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Politique Publié le jeudi 23 avril 2009 | Fraternité Matin

Affaire Guy-André Kieffer: que de zones d ombre• Mme Gbagbo et le juge Ramaël en désaccord sur le lieu d’audition

L’audition de la Première dame, Simone Ehivet Gbagbo, et du ministre d’état Bohoun Bouabré pourrait avoir lieu cet après-midi à Abidjan.

Cinq ans se sont écoulés depuis la disparition du journaliste Guy-André Kieffer à Abidjan le 16 avril 2004. L’enquête menée par le juge français Patrick Ramaël a abouti à un acte d’accusation public que les médias résument par cette phrase lapidaire: “Kieffer a été enlevé par un commando d’hommes armés alors qu’il enquêtait sur les malversations dans la filière cacao”. Dans la foulée, on ajoute que le “témoin principal”, Michel Legré, dont la famille du journaliste disparu demande l’extradition en France, est le beau-frère de Simone Gbagbo. Avec cette précision pour ceux qui n’auraient pas compris: “L’épouse du président ivoirien”. Comme si Michel Legré n’avait d’autre occupation que d’être “le beau-frère de Simone Gbagbo”. Comme si c’était son métier...

S’il est établi que Michel Legré est bien le beau-frère de Simone Gbagbo, c’est hélas la seule certitude, reposant sur des faits avérés, après cinq ans d’enquête. Le reste n’est que rumeurs, témoins fantaisistes apparaissant deux ans après la disparition, élucibrations diverses et variées pour masquer l’échec d’une enquête reposant davantage sur des opinions pré-établies que sur de véritables investigations.

Pour comprendre l’affaire Kieffer, il faut en revenir aux faits. Quels sont-ils?

Guy-André enquêtait sur les malversations dans la filière cacao?

L’affirmation est vraie et fausse. Il avait enquêté mais n’enquêtait plus. Il avait largement diffusé en décembre 2003, soit quatre mois avant sa disparition, un rapport intitulé “Audit des flux financiers sur la filière cacao en Côte d’Ivoire”. Ce document était le résultat d’un travail de consulting réalisé par une équipe de Français, dont il était alors le chargé de communication. Abandonné en Côte d’Ivoire par ses amis français qui avaient plié bagage faute de financement, Kieffer, sincèrement animé d’un souci de moralisation de la vie publique ivoirienne, était resté seul à Abidjan. Dans un courrier électronique datant du 23 juillet 2003, il indiquait “être en Côte d’Ivoire l’un des relais de la “Lettre du Continent” et s’occuper “à la Primature depuis maintenant deux ans de la lutte anti-corruption dans la filière cacao”. De temps à autre, on pouvait aussi reconnaître sa plume dans des articles incendiaires publiés par des journaux d’opposition et signés par des pseudonymes.

Kieffer et ses amis ont réalisé un travail salutaire et insuffisamment reconnu. Pendant au moins un an avant sa disparition, le journaliste a diffusé son rapport, alerté ciel et terre, crié sa colère, fait grand tapage sans jamais en être empêché. D’où cette question de bon sens: si les personnes incriminées dans le rapport s’étaient senties en danger, pourquoi auraient-elles attendu si longtemps pour se débarrasser du gêneur alors que “le mal” (la publicité du rapport) était fait?

Le journaliste revenait d’un voyage en Guinée Bissau

En mars 2004, Guy-André Kieffer avait accompagné des opérateurs économiques libanais et français dans ce pays devenu une plaque tournante du narco-trafic. A la suite de ce voyage, un rapport attribué au journaliste disparu avait été publié sur des transferts d’argent entre les Trésors de la Côte d’Ivoire et de la Guinée-Bissau. Si on en croit Michel Legré s’exprimant dans une interview à Fraternité Matin dès le 22 avril 2004, Kieffer était revenu “inquiet” de ce voyage. “Quand je l’ai interrogé, ajoutait Legré, il m’a répondu avoir accompagné dans ce pays lusophone des amis qui ne respectent pas leurs engagements”. L’enquête s’est-elle intéressée à cette piste?

Qui est Michel Legré?

Il se présente comme l’ami de Guy-André avec qui il déjeunait trois ou quatre fois par semaine. Le vendredi 16 avil 2004, il avait rendez-vous avec lui en Zone 4. A midi, ne le voyant pas arriver, il a pris son repas seul avant de retrouver Kieffer vers 13 heures sur le parking du centre commercial Prima. Toujours selon Legré, le journaliste attendait «un Français qui lui doit de l’argent». C’est donc la dernière personne à avoir vu Guy-André vivant. Outre sa qualité de beau-frère de Simone Gbagbo, Legré est surtout décrit comme un personnage assez trouble évoluant dans le marigot franco-africain depuis un quart de siècle. Ses détracteurs affirment qu’il a été impliqué au début des années 80 dans une troublante affaire de recueils de fonds humanitaires sur un campus français. On le retrouve ensuite au Burkina où un journaliste africain meurt dans des circonstances mystérieuses durant son séjour. Il roule sa bosse dans différents pays d’Afrique où il effectue des missions aux contours incertains. Grâce à son mariage, il s’introduit dans le cercle des proches de Laurent Gbagbo. Dès le début des années 90, le futur président commence à le tenir à grande distance. Il est décrit comme un personnage peu équilibré ayant une tendance maniaque à nuire à ses amis les plus proches. Au journaliste français qui l’interroge au téléphone dès le 18 avril 2004, Legré indique déjà que Kieffer avait rendez-vous avec un Français sur le parking de Prima. Ajoutant spontanément que Guy-André avait un besoin urgent d’argent en raison de “trois mois d’arriérés de loyers” et lui avait demandé “10000 balles pour prendre de l’essence”. Le soir, il devait en effet se rendre à l’aéroport d’Abidjan pour embarquer à destination du Ghana et y retrouver son amie ghanéenne, épousée lors d’un mariage traditionnel.

Fin mai 2004, Legré est inculpé par la justice ivoirienne de “complicité d’enlèvement, de séquestration et d’assassinat”. On le soupçonne d’avoir servi de “chèvre” et d’avoir attiré son ami dans un piège. Il est établi qu’il a conduit lui-même la voiture du journaliste sur le parking de l’aéroport où on l’a découvert quelques semaines plus tard. L’ordinateur de Kieffer a aussi été retrouvé chez lui. Après avoir passé quelques mois à la Maison d’Arrêt d’Abidjan, Legré est aujourd’hui en liberté.

Kieffer a-t-il été enlevé par un commando armé?

Tenue aujourd’hui pour certaine, cette hypothèse n’est confirmée par aucun témoin, ni prouvée par quelque élément matériel. Elle ne résiste d’ailleurs pas à un examen précis des circonstances et de la topologie des lieux. Situé au coeur du quartier “blanc” d’Abidjan, la galerie marchande est truffée de vigiles. Aucun d’entre eux n’a rapporté de tels faits (en prenant pour hypothèse qu’ils aient été interrogés). Le parking de Prima est évidemment très fréquenté. Comment Guy-André Kieffer a-t-il pu s’évaporer, enlevé par un commando, en plein jour et en plein midi sans qu’aucun témoin se manifeste? Si ce scénario est peu plausible, il faut donc en chercher un autre, en écartant l’hypothèse farfelue selon laquelle le journaliste aurait disparu de son plein gré et serait en train de couler des jours heureux sous les cocotiers. Il existe deux autres solutions à l’énigme:

1. Kieffer a embarqué volontairement dans une voiture pour une destination inconnue. Mais comment imaginer que ce journaliste expérimenté et rompu aux arcanes de la vie ivoirienne, ait pu se jeter ainsi dans la gueule du loup.

2. Il a été attiré pour discuter dans un des locaux situés dans le périmètre du centre commercial. L’entretien avec son mystérieux interlocuteur s’est mal passé. Le journaliste a pu alors être séquestré et exfiltré pendant la nuit où on l’a fait disparaître.

Un meurtre sans cadavre

C’est une des énigmes de l’affaire. Guy-André Kieffer a été assassiné ou est mort à la suite de mauvais traitements, mais on n’a jamais retrouvé son cadavre. Depuis le début de la crise ivoirienne, il existe plusieurs cas d’assassinats non élucidés: celui du comédien Camara H, du médeçin Benoît Dacoury-Tabley... Ils sont considérés, sans doute à juste titre, comme des crimes à mobile politique. Mais dans tous ces cas, les corps des victimes ont été découverts quelques heures après le meurtre. Rien de tel dans l’affaire Kieffer. D’où cette question, pourquoi ne pas explorer aussi la piste mafieuse qui dispose d’un savoir-faire avéré dans la disparition des cadavres. Il existe en effet des mafias importées en Côte d’Ivoire qui ont prospéré sur le terreau de la crise traversée par le pays. Peut-être le journaliste a-t-il mis le nez, en enquêtant sur des affaires de blanchiment d’argent, sur des trafics liés à la drogue ou à l’argent du jeu.

Le téléphone de Monsieur Legré.

L’après-midi du 16 avril 2004, jour de la disparition de Guy-André, Michel Legré a beaucoup téléphoné pour avertir certains hiérarques du pouvoir en place de la disparition du journaliste. Cette agitation téléphonique est suspecte. Comment savait-il déjà que Kieffer avait disparu? Parce qu’il était injoignable sur son portable, peut-il répondre. L’attitude logique de Legré aurait été de considérer dans un premier temps que le portable de son ami, était soit déchargé, soit éteint ou même avait été volé, ce qui arrive parfois à Abidjan. Mais pas de déranger ses amis haut-placés sans s’être assuré de la disparition effective de Guy-André. S’il a agi ainsi, c’est qu’il possédait déjà des certitudes. Mais comment savait-il?

Une enquête tronquée

Découvrira-t-on un jour la vérité sur la disparition du journaliste français? Il est hélas permis d’en douter. L’enquête menée tant du côté ivoirien que français présente des lacunes très importantes. Côté ivoirien, où on dispose d’une police scientifique embryonnaire, on n’a pas mené, avant que le juge français ne soit saisi, les investigations qui puissent nourrir vraiment un dossier d’instruction. Côté français, le juge s’est concentré sur une seule piste, celle de la filière cacao. Elle ne peut être écartée mais il en existe d’autres.

Philippe Duval

journaliste, auteur de «Fantômes d’Ivoire» (éditions du Rocher, 2003) et de «Paroles d’Ivoire», documentaire diffusé sur France 5 et France O et sélectionné au Fipatel 2006

Option : Délit de… parenté!

Il ne faut pas condamner sans entendre. Cette maxime, qui fonde la justice, a-t-elle un sens dans la très désormais célèbre «affaire Kieffer» ? Avant d’être entendue – ce doit être fait aujourd’hui -, Simone Ehivet-Gbagbo semble être déjà condamnée. N’a-t-elle pas pour beau-frère l’un des amis du Franco-canadien, celui-là même qui fut la dernière personne à l’avoir vu ce 16 avril 2004 ? Etre la belle-sœur de l’ami d’un disparu fait donc forcément de vous «une personne qui détient des informations importantes pour l’aboutissement d’une enquête». Quand vous avez pour beau-frère l’ami de quelqu’un qui fait l’objet de multiples recherches, vous avez forcément beaucoup de choses à dire. Délit de… parenté. Vous êtes donc coupable d’office!

Alors, pourquoi les juges français ne songent-ils pas à entendre la femme – la sœur de Simone Gbagbo - de Michel Légré, ses cousines, ses cousins, ses frères, ses oncles, ses tantes et tous ses autres proches. D’être des parents de l’ami d’un disparu fait de vous des informateurs sûrs et même, très probablement, des complices et – pourquoi pas ? - des coupables.

Bohoun Bouabré, alors ministre de l’Economie et des Finances, doit savoir ce qu’il est advenu de Kieffer qui, dit-on, menait une enquête sur la filière café-cacao. Forcément. Puisque son ministère s’occupait de ce monde qui brasse tant de milliards. Mais combien sont-elles ces personnes disparues dans notre pays parce qu’elles voulaient illuminer cet univers des rayons de la vérité?

Quelles étaient les relations de Simone Gbagbo et de Bohoun Bouabré avec Kieffer? Quels intérêts avaient-ils en commun au point de tirer profit de sa disparition ou de sa mort? Pourquoi Kieffer devait-il disparaître? Pour que Simone Gbagbo et Bohoun Bouabré vivent en toute sérénité? Kieffer était-il si dangereux pour ces deux personnalités?

Simone Gbagbo est la première Dame de ce pays. Bohoun Bouabré, lui, est ministre d’Etat. Tous les deux sont du même parti politique. Et des proches de Laurent Gbagbo, qui, durant les années brûlantes de la crise, fut peint et dépeint comme un «être infréquentable» et «dangereux». Sentence sans appel!

Aux lendemains de son accession à la magistrature suprême, il fut accusé, sans preuves, bien évidemment, d’être l’instigateur «du charnier de Yopougon». Puis, le «chef» «des escadrons de la mort». Graves accusations portées par des rivaux politiques, soutenus par des témoins dont les thèses se sont effritées comme des ailes de papillon au toucher. Pour ne pas faire les choses à moitié, il fallait, bien évidemment, toucher à sa… moitié. Elle fut donc, elle aussi, traînée dans la boue de cette pathétique, mais lugubre et sanglante mascarade…

Puis arrive cette non moins lugubre «affaire Kieffer». Ici, ce sont les liens de parenté de la Première dame avec celui qui aurait été le dernier à avoir vu (?) le journaliste franco-canadien vivant, qui permettent cette autre accusation contenue dans la campagne médiatique conduite par des confrères d’ailleurs et d’ici. Si le nom de Simone Ehivet-Gbagbo est, une fois encore, cité, celui de Laurent Gbagbo, lui, semble oublié. Mais nous savons tous que dans le viseur de cette justice là, il y a une autre cible, la «vraie»!

Pourvu que les balances de la justice ne trébuchent pas.

par Agnès Kraidy
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