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Politique Publié le mardi 14 juillet 2015 | RFI

Une histoire tronquée: Fanny Pigeaud revisite la crise ivoirienne

© RFI Par DR
CPI: L`ex-President Laurent Gbagbo lors du procès du 29 octobbre 2013
C’est une contre-histoire de la crise ivoirienne et des rapports tumultueux entre Paris et Abidjan pendant les années 2000 que raconte Fanny Pigeaud dans son nouvel essai France-Côte d’Ivoire : une histoire tronquée. Journaliste de terrain, l’auteure a couvert plusieurs pays africains pour des médias français. Elle s’est fait connaître en 2011 en publiant Au Cameroun de Paul Biya (Karthala), une enquête cinglante au cœur du régime camerounais, qui avait suscité un vif débat. Dans son nouvel ouvrage, tout aussi décapant, Fanny Pigeaud entend démonter le mécanisme qui a conduit à la guerre ivoirienne, en s’attardant sur le rôle, selon elle, « nocif » des grandes puissances, et en particulier celui de la France qui a encore des intérêts économiques et stratégiques majeurs dans cette ancienne colonie.

RFI: Vous avez intitulé votre essai « France-Côte d’Ivoire : une histoire tronquée ». D'après vous qu'est-ce qui est tronqué ?

Fanny Pigeaud: C’est la vérité qui est tronquée. J’ai essayé de montrer dans mon livre que la France n’est pas intervenue en Côte d’Ivoire pour des motivations humanitaires ou pour sauver le processus démocratique, comme on voudrait nous le faire croire, mais pour protéger ses intérêts dans ce pays en mettant en place un président qui lui soit favorable. La version officielle selon laquelle la France et les Nations unies ont été obligées d’intervenir en Côte d’Ivoire pour soutenir Alassane Ouattara qui avait remporté l’élection présidentielle, et pour faire partir Laurent Gbagbo qui, lui, refusait de reconnaître sa défaite, n'est pas toute la réalité. C’est ce que j’ai découvert en faisant mes recherches et en interrogeant un certain nombre de témoins et d’observateurs.

Quand avez-vous commencé vos recherches ?

J’ai commencé en 2012, alors que j’étais basée en Côte d’Ivoire comme journaliste indépendante. J’écrivais notamment pour Mediapart et Libération. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à travailler sur ce sujet.

Est-ce qu’il y a un événement précis au cours des dernières années qui vous a poussée à vous intéresser de près à la crise ivoirienne ?

Je ne m’étais pas intéressée à la crise ivoirienne à ses débuts, c’est-à-dire au tournant des années 2000, après l’arrivée de Laurent Gbagbo au pouvoir. J’ai, en quelque sorte, pris le train en marche, puis j’ai remonté le fil à l’envers en essayant de comprendre ce qui s’était réellement passé. Ma prise de conscience de l’importance des événements qui se sont déroulés à Abidjan date de 2011. Je me souviens d’avoir été profondément choquée en apprenant que la France et l’ONU étaient en train de bombarder Abidjan. Il y a eu ensuite l’arrestation de Gbagbo le 11 avril 2011 : je suis tombée sur une dépêche de l’Agence France-Presse qui disait « Gbagbo, enfin arrêté ». Le mot « enfin » m’a stupéfiée. Le sentiment de soulagement que cet adverbe exprimait n’était pas, m’a-t-il semblé, à sa place dans une dépêche d’agence. Pour comprendre ce qui était en jeu, il fallait creuser. C’est ce que j’ai fait pendant les deux ans et demi que j’ai consacrés à cette enquête.

Votre livre est en fait un procès en règle du rôle joué par la France dans cette crise ivoirienne. Comment avez-vous travaillé ? Qui avez-vous interrogé ? Quels sont les documents auxquels vous avez eu accès ?

En journaliste, j’ai consulté des dizaines de documents, lu des textes d’universitaires, des articles de presse, épluché les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU sur la Côte d’Ivoire… Il faut savoir qu’une bonne partie des sources documentaires sont facilement accessibles : le livre contient des centaines de références renvoyant à des documents qui sont dans le domaine public. Ce qui manque souvent, c’est le travail de recoupement et d’analyse. L’objectivité, ou plutôt la véracité des faits, en journalisme, est établie par la recherche, le recoupement et l’analyse. Si la question est de savoir si je me suis livrée à ce travail, oui c'est ce que j’ai fait depuis 2012, en vue de publier cette enquête.

Vous procédez en démontant ce que vous décrivez comme des « idées reçues » sur cette crise. Pami elles, le bombardement de la position militaire française à Bouaké en novembre 2004 qui a été perçue comme preuve de la volonté manifeste du président Gbagbo de s’en prendre aux militaires français. A vous lire, c'est une manipulation pour discréditer Laurent Gbagbo. Qu'est-ce qui vous permet de l'affirmer ?

Les circonstances de ce drame restent encore mystérieuses, même si une enquête est en cours. Plusieurs personnalités ont été entendues par la justice française dont des hauts gradés militaires, mais aussi Laurent Gbagbo. En 2004, le gouvernement français a accusé ce dernier d’avoir fait tirer par son aviation sur une position militaire française installée dans un lycée à Bouaké, faisant 9 morts et 38 blessés parmi les soldats français. Il semble aujourd’hui que ce bombardement n’a jamais été ni souhaité ni décidé par Laurent Gbagbo, et qu’il y a eu une manipulation par des officiels français afin de pousser le président ivoirien à la faute et justifier ensuite une intervention militaire contre lui. Devant la juge d’instruction en charge de l’enquête sur cette affaire, un militaire français a parlé de « bavure manipulée ». Il semble que les Sukhoï de l’armée ivoirienne auraient dû lâcher leurs bombes sur une base qui était fermée. Il n’était pas prévu que des soldats aillent s’abriter dans cette base.

Et qu’en est-il de l’affaire Guy-André Kieffer qui a fait couler beaucoup d’encre ?

Il y a deux versions sur la disparition à Abidjan, en avril 2004, de ce journaliste franco-canadien. Les adversaires de Gbagbo accusent des proches de ce dernier. On a ainsi dit que Kieffer avait un rendez-vous avec un beau-frère de Simone Gbagbo le jour de sa disparition. Mais aujourd’hui on constate que si le mystère qui entoure cette affaire n’a pas pu être éclairci entre 2004 et 2011, l’affaire n’a pas avancé non plus depuis avril 2011, date de l’arrivée d’Alassane Ouattara au pouvoir. Plusieurs de ceux qui ont été incriminés dans cette affaire sont pourtant en prison depuis avril 2011 et donc à la disposition de la justice. On peut se demander s’il ne faut pas se pencher aujourd’hui sérieusement sur la version avancée par les proches de Gbagbo qui disent qu’au moment où Guy-André Kieffer a été enlevé, il était en route vers la présidence ivoirienne pour remettre un rapport sur des malversations dans le secteur du cacao. Secteur qu’il connaissait très bien et dans lequel des acteurs de tous bords, ivoiriens et non ivoiriens, étaient impliqués.

Vous présentez Laurent Gbagbo comme un homme qui n’était soutenu par aucun réseau et qui a fait les frais des ambitions politiques françaises. N’est-ce pas une vision un peu simpliste ?

Mes recherches m’ont conduite à penser que Gbagbo n’est pas un homme qui aime la guerre. Face au conflit déclenché en 2002 par la rébellion des Forces nouvelles, il a toujours essayé de préserver un semblant de paix. Ses adversaires l’ont accusé de ne pas appliquer les différents accords de paix signés pendant les années de crise, alors qu’il a en réalité cédé à leurs demandes, en permettant, par exemple, à Ouattara d’être candidat à la présidence. Et cela, malgré l’opposition de ses partisans et de certains de ses collaborateurs. Du point de vue des Français, Gbagbo avait le tort d’être socialiste et d’être arrivé au pouvoir sans passer par les réseaux franco-africains. Le patronat français s’inquiétait aussi de voir les entreprises de l’Hexagone perdre leurs positions privilégiées au profit des Chinois. Même si Gbagbo maitrisait très bien le jeu politique ivoirien et français, il n’a pas réussi à instaurer le rapport d’égal à égal qu’il souhaitait avec la France.

Pourquoi n’a-t-il pas réussi ?

Parce que les pressions étaient trop grandes. En Afrique, la France a toujours une très forte influence. Cela lui permet de tenir ses anciennes colonies qui peuvent difficilement contester ses diktats. Elle a aussi les moyens d’influencer l’ONU grâce à son statut de membre permanent au Conseil de sécurité. On l’a vu avec l’adoption de la résolution 1975 en mars 2011 qui a conduit l’ONU et la France à faire la guerre en Côte d’Ivoire : la France a fait adopter et a violé cette résolution sans être un seul moment inquiétée. Laurent Gbagbo a de son côté essayé de jouer sur plusieurs tableaux, en donnant par exemple des contrats à des entreprises françaises. Il a donné beaucoup de gages espérant avoir la paix en contrepartie, mais cela n’a pas suffi. Est-ce parce qu’il ne baissait pas les yeux devant le maître, comme me l’a dit un intellectuel que j’ai interrogé ?
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