A la faveur de la nouvelle année 2020, l’ancien ministre ivoirien du Tourisme (1986-1990), Jean-Claude Delafosse a décidé de rompre le silence. A travers un message dont Abidjan.net a reçu copie, il s’adresse aux Ivoiriens pour présenter ses vœux mais surtout mettre en exergue les défis à relever en cette année électorale. Ci-dessous, l’intégralité de son adresse.
L’année dans laquelle nous venons de mettre le pied n’est pas exceptionnelle uniquement pour être bissextile, c’est-à-dire compter 29 jours en février au lieu de 28, ce qui donnera 366 jours en 12 mois au lieu de 365. Pour les Ivoiriens, elle l’est surtout en raison du calendrier politique national. Elle verra se dérouler une élection qui est loin d’être négligeable puisqu’il s’agit de l’élection au sommet.
Cette élection fait de 2020 une année charnière. Elle aura en effet ceci de particulier d’ouvrir la porte à un changement puisque, quelle que soit son issue, elle marquera la fin d’un cycle.
Je parle de fin d’un cycle pour deux raisons. D’abord parce que nous avons affaire à une classe politique arrivée à l’heure du passage de témoin. Qu’ils le veuillent ou non, les dirigeants ivoiriens qui ont pris la relève du président Houphouët-Boigny sont parvenus aujourd’hui au bout de leur parcours. Il n’est pas nécessaire d’être un expert dans les affaires publiques pour voir qu’ils forment une classe politique défraîchie, fragilisée par les épreuves de son parcours et objectivement disqualifiée s’il s’agit de proposer les nouveautés dont l’époque a besoin. Ils comprennent d’ailleurs tout seuls, j’en suis persuadé, que l’essentiel de ce qu’un homme public a à proposer à ses concitoyens s’adresse toujours à sa génération, et qu’ils feraient preuve de sagesse en laissant la génération suivante se choisir librement ses propres guides, sauf à vouloir qu’elle le fasse en mettant tout cul par-dessus tête.
La fin d’un cycle ensuite parce que nous avons affaire à des jeunes qui, dociles pour les uns, turbulents pour les autres, m’apparaissent, tous, comme compréhensiblement désireux et même impatients de prendre leur place sur l’échiquier politique national.
La fin de tout cycle est, déjà en elle-même, un moment d’inquiétude. Je ne dirais pas la vérité si je n’avouais pas que chez moi, cette inquiétude naturelle est aggravée par l’image qu’offre actuellement mon pays. Un pays en effet en proie à une certaine perturbation, avec des citoyens qui semblent à la fois agressifs et agressés.
Les temps que nous traversons sont en tout cas marqués par bien trop de polémiques, trop de controverses, trop de déchirements, trop de secousses, trop de violences et trop de souffrances pour me permettre de penser que nous formons, les uns et les autres, une société harmonieuse, où il continue de faire bon vivre. L’union, la vision commune, le dialogue, le partage, l’hospitalité, ces valeurs qui formaient l’âme de la Côte d’Ivoire, ont déserté le pays. Et nous nous sentons à la fois déshérités et orphelins entre les mains d’une classe politique familière aux invectives mutuelles et étrangère à toute initiative fédératrice.
Alors que faire ? Je n’ai évidemment pas de solution miracle pour soulager le mal, si ce n’est nous exhorter vivement, en cette période des vœux, à nous ressourcer pleinement dans l’âme de notre pays la Côte d’Ivoire, pays de l’hospitalité...
Je voudrais par exemple souhaiter que, à côté des réalisations qualifiées par certains de « pharaoniques », qui garantissent plus confortablement le taux de croissance d’un pays, soient également lancés des projets peut-être plus modestes, mais recommandables pour leur souci de fédérer et d’orienter dans la même direction toutes les énergies, toutes les volontés, toutes les passions.
Regardons par exemple la forêt du Banco. C’est un espace qui avait vocation à être un des poumons de notre pays. Son intérêt écologique n’échappe à personne. Conçue pour être notre Bois de Boulogne ou notre Bois de Vincennes, notre Central Park ou notre Hyde Park…, elle reste l’un des plus beaux héritages que nous ayons reçu de l’époque coloniale. Sa création atteste, s’il en était besoin, que la Côte d’Ivoire n’a pas attendu les batailles d’aujourd’hui pour prendre conscience de l’importance des enjeux environnementaux. Toutes les essences de notre pays y étaient réunies. En août 1961, lors de la première fête de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, le président Houphouët-Boigny était fier et heureux d’y recevoir, pour un déjeuner champêtre, les hôtes les plus réputés du pays : tous les chefs d’État d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale, le ministre de la Justice américain Robert Kennedy, le président du Conseil français Pierre Mendès-France, le Premier ministre Michel Debré, les plus hautes sommités du monde économique et financier de la terre entière. Allez faire aujourd’hui un déjeuner champêtre dans cette forêt. Qui y mangerait tranquille ?
La mise en valeur d’un tel espace ne peut, par conséquent, laisser aucun Ivoirien indifférent. De ce fait, pourquoi ne pas concevoir aujourd’hui un projet d’aménagement de cette forêt ? Serions-nous assez aveugles pour ne pas voir combien un tel aménagement serait un formidable moyen de rassemblement de tous nos compatriotes ? Pour ne pas voir combien cette forêt réhabilitée et sécurisée serait pour tous les Ivoiriens un réel motif de fierté collective ?
Le voyage des capitales ivoiriennes qui avait marqué une étape à Bingerville entre 1902 et 1934 nous avait valu de voir naître également le jardin botanique de cette ville. Cet espace vert n’est guère mieux loti aujourd’hui. Ce constat rend évidemment valable pour le jardin botanique de Bingerville ce qu’on peut dire pour la forêt du Banco.
Je voudrais évoquer un exemple d’une toute autre nature, le brassage des peuples, phénomène que seule la Côte d’Ivoire avait toujours encouragé et dont elle n’a eu qu’à recueillir des bénéfices. Notre pays a tiré parti des entrepreneurs français et libanais qui étaient les investisseurs pionniers de l’économie nationale. Ils étaient comme les fondations de l’édifice Ivoire. Mais ceux qui ont monté les murs avec les Ivoiriens, c’étaient d’abord les ressortissants de ce qu’on appelait à l’époque la Haute Côte d’Ivoire, c’est-à-dire les Sénoufos et les Voltaïques, avec l’aimable accord de leurs respectés chefs, le patriarche Péléforo Gbon et le Mogho Naba. Ceux qui en ont assuré le crépissage, notamment à travers l’initiation des enfants de ce pays à l’éducation, c’étaient les Togolais et les Dahoméens. Ceux qui nous ont administrés en même temps que les Français, c’étaient les Sénégalais. Et ceux qui, les premiers, ont animé le commerce, c’étaient les Maliens, les Guinéens, les Nigériens et, bien sûr encore, les Libanais.
Si les Ivoiriens eux-mêmes restent caractérisés par un côté casanier, leur pays n’a jamais trahi une vocation régionale dont il s’était toujours senti investi. Je me souviens, personnellement, de mon père radotant sur la Voie F1. Il désignait, sous ce vocable, une route, la fédérale 1, partant d’Abidjan et s’achevant dans le fin fond du Mali.
C’est dans ce type de vocation et de rêve panafricains que je suis né et que j’ai grandi. J’ai vu travailler mon père dans un contexte de rassemblement national et africain. J’y ai vu travailler le président Houphouët-Boigny. Et j’y ai travaillé moi-même, ayant été, le plus clair de ma vie, un haut cadre de la compagnie multinationale Air Afrique. Quand j’ai eu l’honneur de porter les statuts de cette compagnie à signer dans chacun des douze pays membres, la mission devait durer trois mois. En un mois elle était achevée parce que dans chaque pays où j’arrivais, j’avais l’heur de tomber presque toujours sur un ami qui me prenait en charge dès l’aéroport et me facilitait toutes les démarches, à cause d’Houphouët-Boigny, à cause de Mockey, à cause de Yacé, à cause de Ouezzin qui y étaient connus et dont les noms me servaient littéralement de clé. Pour ainsi dire, j’ai été chez moi au Congo, au Tchad, au Sénégal, partout. Dans tous les pays de notre continent où m’a conduit ma carrière professionnelle, j’ai rencontré un ami non seulement de Côte d’Ivoire mais du cru, à qui j’étais lié par le RDA, la plus grande formation politique d’alors en Afrique.
Mes parents et mon pays m’ont ainsi donné le sens du cosmopolitisme et de l’hospitalité. Je déplore qu’il n’en soit plus ainsi entre les Africains aujourd’hui. Je déplore surtout qu’en Côte d’Ivoire, ces origines diverses qui étaient la force de notre population ne soient plus un moteur de progrès et de développement humain, mais qu’elles soient devenues un facteur de repli sur soi et même de divisions, de discordes et d’inimitiés. Et justement quel meilleur moment que maintenant pour former le vœu de retrouver cet esprit d’ouverture et de fraternité qui a toujours formé l’ADN de la Côte d’Ivoire !
C’est pour ne jamais nous éloigner d’un tel esprit que j’ai décidé de créer, avec quelques amis il y a quelques années, l’association CÔTE D’IVOIRE TRAIT D’UNION. Le but de cette association est d’offrir aux Ivoiriens un lieu de mémoire, qui les sensibilise aux liens sociaux qu’ils n’ont jamais cessé de tisser entre eux et avec d’autres et dont l’oubli ne les exposerait à rien d’autre qu’à des antagonismes fratricides. Je pense, comme tout le monde, que nous devons savoir d’où nous venons si nous voulons savoir où nous allons.
Avec l’échéance des élections qui se rapproche à grands pas, je voudrais que cette fraternité d’antan réinvestisse le cœur des Ivoiriens, et que, en dépit de nos oppositions politiques, chacun de nous donne tout pour que notre pays ne s’arrête pas, mais continue sa marche en avant pour redevenir la grande Côte d’Ivoire qui avait toujours fait la fierté de tous les Africains.
Mes exhortations s’adressent évidemment, prioritairement, à nos gouvernants. À qui plus qu’à eux devrait-il revenir de servir d’inspirateurs et de locomotive des meilleures valeurs de notre société ? Je souhaite qu’ils se souviennent du courage, de l’humilité et de l’humanité de notre père à tous, Félix Houphouët-Boigny, lorsqu’il se soumettait aux rigueurs du dialogue et enseignait que l’oiseau ne se fâche pas contre l’arbre.
Les efforts que je souhaite leur demander ne s’arrêtent pas uniquement sur le terrain sociopolitique. Ils s’étendent également au champ économique. Je voudrais particulièrement les exhorter à reconsidérer leur braquet à l’égard des entreprises nationales, ces entités qui permettent à la Côte d’Ivoire d’être tout simplement et de pouvoir vivre solidement. En 2019, ils nous ont laissé parfois le sentiment de s’être donné pour adversaires les fleurons de l’économie nationale. Le sentiment d’avoir choisi d’abattre ceux qui pourtant, parce qu’ils se sont engagés à 100 % dans la réussite de l’économie ivoirienne, méritent d’être avantagés en permanence. Or si eux n’assument pas le devoir de garantir aux piliers de l’économie nationale un soutien sans faille, qui le fera à leur place ?
À travers cette requête, je ne demande rien d’incongru ni d’insolite à nos gouvernants. Dans tous les pays en effet, les entreprises nationales sont ménagées, comme la prunelle des yeux, par les pouvoirs publics. Dans tous les pays, elles sont entourées de beaucoup de soins, beaucoup d’égards, beaucoup d’attentions. Il n’y a que chez nous où il faut être une multinationale ou une PME non nationale pour avoir droit à un minimum de considération. À un âge où peu de choses auraient dû me surprendre, rien ne me paraît pourtant plus étrange. Ici, comment ne pas se souvenir que le président Houphouët-Boigny voulait doter notre pays d’une bourgeoisie nationale, qui servît de locomotive à l’économie ivoirienne ? Est-ce parce que ce projet n’a pas abouti qu’il nous faut y renoncer définitivement ?
L’ardeur à l’encontre des entreprises nationales est même devenue, aujourd’hui, le motif d’une énorme frustration chez la plupart des agents désignés pour exécuter les ordres de l’État. Il est exigé d’eux un zèle tel qu’ils sont eux-mêmes les premiers à en éprouver agacement et déplaisir. Il est d’ailleurs déjà arrivé que leur contrariété débouche sur des conséquences extrêmes, créant une situation à laquelle le milieu du travail ne pourra pas rester longtemps indifférent.
Les Ivoiriens sont certainement comptables du devenir de leur pays. Leurs dirigeants le sont peut-être plus encore, eux dont il dépend d’indiquer le bon ou le mauvais chemin. À tous j’adresse des vœux de réarmement moral, de persévérance dans la recherche du bien-être collectif et, bien sûr, de santé individuelle. Bonne année 2020 à tous les Ivoiriens !
JEAN-CLAUDE DELAFOSSE
Ancien ministre du Tourisme de Côte d’Ivoire.
L’année dans laquelle nous venons de mettre le pied n’est pas exceptionnelle uniquement pour être bissextile, c’est-à-dire compter 29 jours en février au lieu de 28, ce qui donnera 366 jours en 12 mois au lieu de 365. Pour les Ivoiriens, elle l’est surtout en raison du calendrier politique national. Elle verra se dérouler une élection qui est loin d’être négligeable puisqu’il s’agit de l’élection au sommet.
Cette élection fait de 2020 une année charnière. Elle aura en effet ceci de particulier d’ouvrir la porte à un changement puisque, quelle que soit son issue, elle marquera la fin d’un cycle.
Je parle de fin d’un cycle pour deux raisons. D’abord parce que nous avons affaire à une classe politique arrivée à l’heure du passage de témoin. Qu’ils le veuillent ou non, les dirigeants ivoiriens qui ont pris la relève du président Houphouët-Boigny sont parvenus aujourd’hui au bout de leur parcours. Il n’est pas nécessaire d’être un expert dans les affaires publiques pour voir qu’ils forment une classe politique défraîchie, fragilisée par les épreuves de son parcours et objectivement disqualifiée s’il s’agit de proposer les nouveautés dont l’époque a besoin. Ils comprennent d’ailleurs tout seuls, j’en suis persuadé, que l’essentiel de ce qu’un homme public a à proposer à ses concitoyens s’adresse toujours à sa génération, et qu’ils feraient preuve de sagesse en laissant la génération suivante se choisir librement ses propres guides, sauf à vouloir qu’elle le fasse en mettant tout cul par-dessus tête.
La fin d’un cycle ensuite parce que nous avons affaire à des jeunes qui, dociles pour les uns, turbulents pour les autres, m’apparaissent, tous, comme compréhensiblement désireux et même impatients de prendre leur place sur l’échiquier politique national.
La fin de tout cycle est, déjà en elle-même, un moment d’inquiétude. Je ne dirais pas la vérité si je n’avouais pas que chez moi, cette inquiétude naturelle est aggravée par l’image qu’offre actuellement mon pays. Un pays en effet en proie à une certaine perturbation, avec des citoyens qui semblent à la fois agressifs et agressés.
Les temps que nous traversons sont en tout cas marqués par bien trop de polémiques, trop de controverses, trop de déchirements, trop de secousses, trop de violences et trop de souffrances pour me permettre de penser que nous formons, les uns et les autres, une société harmonieuse, où il continue de faire bon vivre. L’union, la vision commune, le dialogue, le partage, l’hospitalité, ces valeurs qui formaient l’âme de la Côte d’Ivoire, ont déserté le pays. Et nous nous sentons à la fois déshérités et orphelins entre les mains d’une classe politique familière aux invectives mutuelles et étrangère à toute initiative fédératrice.
Alors que faire ? Je n’ai évidemment pas de solution miracle pour soulager le mal, si ce n’est nous exhorter vivement, en cette période des vœux, à nous ressourcer pleinement dans l’âme de notre pays la Côte d’Ivoire, pays de l’hospitalité...
Je voudrais par exemple souhaiter que, à côté des réalisations qualifiées par certains de « pharaoniques », qui garantissent plus confortablement le taux de croissance d’un pays, soient également lancés des projets peut-être plus modestes, mais recommandables pour leur souci de fédérer et d’orienter dans la même direction toutes les énergies, toutes les volontés, toutes les passions.
Regardons par exemple la forêt du Banco. C’est un espace qui avait vocation à être un des poumons de notre pays. Son intérêt écologique n’échappe à personne. Conçue pour être notre Bois de Boulogne ou notre Bois de Vincennes, notre Central Park ou notre Hyde Park…, elle reste l’un des plus beaux héritages que nous ayons reçu de l’époque coloniale. Sa création atteste, s’il en était besoin, que la Côte d’Ivoire n’a pas attendu les batailles d’aujourd’hui pour prendre conscience de l’importance des enjeux environnementaux. Toutes les essences de notre pays y étaient réunies. En août 1961, lors de la première fête de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, le président Houphouët-Boigny était fier et heureux d’y recevoir, pour un déjeuner champêtre, les hôtes les plus réputés du pays : tous les chefs d’État d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale, le ministre de la Justice américain Robert Kennedy, le président du Conseil français Pierre Mendès-France, le Premier ministre Michel Debré, les plus hautes sommités du monde économique et financier de la terre entière. Allez faire aujourd’hui un déjeuner champêtre dans cette forêt. Qui y mangerait tranquille ?
La mise en valeur d’un tel espace ne peut, par conséquent, laisser aucun Ivoirien indifférent. De ce fait, pourquoi ne pas concevoir aujourd’hui un projet d’aménagement de cette forêt ? Serions-nous assez aveugles pour ne pas voir combien un tel aménagement serait un formidable moyen de rassemblement de tous nos compatriotes ? Pour ne pas voir combien cette forêt réhabilitée et sécurisée serait pour tous les Ivoiriens un réel motif de fierté collective ?
Le voyage des capitales ivoiriennes qui avait marqué une étape à Bingerville entre 1902 et 1934 nous avait valu de voir naître également le jardin botanique de cette ville. Cet espace vert n’est guère mieux loti aujourd’hui. Ce constat rend évidemment valable pour le jardin botanique de Bingerville ce qu’on peut dire pour la forêt du Banco.
Je voudrais évoquer un exemple d’une toute autre nature, le brassage des peuples, phénomène que seule la Côte d’Ivoire avait toujours encouragé et dont elle n’a eu qu’à recueillir des bénéfices. Notre pays a tiré parti des entrepreneurs français et libanais qui étaient les investisseurs pionniers de l’économie nationale. Ils étaient comme les fondations de l’édifice Ivoire. Mais ceux qui ont monté les murs avec les Ivoiriens, c’étaient d’abord les ressortissants de ce qu’on appelait à l’époque la Haute Côte d’Ivoire, c’est-à-dire les Sénoufos et les Voltaïques, avec l’aimable accord de leurs respectés chefs, le patriarche Péléforo Gbon et le Mogho Naba. Ceux qui en ont assuré le crépissage, notamment à travers l’initiation des enfants de ce pays à l’éducation, c’étaient les Togolais et les Dahoméens. Ceux qui nous ont administrés en même temps que les Français, c’étaient les Sénégalais. Et ceux qui, les premiers, ont animé le commerce, c’étaient les Maliens, les Guinéens, les Nigériens et, bien sûr encore, les Libanais.
Si les Ivoiriens eux-mêmes restent caractérisés par un côté casanier, leur pays n’a jamais trahi une vocation régionale dont il s’était toujours senti investi. Je me souviens, personnellement, de mon père radotant sur la Voie F1. Il désignait, sous ce vocable, une route, la fédérale 1, partant d’Abidjan et s’achevant dans le fin fond du Mali.
C’est dans ce type de vocation et de rêve panafricains que je suis né et que j’ai grandi. J’ai vu travailler mon père dans un contexte de rassemblement national et africain. J’y ai vu travailler le président Houphouët-Boigny. Et j’y ai travaillé moi-même, ayant été, le plus clair de ma vie, un haut cadre de la compagnie multinationale Air Afrique. Quand j’ai eu l’honneur de porter les statuts de cette compagnie à signer dans chacun des douze pays membres, la mission devait durer trois mois. En un mois elle était achevée parce que dans chaque pays où j’arrivais, j’avais l’heur de tomber presque toujours sur un ami qui me prenait en charge dès l’aéroport et me facilitait toutes les démarches, à cause d’Houphouët-Boigny, à cause de Mockey, à cause de Yacé, à cause de Ouezzin qui y étaient connus et dont les noms me servaient littéralement de clé. Pour ainsi dire, j’ai été chez moi au Congo, au Tchad, au Sénégal, partout. Dans tous les pays de notre continent où m’a conduit ma carrière professionnelle, j’ai rencontré un ami non seulement de Côte d’Ivoire mais du cru, à qui j’étais lié par le RDA, la plus grande formation politique d’alors en Afrique.
Mes parents et mon pays m’ont ainsi donné le sens du cosmopolitisme et de l’hospitalité. Je déplore qu’il n’en soit plus ainsi entre les Africains aujourd’hui. Je déplore surtout qu’en Côte d’Ivoire, ces origines diverses qui étaient la force de notre population ne soient plus un moteur de progrès et de développement humain, mais qu’elles soient devenues un facteur de repli sur soi et même de divisions, de discordes et d’inimitiés. Et justement quel meilleur moment que maintenant pour former le vœu de retrouver cet esprit d’ouverture et de fraternité qui a toujours formé l’ADN de la Côte d’Ivoire !
C’est pour ne jamais nous éloigner d’un tel esprit que j’ai décidé de créer, avec quelques amis il y a quelques années, l’association CÔTE D’IVOIRE TRAIT D’UNION. Le but de cette association est d’offrir aux Ivoiriens un lieu de mémoire, qui les sensibilise aux liens sociaux qu’ils n’ont jamais cessé de tisser entre eux et avec d’autres et dont l’oubli ne les exposerait à rien d’autre qu’à des antagonismes fratricides. Je pense, comme tout le monde, que nous devons savoir d’où nous venons si nous voulons savoir où nous allons.
Avec l’échéance des élections qui se rapproche à grands pas, je voudrais que cette fraternité d’antan réinvestisse le cœur des Ivoiriens, et que, en dépit de nos oppositions politiques, chacun de nous donne tout pour que notre pays ne s’arrête pas, mais continue sa marche en avant pour redevenir la grande Côte d’Ivoire qui avait toujours fait la fierté de tous les Africains.
Mes exhortations s’adressent évidemment, prioritairement, à nos gouvernants. À qui plus qu’à eux devrait-il revenir de servir d’inspirateurs et de locomotive des meilleures valeurs de notre société ? Je souhaite qu’ils se souviennent du courage, de l’humilité et de l’humanité de notre père à tous, Félix Houphouët-Boigny, lorsqu’il se soumettait aux rigueurs du dialogue et enseignait que l’oiseau ne se fâche pas contre l’arbre.
Les efforts que je souhaite leur demander ne s’arrêtent pas uniquement sur le terrain sociopolitique. Ils s’étendent également au champ économique. Je voudrais particulièrement les exhorter à reconsidérer leur braquet à l’égard des entreprises nationales, ces entités qui permettent à la Côte d’Ivoire d’être tout simplement et de pouvoir vivre solidement. En 2019, ils nous ont laissé parfois le sentiment de s’être donné pour adversaires les fleurons de l’économie nationale. Le sentiment d’avoir choisi d’abattre ceux qui pourtant, parce qu’ils se sont engagés à 100 % dans la réussite de l’économie ivoirienne, méritent d’être avantagés en permanence. Or si eux n’assument pas le devoir de garantir aux piliers de l’économie nationale un soutien sans faille, qui le fera à leur place ?
À travers cette requête, je ne demande rien d’incongru ni d’insolite à nos gouvernants. Dans tous les pays en effet, les entreprises nationales sont ménagées, comme la prunelle des yeux, par les pouvoirs publics. Dans tous les pays, elles sont entourées de beaucoup de soins, beaucoup d’égards, beaucoup d’attentions. Il n’y a que chez nous où il faut être une multinationale ou une PME non nationale pour avoir droit à un minimum de considération. À un âge où peu de choses auraient dû me surprendre, rien ne me paraît pourtant plus étrange. Ici, comment ne pas se souvenir que le président Houphouët-Boigny voulait doter notre pays d’une bourgeoisie nationale, qui servît de locomotive à l’économie ivoirienne ? Est-ce parce que ce projet n’a pas abouti qu’il nous faut y renoncer définitivement ?
L’ardeur à l’encontre des entreprises nationales est même devenue, aujourd’hui, le motif d’une énorme frustration chez la plupart des agents désignés pour exécuter les ordres de l’État. Il est exigé d’eux un zèle tel qu’ils sont eux-mêmes les premiers à en éprouver agacement et déplaisir. Il est d’ailleurs déjà arrivé que leur contrariété débouche sur des conséquences extrêmes, créant une situation à laquelle le milieu du travail ne pourra pas rester longtemps indifférent.
Les Ivoiriens sont certainement comptables du devenir de leur pays. Leurs dirigeants le sont peut-être plus encore, eux dont il dépend d’indiquer le bon ou le mauvais chemin. À tous j’adresse des vœux de réarmement moral, de persévérance dans la recherche du bien-être collectif et, bien sûr, de santé individuelle. Bonne année 2020 à tous les Ivoiriens !
JEAN-CLAUDE DELAFOSSE
Ancien ministre du Tourisme de Côte d’Ivoire.