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Art et Culture Publié le mercredi 9 août 2017 | Pôle Afrique

FELA / Pr Séry BAILLY

Cela fait vingt ans qu’il nous a quittés. Cela fait vingt ans que son saxo a été réduit au silence. Vingt ans que sa voix s’est tue. Il s’appelait Fela mais il n’était pas fêlé. Il avait sa raison et ses raisons à lui. C’est ce qui nous permet de comprendre sa musique, son attitude et donc sa place dans la société. Il ne demandait pas de l’aimer, lui et sa musique, mais de comprendre ce qu’il voulait et représentait.

Commençons par sa musique et en toute humilité. Saxo agaçant et parfois énervant ! Un son non pas d’une mélodie suave comme celle d’éminents maîtres que furent Johnny Hodges, Lester Young et Coleman Hawkins. Encore moins ce qui parait être un son enjoué et éperdu comme celui d’un Junior Walker ! Même les révoltes de génie comme celles de Parker et Coltrane semblent trop raffinées pour réveiller nos oreilles à nous.

Que dire alors de cette musique et comment la ressentir ? Répétition, lancinance, douleur mais entêtement. Répétition pour provoquer vertige et transe mais surtout pour susciter une endurance qui dure autant que notre souffrance. Sa musique avait une robustesse et une rugosité que le saxo ne partage ni avec la guitare ni encore moins avec le violon ou la flute. Par son poids même, il nous interpelle. Ne faut-il pas le porter, ce lourd saxo, comme une sorte de croix ? Voilà Fela engagé dans une mission christique, tout au moins de salut public !

Le mélomane ne peut que partager ses impressions et ses intuitions dès lors qu’il n’a pas de science à mettre en œuvre. Nul ne peut cependant lui reprocher de vous dire ce qu’il ressent.

Nous avons presque tous toujours vu Fela dévêtu, c’est-à-dire en simple « tchakoto ». Nous ne nous sommes pas souvent demandé pourquoi. Nous n’avons pas voulu nous avouer et savoir ce que nous en pensions. Ensemble, rattrapons-nous ! Quelles tenues aurions-nous voulu qu’il portât ? Vêtements de quel couturier, de quelle culture, de quelle république ? Prêt-à-porter pour prêt-à-penser ? Cousus sur mesure ? Mais mesures de qui ?

Mon regard sur la haute couture a toujours été dominé par l’idée de créativité. Or, on peut la voir comme de la haute politique. Le défilé de mode sur le T est comparable au défilé militaire et à la mise au pas sur le goudron. Couture, suture, agrafes contre contradiction !

Il y a quelques avantages à rester en « Tchak » ! Comment saisir aux collets une personne sans chemise et donc sans col ? Comment déculotter celui qui ne porte pas de culotte et qui n’aurait pas honte d’enlever le seul slip qui lui reste ?

Il ne se donne pas en spectacle, il est le message ! Fela n’est pas fêlé ! Après les avantages, quel sens ? Dépouillement, ascétisme, sacrifice ! A ce compte, il n’avait rien à cacher ! Ni aux Caïmans ni à Panama. Un slip n’a même pas de poche où dissimuler sa fortune ! Il montrait qu’il ne possédait rien, ni argent ni arme. Il n’était donc possédé par rien et affichait ainsi sa liberté. Plutôt que du voyeurisme, il voulait susciter une nouvelle vision ! Pas de générosité sans dépouillement, le contraire de l’accumulation frénétique!

Il était certainement plus facile pour les Occidentaux de le comprendre grâce à leur mythologie à eux. Ne pouvait lui arriver la tragédie d’Hercule. Ce dernier a été piégé et empoisonné par la tunique que lui a offerte sa bien-aimée victime elle-même de la duplicité du centaure qu’il avait tué après ses douze travaux. Fela ne mourra pas de cette mort-là !
Fut-il un homme d’outrance ? Pourquoi aurait-il dû être pondéré ou modéré ? Pour obtenir quel résultat ? Pourquoi le ferait-il quand nous étions durs d’oreille et myopes ? Comme le singe de la sagesse, nous avions fermé nos yeux, nos oreilles et nos bouches. Mais pourquoi associer l’outrance à l’escroquerie, la tromperie et l’exaction ? Lui qui veut qu’on voie bien sa vérité, celle de ses causes et de son corps ? Lui l’anti-hypocrisie incarnée ?

Alors, panache ou provocation ? En tout cas, défi sans mépris ! Je pense à Aka Loukou de Zétchéligba qui vient de tirer sa révérence. En plein CCF du Plateau, Il porta son « ablakon » pour nous ramener au temps de nos ancêtres. Mais il nous donna dos et le projeta vers nous pour jouer avec son public et le défier.Il le fit non pas pour dire « Je vous emmerde » mais « Je vous défie de quitter votre ordre assis pour faire comme moi » ! Révolte de l’ablakon et des fesses contre les têtes, parfois qualifiées de pensantes, contre les cerveaux suffisants ! Pouvoir d’inversion, pouvoir de subversion !

Devenir musicien en un temps où se formaient les premiers cadres qui aspiraient à chausser les bottes du colon qui s’apprêtait partir tout en restant ! A la différence de notre Fax Clarck, il avait choisi de tracer sa propre voie au lieu de poser ses pas dans ceux de Satchmo. Tous les deux étaient revenus d’Occident et avaient choisi la culture plutôt que l’agriculture ou l’administration. Ils avaient compris le piège du développement comme enveloppement !

Comment ne pas parler de sa mère qu’il a retrouvée dans l’au-delà il y a 20 ans ? Fela avait de qui tenir. Dame Ransome-Kuti fut enseignante et grande militante syndicaliste et politique dans les années 40-50, une devancière des féministes africaines d’aujourd’hui. Elle a obtenu le Prix Lénine en 70-71 au même titre que des personnalités comme Angela Davis, Jeanne Martin Cissé, Aragon, Picasso, Castro, Nkrumah et Mandela. Solidaire de son fils qui a hérité de son engagement, elle en a payé le prix fort. Dans l’assaut sur Kalakuta, les soldats l’ont défénestrée et elle en est morte. J’apprends que, par sa mère, Fela était lié à W. Soyinka avec qui il a dû grandir à Abeokuta.

Bien avant ceux d‘aujourd’hui, Fela fut un véritable insoumis, un rebelle permanent. La question pour lui n’était pas de proposer un programme mais de contester ceux qui nous étaient proposés. Avec sa nudité, il laissait aux autres l’uniforme des héros et hommes providentiels à suivre. Il se limitait à nous dire « Je ne suis personne, ne me suivez pas ! »

Il avait son harem ? Démonstration de virilité ? Revendication culturelle et soumission à une coutume de polygynie ? Préfiguration de son peuple et de sa république à lui, avec ce qu’il propose comme principe de partage ?

Ajouté à sa nudité, tout cela vient de ce qu’il voulait peut-être nous forcer à l’accepter sans qu’il ne soit acceptable, sans qu’il soit normalisé. Et d’ailleurs, quelle couleur auraient eu ses vêtements ? Noire comme sa peau et celle des siens ? Trop proche des chemises brunes ou noires des fascistes ! Rouge ? Pour qu’on puisse le combattre plus facilement en tant que communiste ? Verte ? Pour la vie naturelle dont il se délecte ? Un artiste n’a pas à nous proposer un programme de gouvernement.

Nous avons entendu parler de sa république de Kalakuta. Ce nom serait une caricature de celui de sa cellule de prison et renverrait à la ville indienne de Calcutta. Celle-ci était célèbre pour son niveau élevé de pauvreté. C’est sur le chemin de Calcutta que Sœur Theresa a rencontré sa vocation. Kalakuta voulait faire culbuter la république des hypocrites et des zombies qui obéissent sans s’interroger. On ne peut alors s’étonner que la république officielle ait assiégé celle qui était sa mauvaise conscience et sa contestation radicale puis y ait mis le feu.

Merci Fela Anikulapo Kuti pour ce que le trompettiste Miles Davis appellerait « musique sociale ».

Pr Séry BAILLY
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