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Société Publié le samedi 12 novembre 2011 | L’Inter

Interview / Me Brigitte Mensah : La vie secrète d`une avocate non voyante

Me Brigitte Mensah est régulièrement inscrite au barreau de Côte d'Ivoire. Mais cette avocate est atypique : elle est non voyante. Malgré son handicap, Me Mensah n'a pas pour autant désespéré de la vie. Revenue des Etats-Unis dans le cadre d'une bourse octroyée par l'Etat américain, elle nous livre ses grands défis.

Vous faites partie de l'ordre des avocats de Côte d'Ivoire, mais avec un régime assez particulier car vous êtes non voyante. Comment cela est arrivé ?

C'est à la suite d'une méningite cérébrale que cela est arrivé. Il faut dire que j'ai dû traverser tous les stades du handicap. Ce n'est pas seulement visuel, je ne pouvais ni bouger, ni parler, ni entendre. Mais à force des séances de rééducation, et grâce aussi à un excellent médecin, Dr Gustave Azuneti et au Prof. Ehoulié qui ont conjugué leurs efforts, j'ai été soignée ici et évacuée en France par la suite.

A quel moment de la vie vous avez été frappée par ce handicap ?
A cette époque, j'étais avocate déjà en activité depuis 6 ou 8 ans.

Et comment vos confrères et vous avez vécu la situation ?
Face à ce handicap, mes confrèes m'ont bien accueillie. Chaque fois que j'ai l'opportunité, je profite de l'occasion pour leur dire merci. J'ai eu surtout le soutien des avocats de ma promotion, à qui je rends hommage. A travers eux, tous les autres avocats, ainsi que les bâtonniers qui se sont succédé. Jusqu'à ce jour, je suis bien encadrée.

Vous basculez ainsi dans un monde qui vous est étranger, celui des non- voyants. Comment s'est faite votre adaptation ?
Réadaptation dans la profession, je ne peux pas dire qu'il y a une structure spécialisée qui m'y a aidé. Je me suis débrouillée toute seule. Je ne connaissais pas le braille. Donc il était difficile pour moi d'écrire et de lire. Les livres audio sont rares en Côte d'Ivoire, je dois donc faire appel à des lecteurs ou des collaborateurs qui me lisent les documents. Mais j'ai eu l'avantage d'aller aux Etats-Unis pour faire des études où j'ai beaucoup appris.

Avez-vous perdu de la clientèle lorsqu'est intervenu ce handicap ?
J'ai perdu beaucoup de clients. Et même à ce jour, j'ai du mal à refaire une clientèle. Durant de nombreuses années, le cabinet est pratiquement resté en sommeil parce qu'il n'y a pas d'activité. Mais pour garder la casquette d'avocate, je suis obligée de faire fonctionner mon cabinet.

Qu'est-ce qui pose réellement problème selon vous?
Cela est lié à la vision africaine du handicap. Pour cette mentalité, le handicapé est hors-jeu, comme au football. C'est quelqu'un qui doit rester en dehors de la société. Mais lorsque vous réussissez à braver ce préjugé pour vous en sortir, les gens vous acceptent mais on se dit que vous ne valez rien. Ce qui n'est pas vrai. Il y a beaucoup de personnes handicapées à travers le monde et même en Côte d'Ivoire ici, qui ont fait des merveilles. Cette attitude de la société remonte à bien longtemps. Dans certaines localités, si le handicapé a pu survivre, il faut en remercier Dieu. Sinon, on le considère comme étant un maudit.

Avez-vous toujours bénéficié de l'affection de votre famille au sens large du terme ?
Je peux dire que j'ai une famille formidable. Elle a été et est toujours à mes côtés, quelle que soit la traversée du désert que j'ai eu à affronter. Cette famille-là me donne le coup de main de sortir et de pouvoir aller de l'avant.

Malgré tout, vous venez de séjourner aux Etats-Unis. Qu'est-ce que vous y êtes allée faire ?
Quand je me suis retrouvée dans le milieu du handicap, j'ai constaté que sur le terrain, je ne comprenais pas grand-chose. Il y avait dans ma tête un cafouillage total, d'abord parce que je ne connaissais pas les droits des personnes handicapées; ensuite les structures que j'ai trouvées sur place n'avançaient pas. Au cours de mes recherches, je suis tombée sur une bourse américaine donnée par l'Etat américain, du nom d'un des vices-présidents américains qui faisait beaucoup de social. Ce programme existe depuis 1978. Mais il faut révéler aussi que de façon extraordinaire, je suis la seule candidate handicapée dans le tiers-monde à avoir intégré ce programme qui existe depuis 1978.

En quoi consiste ce programme ?
Il s'agit d'un programme très sélectif qui concerne les professionnels en milieu de carrière. L'objectif de ce programme était de les envoyer aux Etats-Unis, de se frotter à l'expérience américaine dans leurs domaines de compétence. Après un an et demi, de retour chez eux, il faut venir aider leurs concitoyens à aller de l'avant. Pendant une année et demie, il fallait déjà commencer par faire des cours d’anglais. Ce sont des cours de haut niveau pour pouvoir suivre les cours à l’université. J’ai eu la chance d’avoir d’excellents professeurs. Au départ, j’étais dans l’Oregon situé sur la côte ouest des Etats-Unis, pour des cours intensifs d’anglais qui ont duré environ quatre mois. Ensuite, j’étais à Washington-DC la capitale politique des Etats-Unis. A l’université américaine appelée American University, j’étais à American College of law( faculté de droit). Là-bas, j’ai dû apprendre le droit des personnes handicapées.

Si on comprend bien, ce n’était pas un programme pour personnes handicapées ?
Non, c’est une université ordinaire américaine dans laquelle je suis partie pour apprendre le droit des personnes handicapées. Et le programme exige qu’à côté de la sphère scolaire et universitaire, on fasse un stage pratique, on fasse aussi beaucoup de séminaires. Et à la fin de ce programme, on a le devoir de faire un stage dans son domaine choisi. Et moi en personne handicapée et partant là-bas pour apprendre le droit des personnes handicapées, j’ai choisi une Ong dont l’objectif est de recueillir les éléments de discrimination qu’aurait subi un handicapé. Ce dernier saisit cette structure en question qui elle-même, envoie des personnes handicapées membres de cette Ong, pour comprendre la réalité du terrain. Par exemple, si c’est un restaurant qui a refusé un accès à un handicapé parce que la personne avait un chien guide, un élément de la structure qui est aveugle et qui a un chien guide se rend dans ce restaurant en question et voit si on va lui refuser l’accès, et comprendre les raisons profondes. Évidemment, une caméra cachée va filmer toute la scène. Et une fois que les faits sont avérés, on saisit le barreau de Washington qui va éventuellement engager des poursuites contre ce restaurant et intenter un procès pour que cette personne soit dédommagée.

Quelle comparaison pouvez-vous établir entre la politique d’encadrement des personnes handicapées en Côte d’Ivoire et celle qui est pratiquée aux Etats-Unis ?
Le seul élément de convergence est le fait d’être handicapé dans les deux sphères géographiques. Quant aux divergences, il y en a beaucoup. Et sur le plan de l’assistance de la personne handicapée, les rues par exemple sont bien limitées, tout est aménagé pour rendre la vie facile à la personne handicapée. Mais au-delà, il y a des lois qui protègent ces personnes-là. Et des organismes veillent à ce que ces lois en question ne soient pas bafouées. En plus, la personne handicapée est assistée dans sa vie domestique à la maison. Elle est aussi assistée sur son lieu de travail; elle a droit à du matériel adéquat adapté à son handicap, et sa vie sociale est également prise en charge.

Quelle est la perception que l’Américain a de la personne handicapée ?
Je peux même dire qu’étant aux Etats-Unis, j’ai oublié que j’étais handicapée. Parce que le citoyen américain ne fait pas de différence entre une personne normale et une personne handicapée. Il se dit que l’Etat a mis les moyens pour palier vos déficits. Donc vous êtes considéré comme une personne ordinaire, ayant droit aux mêmes avantages. Il faut souligner aussi que dans les universités et écoles américaines, il y a un bureau spécial pour les personnes handicapées. Donc un étudiant handicapé qui arrive dans une école, il s’adresse à ce service qui est chargé de faciliter son intégration dans le milieu et son suivi.

Au terme de ce programme que vous venez de suivre, quels sont les défis que vous comptez relever sur le terrain en Côte d'Ivoire ?

L'un des avantages de ce programme, c'est que les Américains qui vous ont donné ces bourses vous suivent de près. Parce que quand vous revenez chez vous, vous avez à agir sur le terrain. En d'autres termes, il s'agit pour nous d'appliquer l'expérience acquise aux Etats-Unis, sur le terrain. Donc avec un groupe d'amis, nous avons monté un mouvement que nous avons appelé le Mouvement ivoirien des citoyens handicapés. Étant donné que je viens des Etats-Unis où j'ai suivi une formation sur les droits des personnes handicapées, mes amis et concitoyens m'ont fait l'honneur de me voter à la tête de ce mouvement pour un mandat de cinq ans. Ce mouvement a pour premier objectif de militer pour la protection des droits des personnes handicapées et de veiller à ce que ces droits-là soient respectés. On a à travailler donc sur la législation. Nous avons déjà noué des contacts avec les autorités compétentes.

Interview réalisée par Bertrand GUEU
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