Dans cette interview qu’il nous a accordée à l’occasion de son passage à Abidjan lors du colloque sur la renaissance africaine organisé par le ministère de la Culture, le professeur Gaston Kelman se prononce sur le thème du colloque, la crise ivoirienne et son bref passage au ministère de l’Intégration en France.
Scrib magazine : Vous êtes venu pour participer au colloque, vous avez dû vous rendre compte de la gravité de ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire au cours de la période postélectorale. Pouvez-vous nous donner votre perception de la crise postélectorale ?
Gaston Kelman : L’histoire est faite de bons moments et de moments très difficiles. Le peuple ivoirien, qui est un grand symbole pour l’Afrique, a beaucoup souffert. Aujourd’hui, tout ce que l’on peut espérer, c’est que l’Ivoirien retrouve sa place. Quelle que soit la position que je prends, que j’ai prise ou que je prendrai, je n’ai que deux objectifs : faire mon travail d’intellectuel et marquer ma pensée à un moment donné d’une crise ou d’un événement de quelque type que ce soit. Redevenir l’homme d’espérance, le citoyen lambda. Je ne pense pas qu’il existe aujourd’hui quelqu’un qui ne souhaite pas le bonheur de la Côte d’Ivoire. Je ne suis au service d’aucune cause particulière, je suis au service de ce que je pense être le bon droit, mon travail d’écrivain et d’intellectuel. Et puis après, il reste la Côte d’Ivoire, il reste le citoyen ivoirien.
Scrib magazine : Comment expliquez-vous le fait que, malheureusement, en Afrique, les élections qui devaient résoudre les crises débouchent sur d’autres crises plus graves ?
Gaston Kelman : Parce que tout processus d’émancipation, tout processus de développement et de maturation de peuples passe par des hauts et des bas. N’oubliez pas qu’après la révolution française, il y a eu des coups d’Etats. Cinquante ans, ce n’est pas l’âge de la maturité d’un peuple. Et je deviens indulgent. Aujourd’hui, je m’arme de patience et je pense que nous allons, les uns et les autres, dans nos trébuchements, dans nos chutes, dans nos relèvements, y arriver.
Scrib magazine : Vous venez de participer à un colloque international sur «la Renaissance africaine et les leçons à tirer de la crise ivoirienne». Quels sont vos sentiments après le transfèrement de l’ancien Président Laurent Gbagbo à la Cour pénale internationale ?
Gaston Kelman : Comme tous fils d’Afrique, je ne peux que le regretter. Je n’imagine pas que de quelque bord que l’on se trouve, l’on pense que c’était la solution idéale pour notre continent ou pour notre pays. Je n’ai aucun autre commentaire à faire.
Scrib magazine : N’avez-vous pas le sentiment que les intellectuels africains ont failli dans le débat sur la crise ivoirienne ?
Gaston Kelman : L’intellectuel africain n’a pas failli que dans la crise ivoirienne. L’intellectuel africain est en marge de tout. Rappelez-vous. Que ce soit pour la révolution française, ça a été une affaire des intellectuels. Que ce soit pour la première prise de conscience des peuples noirs – je parle de la Négritude – ça a été des intellectuels. L’intellectuel africain est lui aussi dans ses trébuchements, dans ses ratés et ses loupés. Sauf que lui, sa charge est double dans la mesure où il a pris sur lui d’éclairer le peuple et qu’il ne le fait pas. Je ne pense pas que l’intellectuel africain ait aujourd’hui assez de génie pour inventer un nouvel espace, une nouvelle vision, une nouvelle appropriation qui ne soit pas scotchée sur ce qui aurait été un âge d’or. Aujourd’hui, il faudrait qu’on se dise que nous avons une charge historique. Je pense que les colloques ont leur place.
Scrib magazine : Malheureusement les colloques ne sont pas suivis. Souvent, les résolutions que vous prenez restent dans les placards.
Gaston Kelman : Je ne pense pas que ce soit à l’intellectuel de mettre en pratique les résolutions des colloques. Si nous disons aujourd’hui que nous pensons qu’il faut un nouveau discours, c’est notre charge. Nous allons nous battre. Mais à chacun son angle. J’étais à un symposium à Yaoundé, où il était question de la langue. J’ai proposé que le Cameroun ait une langue parce que la langue est un outil de souveraineté. Sinon vous transmettez à vos enfants une culture abâtardie comme l’espèce de langage qu’on invente en Côte d’Ivoire ou le «camfranglais» qui est inventé au Cameroun alors que si on prenait une langue ivoirienne ou une langue camerounaise, on ne sortirait pas de notre sphère culturelle. Mais quand on invente un substitut de langue, elle est porteuse d’une vision du monde bâtarde.
Scrib magazine : Qu’est-ce qui empêche les pays africains d’introduire leurs langues dans l’enseignement ?
Gaston Kelman : Un manque de volonté politique.
Scrib magazine : Y a-t-il le poids de l’Occident dans cette initiative ?
Gaston Kelman : Je ne vais pas mettre l’Occident dans toutes les sauces. Je ne vois pas comment l’Occident viendrait interdire à un pays d’avoir sa langue. Je ne suis pas à ce niveau d’implication politique pour savoir que Sarkozy appellerait le président du Cameroun et le président de la Côte d’Ivoire pour leur dire qu’il veut que le français soit la langue dominante. Voyons un peu l’évolution des langues. La France utilisait avant le latin. Après, il y avait la langue d’Oc et la langue d’Oïl. Un jour, un homme politique éclairé par l’intelligentsia a dit : «Aujourd’hui, nous mettons en place le français». C’était une petite langue qui n’était rien. Les intellectuels ont accompagné le mouvement et, deux cents ans après, tout le monde parlait le français. En Afrique, on a des pays comme la Centrafrique qui a le sangho, le Zaïre qui a le lingala. Tout ce qui reste est de codifier cela. Prenons le cas du Sénégal où tout le monde parle wolof. C’est à eux de dire que la langue nationale est le wolof. Le Blanc qui vient au Sénégal apprend le wolof et se met à travailler. On peut même aller plus loin : l’Afrique peut créer une langue panafricaine. Il y a le swahili qui est là, il nous tend les bras. C’est cela la renaissance aussi, c’est la création des outils communs. La renaissance, ce n’est pas le passé, c’est le futur. C’est une question de volonté politique.
Scrib magazine : Croyez-vous à la création d’un état fédéral avec la montée en puissance du nationalisme ?
Gaston Kelman : Ce n’est pas une question de nationalisme. Nos pères se sont battus, aux indépendances, pour la création des nations. On ne brûle pas les étapes. Le panafricanisme n’est pas une incantation. Le panafricanisme n’est pas une déclamation. Toute nation a besoin de se fonder, de se solidifier sur les bases pour lesquelles elle s’est battue. La Côte d’Ivoire a créé la Côte d’Ivoire. L’idée de la balkanisation ne m’intéresse pas du tout. Nous avons créé des nations. Nous devons consolider ces nations. Le processus est celui-ci : ces nations vont vers la renaissance. Les colloques comme celui-ci, où tous les intellectuels africains se retrouvent pour discuter, c’est le processus de la renaissance. On crée des outils communs de culture, de savoir.
Scrib magazine : Y a-t-il de l’espoir ?
Gaston Kelman : Oui, et nous pouvons faire dix fois plus vite, pourvu qu’aujourd’hui on fasse d’abord la renaissance.
Scrib magazine : C’est-à-dire ?
Gaston Kelman : C'est-à-dire qu’il faut qu’on ait des outils culturels communs, pour que le petit Camerounais qui va au Sénégal ait l’impression qu’il va chez son frère. Aujourd’hui, j’échange plus facilement avec un Français qu’avec un Gabonais, alors que s’il y avait une langue commune, une musique commune, des échanges, les choses seraient autres. Il n’y a pas de peuples sans renaissance d’abord. La renaissance de Harlem a été de créer un habillement commun, un style de vie, une gastronomie commune. Il y a eu une renaissance des Antilles. Les Antilles ont créé une langue. Les anciens esclaves se sont dit que, pour exister en tant que tribu, il fallait faire quelque chose. Ils ont créé une langue, une gastronomie, des modèles de musique. Nos peuples multiethniques, nos nations multiethniques, comme le Cameroun et la Côte d’Ivoire sont en pleine renaissance. Le fait qu’aujourd’hui un Baoulé, un Bété, un Sénoufo soient Ivoiriens est un processus de renaissance avec tous les couacs que cela peut avoir. Au Cameroun, le Foulbé du nord est plus proche du Nigérian et du Tchadien qu’il ne l’est du Bantou du sud. Mais la renaissance camerounaise est en train de se mettre en marche. Au niveau de la nation, les renaissances se font à tous les niveaux.
Scrib magazine : Dans «Je suis noir et je n’aime pas le manioc», vous défendez le droit de chacun de choisir dans sa culture d’origine ce que l’on garde ou non. Qu’est-ce que vous avez voulu exprimer par là ?
Gaston Kelman : Cela veut dire que la culture est un espace. La culture n’est pas atavique, elle n’est pas innée. On naît quelque part. Un enfant de parents camerounais qui naît en Côte d’Ivoire a la culture ivoirienne. Quand je suis dans un espace, j’ai obligation de prendre la culture de cet espace. Les choses qui me plaisent dans mon origine, je les garde. Il se peut que quand je suis au Cameroun, il y ait des choses auxquelles je suis obligé de m’adapter et qui ne me plaisent pas. Quand je sors du Cameroun, j’en profite pour ne plus être assujetti à ce poids culturel qui peut-être localement a du sens et qui ailleurs n’a pas de sens.
Scrib magazine : En 2007, vous avez pris position en faveur du ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement créé par Nicolas Sarkozy au moment où des intellectuels africains tiraient à boulets rouges sur le président français. Qu’est-ce qui vous a amené à une telle prise de position ?
Gaston Kelman : Parce que, pour une fois, j’avais vu qu’on arrêtait l’hypocrisie. Quand j’arrive en France, je n’attends pas qu’on me dire : «Gaston, on t’aime, fais comme chez toi». J’attends qu’on me donne les clés de la maison, qu’on me montre les règles à suivre. Ce ministère me satisfaisait parce que c’est un ministère qui concernait les immigrés. L’immigration est un facteur déterminant dans l’évolution de l’identité d’un peuple. Aujourd’hui, en Côte d’Ivoire où il y a eu l’ivoirité, il y a eu un drame parce que certains pensaient qu’ils étaient plus Ivoiriens que d’autres. Aujourd’hui où nous avons le bonheur de trouver de plus en plus notre place en France, comment ne pas se poser à un moment donné et dire aux Français que nous acceptons de discuter sur les nouvelles bases de l’identité. Quand le ministère a été créé, j’ai poussé un ouf de soulagement. J’ai participé à la rédaction d’un livre, on ne le dit pas souvent, de Claude de Béart, le patron d’Axa qui a créé l’Institut Montaigne pour parler de l’identité française, de la mixité et la diversité. J’ai été l’un des conseillers du ministre Luc Besson dans cette initiative. Parce qu’on m’a dit que j’étais l’un des meilleurs spécialistes de la notion d’identité. On m’a demandé si je pouvais venir au gouvernement. Je ne vois pas pourquoi j’aurais refusé. D’abord au départ, je disais que je respectais ce ministère parce qu’il était bon et qu’on refusait l’hypocrisie. Je suis allé au ministère parce que j’espérais y apporter mon expertise. Mais le temps du politique n’étant pas celui de l’intellectuel, je n’y suis pas resté longtemps parce qu’on ne s’entendait pas. Il y avait les échéances électorales, le politique voyait les choses d’une manière, moi je croyais que j’avais tout mon temps pour élaborer des théories, faire des propositions de programme d’action.
Scrib magazine : Vous êtes venu pour participer au colloque, vous avez dû vous rendre compte de la gravité de ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire au cours de la période postélectorale. Pouvez-vous nous donner votre perception de la crise postélectorale ?
Gaston Kelman : L’histoire est faite de bons moments et de moments très difficiles. Le peuple ivoirien, qui est un grand symbole pour l’Afrique, a beaucoup souffert. Aujourd’hui, tout ce que l’on peut espérer, c’est que l’Ivoirien retrouve sa place. Quelle que soit la position que je prends, que j’ai prise ou que je prendrai, je n’ai que deux objectifs : faire mon travail d’intellectuel et marquer ma pensée à un moment donné d’une crise ou d’un événement de quelque type que ce soit. Redevenir l’homme d’espérance, le citoyen lambda. Je ne pense pas qu’il existe aujourd’hui quelqu’un qui ne souhaite pas le bonheur de la Côte d’Ivoire. Je ne suis au service d’aucune cause particulière, je suis au service de ce que je pense être le bon droit, mon travail d’écrivain et d’intellectuel. Et puis après, il reste la Côte d’Ivoire, il reste le citoyen ivoirien.
Scrib magazine : Comment expliquez-vous le fait que, malheureusement, en Afrique, les élections qui devaient résoudre les crises débouchent sur d’autres crises plus graves ?
Gaston Kelman : Parce que tout processus d’émancipation, tout processus de développement et de maturation de peuples passe par des hauts et des bas. N’oubliez pas qu’après la révolution française, il y a eu des coups d’Etats. Cinquante ans, ce n’est pas l’âge de la maturité d’un peuple. Et je deviens indulgent. Aujourd’hui, je m’arme de patience et je pense que nous allons, les uns et les autres, dans nos trébuchements, dans nos chutes, dans nos relèvements, y arriver.
Scrib magazine : Vous venez de participer à un colloque international sur «la Renaissance africaine et les leçons à tirer de la crise ivoirienne». Quels sont vos sentiments après le transfèrement de l’ancien Président Laurent Gbagbo à la Cour pénale internationale ?
Gaston Kelman : Comme tous fils d’Afrique, je ne peux que le regretter. Je n’imagine pas que de quelque bord que l’on se trouve, l’on pense que c’était la solution idéale pour notre continent ou pour notre pays. Je n’ai aucun autre commentaire à faire.
Scrib magazine : N’avez-vous pas le sentiment que les intellectuels africains ont failli dans le débat sur la crise ivoirienne ?
Gaston Kelman : L’intellectuel africain n’a pas failli que dans la crise ivoirienne. L’intellectuel africain est en marge de tout. Rappelez-vous. Que ce soit pour la révolution française, ça a été une affaire des intellectuels. Que ce soit pour la première prise de conscience des peuples noirs – je parle de la Négritude – ça a été des intellectuels. L’intellectuel africain est lui aussi dans ses trébuchements, dans ses ratés et ses loupés. Sauf que lui, sa charge est double dans la mesure où il a pris sur lui d’éclairer le peuple et qu’il ne le fait pas. Je ne pense pas que l’intellectuel africain ait aujourd’hui assez de génie pour inventer un nouvel espace, une nouvelle vision, une nouvelle appropriation qui ne soit pas scotchée sur ce qui aurait été un âge d’or. Aujourd’hui, il faudrait qu’on se dise que nous avons une charge historique. Je pense que les colloques ont leur place.
Scrib magazine : Malheureusement les colloques ne sont pas suivis. Souvent, les résolutions que vous prenez restent dans les placards.
Gaston Kelman : Je ne pense pas que ce soit à l’intellectuel de mettre en pratique les résolutions des colloques. Si nous disons aujourd’hui que nous pensons qu’il faut un nouveau discours, c’est notre charge. Nous allons nous battre. Mais à chacun son angle. J’étais à un symposium à Yaoundé, où il était question de la langue. J’ai proposé que le Cameroun ait une langue parce que la langue est un outil de souveraineté. Sinon vous transmettez à vos enfants une culture abâtardie comme l’espèce de langage qu’on invente en Côte d’Ivoire ou le «camfranglais» qui est inventé au Cameroun alors que si on prenait une langue ivoirienne ou une langue camerounaise, on ne sortirait pas de notre sphère culturelle. Mais quand on invente un substitut de langue, elle est porteuse d’une vision du monde bâtarde.
Scrib magazine : Qu’est-ce qui empêche les pays africains d’introduire leurs langues dans l’enseignement ?
Gaston Kelman : Un manque de volonté politique.
Scrib magazine : Y a-t-il le poids de l’Occident dans cette initiative ?
Gaston Kelman : Je ne vais pas mettre l’Occident dans toutes les sauces. Je ne vois pas comment l’Occident viendrait interdire à un pays d’avoir sa langue. Je ne suis pas à ce niveau d’implication politique pour savoir que Sarkozy appellerait le président du Cameroun et le président de la Côte d’Ivoire pour leur dire qu’il veut que le français soit la langue dominante. Voyons un peu l’évolution des langues. La France utilisait avant le latin. Après, il y avait la langue d’Oc et la langue d’Oïl. Un jour, un homme politique éclairé par l’intelligentsia a dit : «Aujourd’hui, nous mettons en place le français». C’était une petite langue qui n’était rien. Les intellectuels ont accompagné le mouvement et, deux cents ans après, tout le monde parlait le français. En Afrique, on a des pays comme la Centrafrique qui a le sangho, le Zaïre qui a le lingala. Tout ce qui reste est de codifier cela. Prenons le cas du Sénégal où tout le monde parle wolof. C’est à eux de dire que la langue nationale est le wolof. Le Blanc qui vient au Sénégal apprend le wolof et se met à travailler. On peut même aller plus loin : l’Afrique peut créer une langue panafricaine. Il y a le swahili qui est là, il nous tend les bras. C’est cela la renaissance aussi, c’est la création des outils communs. La renaissance, ce n’est pas le passé, c’est le futur. C’est une question de volonté politique.
Scrib magazine : Croyez-vous à la création d’un état fédéral avec la montée en puissance du nationalisme ?
Gaston Kelman : Ce n’est pas une question de nationalisme. Nos pères se sont battus, aux indépendances, pour la création des nations. On ne brûle pas les étapes. Le panafricanisme n’est pas une incantation. Le panafricanisme n’est pas une déclamation. Toute nation a besoin de se fonder, de se solidifier sur les bases pour lesquelles elle s’est battue. La Côte d’Ivoire a créé la Côte d’Ivoire. L’idée de la balkanisation ne m’intéresse pas du tout. Nous avons créé des nations. Nous devons consolider ces nations. Le processus est celui-ci : ces nations vont vers la renaissance. Les colloques comme celui-ci, où tous les intellectuels africains se retrouvent pour discuter, c’est le processus de la renaissance. On crée des outils communs de culture, de savoir.
Scrib magazine : Y a-t-il de l’espoir ?
Gaston Kelman : Oui, et nous pouvons faire dix fois plus vite, pourvu qu’aujourd’hui on fasse d’abord la renaissance.
Scrib magazine : C’est-à-dire ?
Gaston Kelman : C'est-à-dire qu’il faut qu’on ait des outils culturels communs, pour que le petit Camerounais qui va au Sénégal ait l’impression qu’il va chez son frère. Aujourd’hui, j’échange plus facilement avec un Français qu’avec un Gabonais, alors que s’il y avait une langue commune, une musique commune, des échanges, les choses seraient autres. Il n’y a pas de peuples sans renaissance d’abord. La renaissance de Harlem a été de créer un habillement commun, un style de vie, une gastronomie commune. Il y a eu une renaissance des Antilles. Les Antilles ont créé une langue. Les anciens esclaves se sont dit que, pour exister en tant que tribu, il fallait faire quelque chose. Ils ont créé une langue, une gastronomie, des modèles de musique. Nos peuples multiethniques, nos nations multiethniques, comme le Cameroun et la Côte d’Ivoire sont en pleine renaissance. Le fait qu’aujourd’hui un Baoulé, un Bété, un Sénoufo soient Ivoiriens est un processus de renaissance avec tous les couacs que cela peut avoir. Au Cameroun, le Foulbé du nord est plus proche du Nigérian et du Tchadien qu’il ne l’est du Bantou du sud. Mais la renaissance camerounaise est en train de se mettre en marche. Au niveau de la nation, les renaissances se font à tous les niveaux.
Scrib magazine : Dans «Je suis noir et je n’aime pas le manioc», vous défendez le droit de chacun de choisir dans sa culture d’origine ce que l’on garde ou non. Qu’est-ce que vous avez voulu exprimer par là ?
Gaston Kelman : Cela veut dire que la culture est un espace. La culture n’est pas atavique, elle n’est pas innée. On naît quelque part. Un enfant de parents camerounais qui naît en Côte d’Ivoire a la culture ivoirienne. Quand je suis dans un espace, j’ai obligation de prendre la culture de cet espace. Les choses qui me plaisent dans mon origine, je les garde. Il se peut que quand je suis au Cameroun, il y ait des choses auxquelles je suis obligé de m’adapter et qui ne me plaisent pas. Quand je sors du Cameroun, j’en profite pour ne plus être assujetti à ce poids culturel qui peut-être localement a du sens et qui ailleurs n’a pas de sens.
Scrib magazine : En 2007, vous avez pris position en faveur du ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement créé par Nicolas Sarkozy au moment où des intellectuels africains tiraient à boulets rouges sur le président français. Qu’est-ce qui vous a amené à une telle prise de position ?
Gaston Kelman : Parce que, pour une fois, j’avais vu qu’on arrêtait l’hypocrisie. Quand j’arrive en France, je n’attends pas qu’on me dire : «Gaston, on t’aime, fais comme chez toi». J’attends qu’on me donne les clés de la maison, qu’on me montre les règles à suivre. Ce ministère me satisfaisait parce que c’est un ministère qui concernait les immigrés. L’immigration est un facteur déterminant dans l’évolution de l’identité d’un peuple. Aujourd’hui, en Côte d’Ivoire où il y a eu l’ivoirité, il y a eu un drame parce que certains pensaient qu’ils étaient plus Ivoiriens que d’autres. Aujourd’hui où nous avons le bonheur de trouver de plus en plus notre place en France, comment ne pas se poser à un moment donné et dire aux Français que nous acceptons de discuter sur les nouvelles bases de l’identité. Quand le ministère a été créé, j’ai poussé un ouf de soulagement. J’ai participé à la rédaction d’un livre, on ne le dit pas souvent, de Claude de Béart, le patron d’Axa qui a créé l’Institut Montaigne pour parler de l’identité française, de la mixité et la diversité. J’ai été l’un des conseillers du ministre Luc Besson dans cette initiative. Parce qu’on m’a dit que j’étais l’un des meilleurs spécialistes de la notion d’identité. On m’a demandé si je pouvais venir au gouvernement. Je ne vois pas pourquoi j’aurais refusé. D’abord au départ, je disais que je respectais ce ministère parce qu’il était bon et qu’on refusait l’hypocrisie. Je suis allé au ministère parce que j’espérais y apporter mon expertise. Mais le temps du politique n’étant pas celui de l’intellectuel, je n’y suis pas resté longtemps parce qu’on ne s’entendait pas. Il y avait les échéances électorales, le politique voyait les choses d’une manière, moi je croyais que j’avais tout mon temps pour élaborer des théories, faire des propositions de programme d’action.