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Société Publié le vendredi 14 juin 2013 | L’Inter

Traite des êtres humains/Henri Blémin Guida (Point focal Afrique à Interpol) : « La Côte d’Ivoire est une zone de transit »

Officier des renseignements criminels à la Sous-direction Trafic des êtres humains du secrétariat général de l'Organisation internationale de Police criminelle (OIPC-Interpol) à Lyon-France, Henri Blémin Guida est le point focal de la Traite des personnes en Afrique au sein de cette unité. Fin mai dernier, cet Ivoirien de 55 ans a séjourné à Abidjan, à l'invitation du Salon Shield Africa (Salon international de la défense et de la sûreté intérieure) où il a prononcé une conférence sur la traite des êtres humains. Nous l'avons interrogé via Internet pour nous entretenir sur ce phénomène qui gangrène certains pays africains dont la Côte d'Ivoire.

Qu'est la traite des êtres humains ?
Henri Blémin : Faisant référence au protocole de 2000 de Palerme, la traite se définit comme le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes. Par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation.L’exploitation comprend au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes. Ce protocole, qui définit aussi l’enfant comme toute personne âgée de moins de 18 ans, ajoute que pour qu’il y ait traite d’enfant, l’acte de la traite, c’est-à-dire du recrutement à l’accueil, et l’exploitation suffisent. Point n’est besoin de l’action, de la menace de recours à l’acceptation de paiement. Donc l’acte et l’exploitation sont indispensables pour dire qu’il y a traite dans le cas de l’enfant.

Mais, il n'y a pas que la traite des enfants. Ce phénomène touche tous les âges et les sexes ; notamment, les femmes qui sont victimes d'immigration illégale ?

Il ne faut pas confondre traite et immigration illégale. L’immigration illégale concerne des personnes qui ont consenti à se faire conduire aux frontières d’un Etat dans des conditions dangereuses ; et la traite consiste à exploiter une personne victime en faisant appel à la contrainte, la tromperie et autres. C’est pourquoi, nous disons que la traite commence généralement là ou se termine l’immigration illégale.

Peut-on connaître les pays les plus touchés par la traite des êtres humains dans le monde ?
On distingue en matière de traite de personnes, des pays de provenance, des pays de transit et des pays de destination ou d’exploitation. En ce qui concerne la traite des femmes aux fins d’exploitation sexuelle, les zone d’exploitation sont l’Europe de l’ouest, le Canada. En Europe, la Bulgarie, certains Etats de l’Europe de l’est, sont des zones fournisseurs de femmes. Par contre, le Brésil, le Nigeria, le Cameroun, et le Ghana, en Afrique, sont des zones de provenance des femmes aux fins d’exploitation sexuelle. En Afrique, la Côte d’Ivoire, le Mali , le Burkina, le Sénégal, la Guinée sont des zones de transit pour les femmes en provenance du Nigeria, du Ghana à destination de l’Europe. Les pays d’exploitation en Europe sont : l’Italie, la Suisse, l’Espagne, la France, l’Angleterre, la Hollande. Des sondages indiquent que la traite est connue en Asie à 18 % , en Amérique latine 5,1 %. Chaque année, un à deux millions de femmes sont vendues comme objets sexuels pour la prostitution. Elles viennent en majorité d’Amérique du Sud, d’Asie, des Caraïbes, et d’Europe de l’est, surtout depuis la chute du mur de Berlin. En Europe, 8 personnes sur 10 sont exploitées sexuellement. Entre 18 et 20 000 personnes se prostituent en France. Au moins 80 % sont d’origine étrangère.

Le travail forcé, la mendicité forcée, les enfants soldats et l'exploitation sexuelle sont autant de formes de traite des êtres humains ; est-ce que des instruments juridiques existent dans les pays d'Afrique pour combattre ce phénomène ?

S’agissant de l’Afrique, nous avons fait des progrès énormes depuis 1998, date de la découverte officielle du trafic des enfants aux fins d’exploitation de travail à Cotonou. Nous avons la convention relative aux droits de l’enfant (CDE) de 1989, entrée en vigueur en septembre 1990, qui aborde le problème de la traite dans ses articles 34, 35, 36 ; le protocole facultatif à la CDE, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, qui est entré en vigueur le 18 janvier 2002 et qui aborde directement le problème de la traite à travers les articles 3 et 6. La plate-forme d’action de Libreville, fruit d’un long processus de collaboration entre les gouvernements d’Afrique de l’Ouest et du Centre, l’UNICEF et l’OIT. En décembre 2001, les États membres de la CEDEAO ont adopté une Déclaration et un Plan d’action contre la traite des personnes pour la période 2002- 2003. Aux termes du paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole de Palerme, les États-parties sont tenus de conférer le caractère d’infraction pénale à la traite des personnes, c’est-à-dire d’incriminer les trafiquants à travers l’adoption de mesures législatives appropriées et le développement de procédures judiciaires. Le protocole sert de modèle pour la législation nationale, en détaillant les clauses sur les conduites qui doivent être sanctionnées, la sévérité de la punition et les mesures efficaces pour combattre et prévenir la traite. C’est vrai que certains pays qui n’ont pas encore adopté de loi spécifique se cachent derrière le fait qu’ils disposent de lois qui couvrent les divers aspects du phénomène. Actuellement, plus d'une demi douzaine de pays africains dont la Côte d’Ivoire disposent d’une loi spécifique en matière de traite des personnes. Dans ces pays, on constate que les définitions sur la traite des personnes diffèrent, ce qui entraîne une harmonisation juridique et politique entre les États et une coopération transfrontalière efficace. Nous avons aussi les accords de coopération entre États d’Afrique de l’Ouest et du Centre...etc. Voilà un certain nombre d’instruments juridiques qui existent pour lutter contre la traite dans les pays. Mais il faudra compter sur une volonté de plus en plus affirmée des politiques pour obtenir effectivement l’application des mécanismes de lutte qui existent.

Malgré les campagnes de sensibilisation et les législations en vigueur, ce phénomène semble résister au temps. Qu'est-ce qui explique cela ?

Un rapport de l’ONUDC, indique que le trafic des personnes est un des commerces les plus lucratifs en Europe (1.625 milliards de fcfa par an). Le dernier rapport de l’Organisation Internationale du Travail (BIT) chiffre à environ de 14.000 milliards de fcfa le total des produits illicites produits en une année par les travailleurs forcés, dont 28 milliards extorqués aux victimes de l’exploitation sexuelle forcée à des fins commerciales. L’exploitation sexuelle qui est à 43%, arrive en tête devant le travail ou les services forcés (32%). Dans de nombreux États, il y a un manque de législation spécifique ou une insuffisance du cadre juridique, et cela encourage les trafiquants qui tirent de gros bénéfices de ce crime. La définition de la traite des personnes varie d’un pays à un autre, et cela pose un problème d’harmonisation du cadre juridique à appliquer. Bien qu’ils aient signé les accords de coopération en matière de lutte contre la traite, l’application des textes n’est pas effectif dans de nombreux États signataires. Étant en charge de la traite sur le continent africain, j’ai aussi noté que la question du leadership de la traite pose des problèmes au niveau de certains États, surtout à l’intérieur des gouvernements, et cela bloque les stratégies de lutte. Qui du Ministère de la justice, de l’Intérieur, des Affaires Sociales et de la Fonction publique est le Département compétent ?

Pendant ce temps, les trafiquants prennent de l’avance et poursuivent ou multiplient leurs activités illicites. D’un autre côté, des lois ont été créées, mais elles ne sont pas appliquées sévèrement. Aux frontières et dans les pays, les structures d’accueil des victimes n’existent pas. Où loger donc les victimes ? Cela aussi démotive les services de police. Voilà quelques raisons qui justifient la grande ampleur que connaît la traite, malgré les fortes campagnes.

Comment reconnaître à première vue un enfant victime de traite ?
Des signes indiquent qu’une personne est victime de traite. Je prends le cas de l’enfant en déplacement. Les cas dits non achevés : plusieurs enfants sensiblement de même âge voyageant ou se déplaçant avec un individu sans lien de parenté proche,
absence de pièces d’identité pour la plupart ; des enfants pas gais (regard perdu , hagard, peu bavard), tenues en haillon ou mal habillés, sont des cas de traite non achevés, à vérifier après des enquêtes approfondies. Pour les cas achevés : enfant ayant moins de 15 ans, avec une attention particulière aux filles ; enfant exerçant un travail inscrit sur la liste des travaux dangereux (voir l’arrêté ministériel en Côte d’Ivoire) ; enfant astreint à de longues heures de travail, sans rémunération ; enfant victime de maltraitance (battu, injurié) ; enfant ne mangeant pas à sa faim ; enfant ne disposant pas de temps pour jouer, s’amuser avec ses camarades ; enfant censé être rémunéré et qui ne perçoit pas son salaire ; enfant désireux de quitter son travail.

Concernant les cas de traite achevée pour servitude, il y a le placement-vente : enfant remis par les parents à un tiers contre une somme déterminée, promesse faite aux parents d’un bon traitement et d’opportunités professionnelles accompagnent souvent la transaction. Pour le placement gage : enfant placé auprès du créancier de la famille, au titre d’un remboursement de dette. S'agissant du placement forfait : enfant remis à un tiers chargé de le placer pour une durée déterminée contre une somme forfaitaire, la somme versée aux parents en espèce ou en nature est fonction de la durée convenue du placement et de l’âge de l’enfant. Durant cette période, l’intermédiaire perçoit pour lui-même les salaires versés par l’employeur. En ce qui concerne le placement service : le placeur intervient pour placer l’enfant à la demande des parents ou de celui-ci, en contrepartie d’une prime et de remboursement des frais de dossier...etc. En résumé, les critères pour reconnaître un enfant victime de traite sont : l’âge, le sexe, l’origine ou la provenance, la nature de l’activité ou le secteur d’activité, les horaires de travail ( voir code du travail), les conditions de travail.

Quel est l'état des lieux de la traite des êtres humains actuellement en Côte d'Ivoire et en Afrique ?
La Côte d’Ivoire s’est dotée d’une législation spécifique sur la traite des personnes, elle dispose d’un comité national de lutte contre la traite, et désormais les initiatives sont centralisées en matière de lutte contre la traite. Reste la création d’une banque de données nationales sur la traite, pour se faire une idée exacte de la situation dans le pays. A vrai dire, beaucoup d’initiatives sont prises en Côte d’Ivoire, pour lutter contre la traite. Mais il manquait une coordination de ces activités pour apprécier le travail d’ensemble effectué. C’est désormais chose faite, et je peux dire que dans les mois à venir, la Côte d’Ivoire sera un exemple en matière de lutte contre la traite des personnes dans la région et dans le monde. Il faudra que les acteurs redoublent d’ardeur au travail, puisqu’ils sont si près du but. En Afrique, et dans le monde, Les conflits dans les pays, les instabilités des États, les catastrophes naturelles, les violences, la famine sont beaucoup plus les causes du déplacement des personnes, qui deviennent ensuite vulnérables et s’exposent à la traite. L’Afrique connaît de nombreuses situations de ce genre qui expliquent les causes de la traite, en partie. Il faut agir à redonner confiance aux personnes désirant migrer, mettre en place des politiques pour absorber et occuper les femmes et les enfants . Trouver des écoles intermédiaires, des centres de formation et d’apprentissage de métiers, donner des chances équitables à tous, femmes et hommes dans les écoles et les services.

Que pouvons-nous faire pour venir à bout de la traite des êtres humains ?
Pour venir à bout de la traite des personnes, il faudra des actions fortes, soudées des acteurs nationaux , régionaux et internationaux ciblées sur le sujet. Il faudra développer des actions d’envergure, pour rechercher les victimes, mais surtout pour identifier les réseaux de traite qui se sont formés depuis longtemps. Les prises en charges sociales des victimes doivent s’améliorer ou se renforcer, avec un peu plus de volonté politique de mettre fin à ce fléau.Véritablement, c’est sur la demande et l’offre qu’il faudra agir en Côte d’Ivoire et ailleurs pour freiner la traite des personnes. Les mesures répressives doivent être accompagnées de mesures sociales, de réinsertion, de réhabilitation totale des personnes victimes. La traite peut avoir des impacts négatifs sur le développement des États. Quelques exemples : au plan humain, la traite touche à l’identité des victimes. Il s’agit d’une déshumanisation qui fait perdre toute estime de soi. Certaines victimes ont perdu les opportunités d’éducation et de formation qui pourraient leur donner du travail qualifié. Ce manque d’éducation réduit les chances, influence les décisions familiales et professionnelles et accentue la vulnérabilité future des victimes. Le développement économique et social des pays récepteurs ne saurait être sain s’il est bâti sur les bases de traite et d’exploitation des enfants, entraînant l’accroissement de la délinquance et des inégalités.

Interview réalisée par :
G. DE GNAMIEN
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