Thierry Tanoh est à 48 ans, le vice-président pour l’Afrique sub-saharienne, l’Amérique latine et Caraïbes, et Europe de l’ouest de la Société Financière Internationale, une institution de la Banque Mondiale. Dans cet entretien exclusif, il nous parle des recettes pour réussir individuellement, et aussi les moyens pour notre continent de n’en sortir.
Quel est votre parcours, M. Tanoh ?
Je suis Ivoirien, j’ai fait mes études primaires, secondaires et supérieures en Côte d’Ivoire, à l’ESCA, d’où je suis sorti en 1985. Pour aller travailler un peu en France jusqu’en 1989. Ensuite je suis revenu travailler à la Commission bancaire de l’UEMOA, puis à la DCGTX, l’ancien nom du BNETD, et je suis allé terminer mes études à Harvard aux Etats-Unis, en 1992. A la fin de mes études, je suis entré à la Société Financière Internationale, où je travaille depuis. Je me suis spécialisé dans un premier temps dans le financement des projets dans le secteur de la chimie et de la pétrochimie, essentiellement en Asie, en Amérique latine et en Europe de l’est, puis, en 2000, je suis passé au département de l’Amérique latine. En 2001 j’ai été nommé pour représenter la SFI au bureau de Rio, au Brésil, en 2004 j’ai été nommé directeur adjoint du département Afrique, basé à Johannesburg, en 2006 j’ai été nommé directeur du département Afrique, et en 2008 j’ai été le premier vice-président opérationnel dans les institutions de Bretton Woods à être basé en dehors de Washington. Je suis resté à Johannesburg parce que je voulais m’assurer que l’institution allait avoir comme point focal l’Afrique.
Quels endroits couvrez-vous depuis Johannesburg ?
Je couvre l’Amérique latine et les Caraïbes, l’Afrique sub-saharienne, et je m’occupe également des relations avec les bailleurs de fonds de l’Europe de l’ouest. Nous avons des bureaux à Paris, Londres, Francfort et Bruxelles.
Quel beau parcours ! Quel est le secret pour arriver à ce niveau, à 48 ans ?
Je crois que c’est une combinaison de bonnes études, de sérieux, de discipline, de chance, c’est-à-dire être là au bon moment, de beaucoup de travail et d’un certain nombre de valeurs. Si vous mélangez tout cela, cela vous donne un cocktail de quelque chose de relativement sain qui permet d’aller de l’avant.
Vous avez parlé de valeurs. Lesquelles ?
Je pense au travail, à l’intégrité, à la discipline, au respect des engagements que l’on prend vis-à-vis de ses supérieurs, de ses clients, de son équipe. Lorsque l’on a la responsabilité de diriger des gens, il faut se présenter à leurs yeux comme un modèle. Il faut donc être la première personne à respecter ces valeurs.
Retrouvez-vous toutes ces valeurs chez les jeunes Ivoiriens d’aujourd’hui ?
Il faut reconnaître que je suis parti depuis un certain moment de la Côte d’Ivoire. Il faut peut-être présenter la chose en deux étapes. Est-ce que ces valeurs là m’ont été enseignées lorsque j’allais à l’école ici ? Oui. Au moment où j’allais à l’école, la notion de travail et la conviction qu’un examen venait sanctionner des connaissances acquises, étaient des principes que nous cultivions. Quand j’étais au lycée garçon de Yamoussoukro, nous faisions nos devoirs sans surveillant. Les élèves se faisaient un point d’honneur de réussir par leur travail, et l’idée ne serait venue à l’esprit de personne de chercher à tricher. Quand j’étais en terminale C, il n’y en a eu qu’un seul de ma promotion à échouer au bac. Maintenant, quand on regarde la jeunesse et l’évolution de notre système éducatif, de même que les moyens qui sont mis à sa disposition, il me semble que ce qui devient le plus important en Côte d’ivoire, est d’avoir un diplôme. Un diplôme qui vous donne un droit au travail, quelle que soit la façon dont on l’acquiert. Et je crois que le principe selon lequel un diplôme vient sanctionner des connaissances acquises a été relégué au second plan. Je crois qu’il y a des choses à revoir à ce niveau. Et si on ne le fait pas, la Côte d’Ivoire sera submergée par des professionnels qui viendront des autres pays de la sous-région ou d’ailleurs. Parce que les entreprises sont à la recherche de gens qui ont des connaissances qui leur permettent de leur fournir les services dont elles ont besoin.
Le secteur privé cherche des gens qui ont des connaissances et non pas des diplômés ?
C’est cela. Le diplôme est censé démontrer l’acquisition d’un certain nombre de connaissances. Et, plus les écoles sont réputées, et plus on se dit que les gens qui en sortent ont non seulement ces connaissances, mais font partie des meilleurs. Donc une entreprise aura tendance à aller piocher dans les grandes écoles qui ont une bonne réputation pour embaucher, et c’est pour cela qu’il est très important à mon avis d’exceller.
Avez-vous l’impression que les jeunes qui sortent de nos écoles valent encore quelque chose ?
Ces derniers temps, on en a vu pas mal qui ont réussi à entrer dans des bonnes universités aux Etats-Unis ou en Europe. Il y en a. Mais pas autant qu’on le souhaiterait. Nous sommes quand même un pays qui est dans des difficultés depuis ces dix dernières années. Mais quelque part aussi, c’est dans l’adversité que l’on s’élève. Lorsque l’on sort d’une crise, on doit en tirer les leçons pour devenir plus fort. Il faut pouvoir apprécier les choses que l’on a eues et que l’on a perdues, et mettre en place des systèmes et des institutions de manière à ne plus les perdre. Il y a encore dans le système des gens qui arrivent à s’en sortir, à avoir une éducation de base qui leur permet de continuer leurs études et de travailler dans le secteur privé. Mais je ne pense pas que ceux-là constituent la grande majorité aujourd’hui.
Ne croyez-vous pas que si la crise persiste, nous aurons une génération perdue ?
Il y a des pays qui se sont retrouvés dans des situations plus difficiles que la nôtre et qui s’en sont sortis. L’exemple que je cite toujours, parce qu’il est impressionnant, est celui du Rwanda. Ce pays a connu des moments infiniment plus difficiles que ce que nous connaissons, mais regardez le Rwanda aujourd’hui. Donc il est très important pour nous de regarder en avant, et de voir qu’il y a beaucoup de choses qui peuvent être faites. C’est possible en Côte d’Ivoire.
Quel a été le secret du Rwanda que l’on pourrait appliquer ici ?
Le secret, je pense que c’est le leadership. Il faut un leadership qui ait une vision très claire de l’avenir, de ce qu’il souhaite pour le peuple et le pays, du positionnement du pays par rapport à ses ambitions et par rapport au reste du monde. Et pour moi, le leadership au Rwanda, de par sa gestion et sa bonne gouvernance, montre le bon exemple à son peuple. C’est un élément clé de succès.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes Ivoiriens qui, en lisant cette interview auront envie d’être comme vous ?
Mon premier conseil est qu’ils aient envie de faire beaucoup mieux que moi. Je leur conseille de travailler et de ne pas se décourager. A un moment ou à un autre, le travail paie. Ensuite, l’autre élément qui est très important, c’est que je leur conseille de ne jamais privilégier le court terme au détriment du long terme. Il faut avoir une vision à long terme qui vous amène à prendre des décisions à court terme. Il faut se fixer un objectif qui soit à la fois réaliste et raisonnable. Mais il faut être ambitieux et se fixer des objectifs qui challengent un peu l’individu lui-même, qui l’amènent à aller au-delà de lui-même, à se surpasser. On le voit dans le domaine sportif. Les sportifs qui excellent sont ceux qui ont la capacité et la force mentale de se donner au-delà de leurs adversaires. C’est ce qui fait la différence. Et il faut avoir des valeurs. Je crois que quelqu’un qui a une vision à long terme aura des valeurs attachées à cette vision et qui lui permettront de contourner les obstacles.
J’ai suivi récemment un débat à la radio et le constat est que l’école est sinistrée presque partout sur le continent. Ça ne vous fait pas peur ?
A qui cela ne ferait-il pas peur ? Ca fait peur aux mères qui ont leurs enfants dans la rue, ça fait peur aux patriotes qui ont envie de voir leurs pays évoluer dans le bon sens, ça fait peur à tout le monde. Encore une fois, c’est là qu’il faut arriver, au niveau d’un pays, à avoir une vision à long terme et à se donner des objectifs. Il est certain que pour ceux qui n’ont pas pu faire de longues études, il faudra trouver des solutions à court terme qui permettent de générer des emplois. On n’a pas besoin d’être tous dans des bureaux ou d’être des fonctionnaires. On a besoin d’entrepreneurs, de boulangers, de techniciens, d’électroniciens, de créativité. On a des besoins énormes. Il faudra que l’on arrive à des formations courtes afin de permettre à ceux qui n’ont pas pu faire de longues études de s’en sortir. Mais tout cela doit être sous-tendu par une volonté des jeunes à vouloir apprendre.
Mais si le jeune veut apprendre, alors qu’il n’y a rien pour lui permettre d’apprendre, que peut-il faire ?
Une chose que j’ai réalisée, est que l’ivoirien a une extraordinaire capacité d’adaptation. Quand on voit la crise que nous vivons, il y a quand même des choses qui tournent relativement bien, malgré tout. Parce que les gens ont su s’adapter. On a vu des étudiants s’entraider pour faire leurs propres cours ; il y a des cas où ils achètent un seul livre qui circule entre plusieurs personnes. La volonté d’apprendre a permis à beaucoup d’ivoiriens de pallier les lacunes du système. Mais je pense aussi que s’il y a un désir très fort des élèves et étudiants d’apprendre, cela mettra une pression très forte sur les enseignants, sur le gouvernement, de façon à les amener à trouver une solution pour l’enseignement.
Ne pensez-vous pas que cette volonté dont vous parlez a disparu de notre pays ?
Je pense que la jeunesse a toujours tendance à vouloir se retrouver en certaines personnes. Je pense que quelque part, il y a un manque de repère par rapport à des gens en qui on se voit, à qui on aimerait bien s’identifier. Je crois qu’il faut montrer aux jeunes Ivoiriens qu’il y en a beaucoup comme eux qui ont réussi par le travail, qui sont reconnus sur le plan national, régional, international, pour leurs compétences et par leur capacité à faire du travail de haut niveau, que ce soit au niveau du sport ou dans tous les autres domaines. C’est aussi là qu’intervient le rôle de la presse. C’et à vous les journalistes de véhiculer ce type d’information, de montrer à notre jeunesse les possibilités qui peuvent s’offrir à elle, de lui montrer que le travail est important, de l’inciter à donner le meilleur d’elle-même et à se surpasser pour notre pays.
Est-ce que l’espoir de la Côte d’Ivoire ne réside pas en sa diaspora, puisque pour réussir il faut sortir du pays ?
Je crois que l’espoir de la Côte d’Ivoire réside en son leadership. Ce leadership, ce sont des gens qui vont montrer les bons exemples à tous les niveaux. Peu importe qu’ils viennent de dehors ou de l’intérieur. Il y a des autodidactes qui ont réussi dans la vie et qui ont fait de grandes choses. Bill Gates n’a pas terminé ses études, il est parti avant, et a néanmoins créé un empire. Il nous faut des gens qui nous montrent une vision et une direction à suivre.
Avez-vous visité le campus ou la cité Mermoz récemment ?
Non, mais comme je suis un ancien du lycée de Yamoussoukro, il y a des étudiants qui sont venus me voir pour me demander si je pouvais les aider, parce que maintenant, au lycée de Yamoussoukro, ce ne sont plus des élèves ou étudiants qui vivent dans les dortoirs, mais d’autres personnes qui font du commerce d’eau, de photocopies, des choses qui me paraissent un peu surréalistes. Il y a des situations qui sont compréhensibles dans un contexte de crise, mais dans une vision de sortie de crise, de gestion du futur, ces choses-là ne doivent plus être acceptées.
En quoi consiste votre travail ?
Il consiste à promouvoir le secteur privé dans les pays en voie de développement. La SFI investit dans les entreprises privées en entrant dans le capital et en faisant des prêts à long terme. Nous travaillons également avec nos services conseils pour améliorer l’environnement des affaires, afin que les capitaux se développent. Notre but est d’aider les entreprises du secteur privé à se développer et à créer des emplois, à payer leurs impôts, leurs taxes, et à mettre en place des standards internationaux. Au sein de cette entreprise, je fais partie du comité de direction, je suis en charge, avec mes deux autres collègues vice-présidents opérationnels, de la stratégie globale d’investissement dans le monde.
Un Ivoirien qui a une entreprise et qui a besoin de financement peut-il venir vous voir ?
Bien sûr. Nous finançons tout projet qui est commercialement viable et qui a des bases saines. Nous avons financé plusieurs projets en Côte d’Ivoire, et ces derniers temps, nous nous concentrons sur le secteur de l’énergie. Avec toute mon équipe, nous nous battons pour accroître la capacité de production de l’énergie électrique en Afrique sub-saharienne. Il est inconcevable d’envisager le développement de l’Afrique à long terme, sans le développement de son indépendance énergétique. Il est également impossible au secteur public de financer tous les investissements nécessaires. Il est donc impératif que le secteur privé participe à la production d’énergie électrique de façon substantielle. Et j’espère, avec mon équipe, arriver à lever suffisamment de fonds pour commencer une mini-révolution énergétique.
Comment se fait-il qu’avec tous les grands fleuves que nous avons, sans parler du soleil, nous n’arrivions pas à avoir suffisamment d’énergie ?
C’est là l’un des problèmes de l’Afrique. Nous avons un continent qui regorge de ressources, avec énormément de potentialités, mais que l’on n’a pas encore développées. Et pour le faire, il faut que le secteur privé vienne investir, avec une vision à long terme et l’assurance que certains investissements lourds, qui nécessitent une période de retour sur investissement entre 20 et 25 ans soient sécurisés. Et le second aspect est que l’Afrique ne pourra pas se développer sans une meilleure intégration régionale. Si nos institutions d’intégration régionales ne font pas plus pour développer des projets régionaux, par exemple au niveau de l’éducation, de la santé, de la production énergétique, du transport ferroviaire, des compagnies aériennes, nous aurons beaucoup de mal à nous développer. Si vous me demandez pourquoi on n’y arrive pas, je reviendrai encore une fois sur le problème du leadership. C’est à nos chefs d’Etat de se réunir et de projeter une vision régionale de l’Afrique, et de se doter d’outils de production régionaux qui permettront de faire des économies d’échelle. Si on construit chacun une petite centrale hydraulique, ce ne sera pas rentable. Par contre si on en construit une grosse qui peut subvenir aux besoins de plusieurs pays, on réalise des économies d’échelles qui sont très importantes. Il faut se dire qu’il n’est pas de l’intérêt d’un seul pays de se développer tout seul. L’intérêt de la Côte d’Ivoire par exemple est de se développer en même temps que le reste de la sous-région. Cela permet déjà de régler les problèmes d’immigration, et permet aussi à nos entreprises de vendre sur des marchés qui auront un meilleur pouvoir d’achat.
Ne pensez-vous pas que nos populations sont trop amorphes, que la société civile ne bouge pas assez ? Elles pourraient par exemple mettre la pression sur les dirigeants pour que ce qui doit se faire dans le sens du développement se fasse.
Je pense qu’il est fondamental dans un pays qu’il y ait une société civile et un secteur privé forts, pour permettre une croissance plus rapide, et aussi pour faire le contrepoids à un secteur public trop fort. Il faut arriver à ce qu’une bonne partie de l’économie soit aux mains du secteur privé qui de ce fait devient un élément incontournable du dialogue qui doit avoir lieu pour le développement.
Propos recueillis par Venance Konan
Quel est votre parcours, M. Tanoh ?
Je suis Ivoirien, j’ai fait mes études primaires, secondaires et supérieures en Côte d’Ivoire, à l’ESCA, d’où je suis sorti en 1985. Pour aller travailler un peu en France jusqu’en 1989. Ensuite je suis revenu travailler à la Commission bancaire de l’UEMOA, puis à la DCGTX, l’ancien nom du BNETD, et je suis allé terminer mes études à Harvard aux Etats-Unis, en 1992. A la fin de mes études, je suis entré à la Société Financière Internationale, où je travaille depuis. Je me suis spécialisé dans un premier temps dans le financement des projets dans le secteur de la chimie et de la pétrochimie, essentiellement en Asie, en Amérique latine et en Europe de l’est, puis, en 2000, je suis passé au département de l’Amérique latine. En 2001 j’ai été nommé pour représenter la SFI au bureau de Rio, au Brésil, en 2004 j’ai été nommé directeur adjoint du département Afrique, basé à Johannesburg, en 2006 j’ai été nommé directeur du département Afrique, et en 2008 j’ai été le premier vice-président opérationnel dans les institutions de Bretton Woods à être basé en dehors de Washington. Je suis resté à Johannesburg parce que je voulais m’assurer que l’institution allait avoir comme point focal l’Afrique.
Quels endroits couvrez-vous depuis Johannesburg ?
Je couvre l’Amérique latine et les Caraïbes, l’Afrique sub-saharienne, et je m’occupe également des relations avec les bailleurs de fonds de l’Europe de l’ouest. Nous avons des bureaux à Paris, Londres, Francfort et Bruxelles.
Quel beau parcours ! Quel est le secret pour arriver à ce niveau, à 48 ans ?
Je crois que c’est une combinaison de bonnes études, de sérieux, de discipline, de chance, c’est-à-dire être là au bon moment, de beaucoup de travail et d’un certain nombre de valeurs. Si vous mélangez tout cela, cela vous donne un cocktail de quelque chose de relativement sain qui permet d’aller de l’avant.
Vous avez parlé de valeurs. Lesquelles ?
Je pense au travail, à l’intégrité, à la discipline, au respect des engagements que l’on prend vis-à-vis de ses supérieurs, de ses clients, de son équipe. Lorsque l’on a la responsabilité de diriger des gens, il faut se présenter à leurs yeux comme un modèle. Il faut donc être la première personne à respecter ces valeurs.
Retrouvez-vous toutes ces valeurs chez les jeunes Ivoiriens d’aujourd’hui ?
Il faut reconnaître que je suis parti depuis un certain moment de la Côte d’Ivoire. Il faut peut-être présenter la chose en deux étapes. Est-ce que ces valeurs là m’ont été enseignées lorsque j’allais à l’école ici ? Oui. Au moment où j’allais à l’école, la notion de travail et la conviction qu’un examen venait sanctionner des connaissances acquises, étaient des principes que nous cultivions. Quand j’étais au lycée garçon de Yamoussoukro, nous faisions nos devoirs sans surveillant. Les élèves se faisaient un point d’honneur de réussir par leur travail, et l’idée ne serait venue à l’esprit de personne de chercher à tricher. Quand j’étais en terminale C, il n’y en a eu qu’un seul de ma promotion à échouer au bac. Maintenant, quand on regarde la jeunesse et l’évolution de notre système éducatif, de même que les moyens qui sont mis à sa disposition, il me semble que ce qui devient le plus important en Côte d’ivoire, est d’avoir un diplôme. Un diplôme qui vous donne un droit au travail, quelle que soit la façon dont on l’acquiert. Et je crois que le principe selon lequel un diplôme vient sanctionner des connaissances acquises a été relégué au second plan. Je crois qu’il y a des choses à revoir à ce niveau. Et si on ne le fait pas, la Côte d’Ivoire sera submergée par des professionnels qui viendront des autres pays de la sous-région ou d’ailleurs. Parce que les entreprises sont à la recherche de gens qui ont des connaissances qui leur permettent de leur fournir les services dont elles ont besoin.
Le secteur privé cherche des gens qui ont des connaissances et non pas des diplômés ?
C’est cela. Le diplôme est censé démontrer l’acquisition d’un certain nombre de connaissances. Et, plus les écoles sont réputées, et plus on se dit que les gens qui en sortent ont non seulement ces connaissances, mais font partie des meilleurs. Donc une entreprise aura tendance à aller piocher dans les grandes écoles qui ont une bonne réputation pour embaucher, et c’est pour cela qu’il est très important à mon avis d’exceller.
Avez-vous l’impression que les jeunes qui sortent de nos écoles valent encore quelque chose ?
Ces derniers temps, on en a vu pas mal qui ont réussi à entrer dans des bonnes universités aux Etats-Unis ou en Europe. Il y en a. Mais pas autant qu’on le souhaiterait. Nous sommes quand même un pays qui est dans des difficultés depuis ces dix dernières années. Mais quelque part aussi, c’est dans l’adversité que l’on s’élève. Lorsque l’on sort d’une crise, on doit en tirer les leçons pour devenir plus fort. Il faut pouvoir apprécier les choses que l’on a eues et que l’on a perdues, et mettre en place des systèmes et des institutions de manière à ne plus les perdre. Il y a encore dans le système des gens qui arrivent à s’en sortir, à avoir une éducation de base qui leur permet de continuer leurs études et de travailler dans le secteur privé. Mais je ne pense pas que ceux-là constituent la grande majorité aujourd’hui.
Ne croyez-vous pas que si la crise persiste, nous aurons une génération perdue ?
Il y a des pays qui se sont retrouvés dans des situations plus difficiles que la nôtre et qui s’en sont sortis. L’exemple que je cite toujours, parce qu’il est impressionnant, est celui du Rwanda. Ce pays a connu des moments infiniment plus difficiles que ce que nous connaissons, mais regardez le Rwanda aujourd’hui. Donc il est très important pour nous de regarder en avant, et de voir qu’il y a beaucoup de choses qui peuvent être faites. C’est possible en Côte d’Ivoire.
Quel a été le secret du Rwanda que l’on pourrait appliquer ici ?
Le secret, je pense que c’est le leadership. Il faut un leadership qui ait une vision très claire de l’avenir, de ce qu’il souhaite pour le peuple et le pays, du positionnement du pays par rapport à ses ambitions et par rapport au reste du monde. Et pour moi, le leadership au Rwanda, de par sa gestion et sa bonne gouvernance, montre le bon exemple à son peuple. C’est un élément clé de succès.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes Ivoiriens qui, en lisant cette interview auront envie d’être comme vous ?
Mon premier conseil est qu’ils aient envie de faire beaucoup mieux que moi. Je leur conseille de travailler et de ne pas se décourager. A un moment ou à un autre, le travail paie. Ensuite, l’autre élément qui est très important, c’est que je leur conseille de ne jamais privilégier le court terme au détriment du long terme. Il faut avoir une vision à long terme qui vous amène à prendre des décisions à court terme. Il faut se fixer un objectif qui soit à la fois réaliste et raisonnable. Mais il faut être ambitieux et se fixer des objectifs qui challengent un peu l’individu lui-même, qui l’amènent à aller au-delà de lui-même, à se surpasser. On le voit dans le domaine sportif. Les sportifs qui excellent sont ceux qui ont la capacité et la force mentale de se donner au-delà de leurs adversaires. C’est ce qui fait la différence. Et il faut avoir des valeurs. Je crois que quelqu’un qui a une vision à long terme aura des valeurs attachées à cette vision et qui lui permettront de contourner les obstacles.
J’ai suivi récemment un débat à la radio et le constat est que l’école est sinistrée presque partout sur le continent. Ça ne vous fait pas peur ?
A qui cela ne ferait-il pas peur ? Ca fait peur aux mères qui ont leurs enfants dans la rue, ça fait peur aux patriotes qui ont envie de voir leurs pays évoluer dans le bon sens, ça fait peur à tout le monde. Encore une fois, c’est là qu’il faut arriver, au niveau d’un pays, à avoir une vision à long terme et à se donner des objectifs. Il est certain que pour ceux qui n’ont pas pu faire de longues études, il faudra trouver des solutions à court terme qui permettent de générer des emplois. On n’a pas besoin d’être tous dans des bureaux ou d’être des fonctionnaires. On a besoin d’entrepreneurs, de boulangers, de techniciens, d’électroniciens, de créativité. On a des besoins énormes. Il faudra que l’on arrive à des formations courtes afin de permettre à ceux qui n’ont pas pu faire de longues études de s’en sortir. Mais tout cela doit être sous-tendu par une volonté des jeunes à vouloir apprendre.
Mais si le jeune veut apprendre, alors qu’il n’y a rien pour lui permettre d’apprendre, que peut-il faire ?
Une chose que j’ai réalisée, est que l’ivoirien a une extraordinaire capacité d’adaptation. Quand on voit la crise que nous vivons, il y a quand même des choses qui tournent relativement bien, malgré tout. Parce que les gens ont su s’adapter. On a vu des étudiants s’entraider pour faire leurs propres cours ; il y a des cas où ils achètent un seul livre qui circule entre plusieurs personnes. La volonté d’apprendre a permis à beaucoup d’ivoiriens de pallier les lacunes du système. Mais je pense aussi que s’il y a un désir très fort des élèves et étudiants d’apprendre, cela mettra une pression très forte sur les enseignants, sur le gouvernement, de façon à les amener à trouver une solution pour l’enseignement.
Ne pensez-vous pas que cette volonté dont vous parlez a disparu de notre pays ?
Je pense que la jeunesse a toujours tendance à vouloir se retrouver en certaines personnes. Je pense que quelque part, il y a un manque de repère par rapport à des gens en qui on se voit, à qui on aimerait bien s’identifier. Je crois qu’il faut montrer aux jeunes Ivoiriens qu’il y en a beaucoup comme eux qui ont réussi par le travail, qui sont reconnus sur le plan national, régional, international, pour leurs compétences et par leur capacité à faire du travail de haut niveau, que ce soit au niveau du sport ou dans tous les autres domaines. C’est aussi là qu’intervient le rôle de la presse. C’et à vous les journalistes de véhiculer ce type d’information, de montrer à notre jeunesse les possibilités qui peuvent s’offrir à elle, de lui montrer que le travail est important, de l’inciter à donner le meilleur d’elle-même et à se surpasser pour notre pays.
Est-ce que l’espoir de la Côte d’Ivoire ne réside pas en sa diaspora, puisque pour réussir il faut sortir du pays ?
Je crois que l’espoir de la Côte d’Ivoire réside en son leadership. Ce leadership, ce sont des gens qui vont montrer les bons exemples à tous les niveaux. Peu importe qu’ils viennent de dehors ou de l’intérieur. Il y a des autodidactes qui ont réussi dans la vie et qui ont fait de grandes choses. Bill Gates n’a pas terminé ses études, il est parti avant, et a néanmoins créé un empire. Il nous faut des gens qui nous montrent une vision et une direction à suivre.
Avez-vous visité le campus ou la cité Mermoz récemment ?
Non, mais comme je suis un ancien du lycée de Yamoussoukro, il y a des étudiants qui sont venus me voir pour me demander si je pouvais les aider, parce que maintenant, au lycée de Yamoussoukro, ce ne sont plus des élèves ou étudiants qui vivent dans les dortoirs, mais d’autres personnes qui font du commerce d’eau, de photocopies, des choses qui me paraissent un peu surréalistes. Il y a des situations qui sont compréhensibles dans un contexte de crise, mais dans une vision de sortie de crise, de gestion du futur, ces choses-là ne doivent plus être acceptées.
En quoi consiste votre travail ?
Il consiste à promouvoir le secteur privé dans les pays en voie de développement. La SFI investit dans les entreprises privées en entrant dans le capital et en faisant des prêts à long terme. Nous travaillons également avec nos services conseils pour améliorer l’environnement des affaires, afin que les capitaux se développent. Notre but est d’aider les entreprises du secteur privé à se développer et à créer des emplois, à payer leurs impôts, leurs taxes, et à mettre en place des standards internationaux. Au sein de cette entreprise, je fais partie du comité de direction, je suis en charge, avec mes deux autres collègues vice-présidents opérationnels, de la stratégie globale d’investissement dans le monde.
Un Ivoirien qui a une entreprise et qui a besoin de financement peut-il venir vous voir ?
Bien sûr. Nous finançons tout projet qui est commercialement viable et qui a des bases saines. Nous avons financé plusieurs projets en Côte d’Ivoire, et ces derniers temps, nous nous concentrons sur le secteur de l’énergie. Avec toute mon équipe, nous nous battons pour accroître la capacité de production de l’énergie électrique en Afrique sub-saharienne. Il est inconcevable d’envisager le développement de l’Afrique à long terme, sans le développement de son indépendance énergétique. Il est également impossible au secteur public de financer tous les investissements nécessaires. Il est donc impératif que le secteur privé participe à la production d’énergie électrique de façon substantielle. Et j’espère, avec mon équipe, arriver à lever suffisamment de fonds pour commencer une mini-révolution énergétique.
Comment se fait-il qu’avec tous les grands fleuves que nous avons, sans parler du soleil, nous n’arrivions pas à avoir suffisamment d’énergie ?
C’est là l’un des problèmes de l’Afrique. Nous avons un continent qui regorge de ressources, avec énormément de potentialités, mais que l’on n’a pas encore développées. Et pour le faire, il faut que le secteur privé vienne investir, avec une vision à long terme et l’assurance que certains investissements lourds, qui nécessitent une période de retour sur investissement entre 20 et 25 ans soient sécurisés. Et le second aspect est que l’Afrique ne pourra pas se développer sans une meilleure intégration régionale. Si nos institutions d’intégration régionales ne font pas plus pour développer des projets régionaux, par exemple au niveau de l’éducation, de la santé, de la production énergétique, du transport ferroviaire, des compagnies aériennes, nous aurons beaucoup de mal à nous développer. Si vous me demandez pourquoi on n’y arrive pas, je reviendrai encore une fois sur le problème du leadership. C’est à nos chefs d’Etat de se réunir et de projeter une vision régionale de l’Afrique, et de se doter d’outils de production régionaux qui permettront de faire des économies d’échelle. Si on construit chacun une petite centrale hydraulique, ce ne sera pas rentable. Par contre si on en construit une grosse qui peut subvenir aux besoins de plusieurs pays, on réalise des économies d’échelles qui sont très importantes. Il faut se dire qu’il n’est pas de l’intérêt d’un seul pays de se développer tout seul. L’intérêt de la Côte d’Ivoire par exemple est de se développer en même temps que le reste de la sous-région. Cela permet déjà de régler les problèmes d’immigration, et permet aussi à nos entreprises de vendre sur des marchés qui auront un meilleur pouvoir d’achat.
Ne pensez-vous pas que nos populations sont trop amorphes, que la société civile ne bouge pas assez ? Elles pourraient par exemple mettre la pression sur les dirigeants pour que ce qui doit se faire dans le sens du développement se fasse.
Je pense qu’il est fondamental dans un pays qu’il y ait une société civile et un secteur privé forts, pour permettre une croissance plus rapide, et aussi pour faire le contrepoids à un secteur public trop fort. Il faut arriver à ce qu’une bonne partie de l’économie soit aux mains du secteur privé qui de ce fait devient un élément incontournable du dialogue qui doit avoir lieu pour le développement.
Propos recueillis par Venance Konan