frange d’inscrits est dans l’impossibilité de prouver sa nationalité ivoirienne. L’adage ne dit-il pas qu’à l’impossible nul n’est tenu ? Sans revoir le cadre juridique de la nationalité en général, dans le cas présent, deux chemins s’ouvrent à nous : le rejet ou l’intégration. En cas de doute, les fondements du droit nous incitent à interpréter dans le sens le plus favorable au demandeur. L’exclusion est le terreau de la haine. Les tergiversations risquent de durer des mois voire des années si le problème n’est pas tranché énergiquement de manière responsable. Au-delà des aspects juridiques, le problème est humain et repose sur l’altruisme et la compréhension. Il ne s’agit pas d’accepter comme Ivoiriens tous les étrangers présents sur le sol ivoirien. Il s’agit de régler le sort de toutes ces personnes qui sont sur la liste électorale et qui sont soupçonnées de fraude. Un doute subsiste mais nulle certitude n’a pu être établie quant à leur statut de fraudeur. Ce doute pourrait-il justifier à lui seul le blocage du processus électoral en Côte d’Ivoire ? Est-ce une attitude responsable de la part des décideurs de condamner tout un pays à l’inertie politique ?
Chacun des membres de la classe politique a son parti pris sur le sujet et chacun défend, en toute logique, les intérêts de son camp. Mais, n`est-il pas temps de construire la nation sur les valeurs et les sujets qui rassemblent plutôt que sur ceux qui divisent ? Depuis de longues années, des Ivoiriens se disent prêts à mourir pour la Côte d`Ivoire qu`ils aiment, chérissent et protègent de toute agression. Il y a aussi des personnes qui se disent prêtes à donner leur vie pour devenir Ivoiriennes parce qu`elles aiment la Côte d`Ivoire, qu`elles la chérissent et qu`elles veulent y vivre définitivement avec les Ivoiriens. Cette complicité affective n’exclue pas les points de divergence entre ces deux groupes. Les uns ne veulent pas brader la nationalité ivoirienne, les autres disent avoir un bout d’histoire en Côte d’Ivoire et pensent que le pays ne peut être réservé aux seuls Ivoiriens. Pourquoi cette peur de l’étranger ? Serait-il responsable des maux contagieux pour la nation ivoirienne ? Et de quels maux s`agit-il ?
Dans le processus de l`Apo, les signataires admettent implicitement que l`identification de la population doit être liée à une naturalisation à grande échelle de tous ceux qui peuvent se faire enrôler juste avec un extrait de naissance. Aujourd`hui, l`amour de la Côte d`Ivoire, qui est le meilleur dénominateur commun entre tous ceux qui se battent pour ce pays, devrait constituer le ferment de la naissance d’une nouvelle Côte d`Ivoire généreuse, accueillante et hospitalière. Approprions-nous cette pensée de Spinoza : « Tout homme que la raison conduit, désire pour les autres ce qu’il désire pour lui-même ».
Au-delà du contentieux sur la liste électorale, pour assumer nos responsabilités, nous devons audacieusement prononcer la disparition sans condition des forces rebelles qui devront soit rejoindre leurs emplois précédents la rébellion ou, si l’on s’en tient aux engagements pris dans l’Apo, être intégrés dans l’armée, la gendarmerie, l’administration. Ils bénéficieraient ainsi des droits attachés à leur poste mais seraient contraints de faire valoir au plus vite leur droit à la retraite, une armée pléthorique n`étant pas supportable par un petit pays pauvre très endetté.
Nous devons ensuite faire des élections après avoir modifié la Constitution pour la mettre en conformité avec l’accord de Pretoria et les ordonnances illégales que Désiré Tagro a fait prendre au président de la République. Cette révision de la Constitution pourrait nous permettre de basculer notre système politique du régime présidentiel au régime parlementaire avec des députés élus au scrutin majoritaire à un tour. Le leader du parti qui gagnera ces élections législatives sera le président de la République et il sera responsable devant son groupe parlementaire et devant le Parlement pour des mandats de cinq (5) ans. Le Parlement, lui-même, sera responsable devant le peuple de Côte d’Ivoire, au même titre que le Président.
Pour cela, Laurent Gbagbo doit changer l’équipe en charge de négocier la sortie de crise. L’équipe qui a piloté l’Apo a atteint ses limites.
L’éducation à la responsabilité se fera ainsi par l’exemple. La méthode ne sera plus de se détourner des problèmes ou de les repousser à plus tard, elle consistera à affronter chaque difficulté en recherchant les solutions optimales dans des délais impératifs avec une obligation de résultat.
Au-delà des exemples concrets, l’apprentissage de la responsabilité devra se poursuivre à l’école dans les programmes d’éducation civique et morale mais également à travers les programmes de télévision. Cette éducation nous permettra d’aborder des sujets tels que : la construction de notre Nation, l’amélioration de l’avenir de notre jeunesse, les déchets toxiques, les méfaits de la rébellion, les problèmes environnementaux. Nous réaliserons que la richesse première que nous possédons est l’Homme.
C’est ainsi que nous assumerons nos responsabilités vis-à-vis des générations futures. C’est ainsi que, par la démocratie et la libre propriété, nous cultiverons, chacun à notre niveau, notre bonheur privé qui participera au bonheur collectif. C’est ainsi que nous préparerons notre retraite et notre longévité. Pour cela, la classe politique n’aura besoin que d’audace.
V) Conclusion
Quiconque revendique la totale liberté entière et pleine, revendique la totale responsabilité entière et pleine.
Jean-Marie Adiaffi (La carte d`identité)
La responsabilité, contrepartie indissociable de la liberté, est souvent négligée dans les analyses. Nous devons pourtant aborder le sujet, même si son côté moralisateur et inquisiteur nous incite à la prudence et à l’humilité. Le sens de la responsabilité doit être enseigné et compris. La responsabilité individuelle doit être mieux promue en rapport avec la responsabilité collective. Le rôle des droits de la propriété, par exemple, doit être particulièrement vulgarisé pour que l’opinion publique comprenne mieux comment cette disposition est un puissant catalyseur capable de catapulter la responsabilité, la liberté et donc la prospérité.
Telle est, me semble t-il, le sens de la responsabilité de la classe politique devant l’opinion publique. Si nous continuons à accepter notre infantilisation et nos vieux démons comme souverains, nous ne prendrons jamais conscience de notre responsabilité. Si, par contre, nous prenons le parti de l’audace et de l’optimisme, nous serons libres et responsables. Le monde nous respectera et nous vivrons mieux en nous respectant nous-mêmes.
Terminons avec cet aphorisme de Friedrich Nietzsche extrait de son œuvre, « Le crépuscule des idoles » (1888) : « Le désillusionné parle : je cherchais des grands hommes, et je n`ai trouvé que des hommes singeant leur idéal. »
Merci de m’avoir donné l’occasion de vous entretenir sur ma perception de la responsabilité de la classe politique dont je fais partie sans fierté aucune. Ma conviction est faite qu’il nous faut en finir avec cette société à irresponsabilités illimitées.
Mamadou Koulibaly
Président de l’Assemblée nationale