Depuis une quinzaine d'années, la Côte d'Ivoire vit au rythme de l'’Ivoirité et du patriotisme. Dr Fahé démonte ici le mécanisme politique qui a conduit à l'utilisation de ces concepts par les différents régimes.
•Qu'est-ce que le patriotisme ?
Par ma culture, je n'ai pas pour habitude de partir des définitions abstraites. C'est l'analyse des faits, des évènements qui me permettent de donner un contenu à un concept. Un concept ne s'auto-produit pas, il est le résultat d'un voyage entre la pratique, un fait et la réflexion. Pour moi, il n'y a pas de patriotisme en général. Le patriotisme se rattache à la défense des intérêts nationaux.
•Avec une telle définition, n'êtes-vous pas en train d'élargir la notion de patriotisme qu'on peut simplement ramener à la défense de la patrie ?
Quand vous avez dit défendre la patrie, vous n'avez pas défini le patriotisme.
•Défendre la patrie contre une invasion extérieure par exemple…
Ça, ce sont les conditions objectives. La défense de la patrie, c'est d'un point de vue global. La patrie peut être agressée idéologiquement, culturellement, économiquement, politiquement, militairement. Tout cela peut se développer au même moment ou à des moments différents. Donc, chaque bataille participe de la défense de la patrie. C'est l'ensemble de tout cela qu'on appelle la défense de la patrie. La Côte d'Ivoire est le symbole même de la néo-colonie. De tous les Etats africains sortis du colonialisme-impérialiste (occupation coloniale directe), pour accéder à ce qu'on a appelé dans les années soixante l'indépendance, la Côte d'Ivoire est l'un des pays, sinon le pays, où les intérêts français coloniaux sont encore très présents. Dernièrement, sous le règne du président Houphouët-Boigny, les postes les plus importants de l'administration et même de la présidence étaient détenus par des non-Ivoiriens. Belkhiry, Guy-Nairay, etc. A un moment même, chaque ministre avait son conseiller Français. On dira qu'à cette époque-là, nous n'avions pas les ressources humaines. C'est une belle excuse. Un pays comme la Guinée a basculé du jour au lendemain d'une situation de présence française à une situation de non-présence française.
•Lorsqu'on compare aujourd'hui le niveau de développement de la Guinée à celui de la Côte d'Ivoire, l'avantage va au second.
Oui, mais le développement sur quel plan ? La question se pose par rapport aux conditions de vie et de travail des citoyens. Aujourd'hui, les chiffres officiels disent 48,9% de pauvres en Côte d'Ivoire. Cela est-il différent de la situation de la Guinée?
•Les services sociaux de base fonctionnent très mal en Guinée.
Nous-mêmes nous sommes aussi dans la même situation…
•Il y a eu un peu plus de prospérité quand même en Côte d'Ivoire?
Oui, je vous le concède. Je ne veux pas passer un coup de balais sur ce qui existe. Des infrastructures ont été construites etc. Je me surprends même quelques fois à regretter une certaine période. Je vais vous raconter un fait qui m'a marqué. J'ai été blessé à la jambe en juillet-août 1978, dans mon village à Man. J'ai été transféré par avion sanitaire au Chu de Cocody. Si c'était aujourd'hui, il n'y aurait même pas d'ambulance pour m'emmener au centre de santé de Man.
Donc, des choses ont été faites, je le reconnais bien volontiers.
Ce qui est important, c'est la question de la défense de la patrie. Il y a des choses qu'on peut considérer comme les intérêts nationaux. Du point de vue politique, c'est la capacité du pays, le droit pour le peuple d'un pays à choisir ses propres dirigeants, le type d'Etat, la forme de gouvernement qu'il veut.
•En Côte d'Ivoire, le peuple a la liberté de choisir. Il y a eu différentes élections, en 2000 par exemple.
Est-ce que la démocratie est possible dans un pays néo-colonisé ? Dans un pays où les ressources sont la propriété d'une autre nation ? Où les questions militaires sont déterminées par les intérêts d'un autre Etat ? Où des accords inégaux lient l'Etat de ce pays à un autre ? Pour nous, la lutte pour la démocratie se résume aujourd'hui fondamentalement à la lutte pour avoir la maîtrise des choix fondamentaux qui engagent l'avenir de notre pays. Pour le moment ce n'est pas le cas. Vous avez le Traité de défense, l'Accord militaire. Il y a des dispositions qui disent que même les produits du sol et du sous-sol reviennent d'office à la France. Si nous voulons acheter une arme, il faut que ce soit prioritairement à la France, ce n'est pas une liberté de choix.
•Mais, avec la crise de septembre 2002, la Côte d'Ivoire a pu s'approvisionner en Europe de l'Est.
Ça n'a pas été de gaieté de cœur. Si vous ajoutez l'Accord monétaire, l'Accord de Cotonou et bien d'autres choses, c'est le prolongement de la situation coloniale d'avant. Parce que la Convention de Yaoundé qui est devenue l'Accord de Cotonou est un ravalement de façade. On était supposé avoir acquis l'indépendance, donc on a adapté ces textes juridiques à la nouvelle situation. Quand l'Etat d'un pays aide à boucler le budget d'un autre pays, ce n'est pas un Etat indépendant. Nous sommes un territoire d'outre-mer de ce point de vue.
•Pour revenir au patriotisme, ce mot est abondamment utilisé depuis quelques années. Quelle lecture en faites-vous?
Il y a une lecture circonstancielle. L'interprétation, les agissements sont liés à une période de crise. Ce qui fait que quelques fois, la défense de la patrie ressemble fort curieusement à de la xénophobie. Et, certains n'ont pas manqué de faire le lien entre ces comportements et la xénophobie. Et là encore, on a fait l'amalgame. On a dit : « un pays qui a reçu tant d'étrangers ne peut pas être xénophobe ». Mais, il s'agit de juger le pays sur le long terme, par rapport à des actes qui sont posés à un moment donné de sa vie sociale. Les gens qui ont dit que la Côte d'Ivoire était xénophobe se basaient sur ce qui se développait au moment de la crise. De ce point de vue, ils avaient raison. Il y avait des attitudes xénophobes qui s'étaient développées dans le pays. Mais, cela ne veut pas dire que tous les Ivoiriens étaient xénophobes. Il y a des gens qui sont xénophobes en Côte d'Ivoire depuis toujours. Il y en a par contre qui ne le sont pas. La question est de savoir quel est le rapport de force entre les deux groupes.
Deuxièmement, la notion de patriotisme a une histoire dans notre pays. Je ne remonterai pas au parti de Pépé Paul, à l'expulsion d'étrangers à l'époque. Ce sont des bouillonnements qui correspondent à des revendications précises à un moment donné. Mais, de façon globale, ce pays est un pays ouvert. Si on veut rétablir les choses, du point de vue de l'histoire politique récente, on dira que le problème de défense de la patrie ou l'Ivoirité, parce que les deux concepts ont tendance à avoir un même contenu, et ont commencé dans la période 1990-1994. Quand le Rdr (Ndlr, Rassemblement des républicains) est arrivé. Non pas la naissance du Rdr, mais quand il est apparu que M. Ouattara (Ndlr, Alassane Dramane Ouattara) appartenait à ce parti, et que probablement il deviendrait le candidat de ce parti. On a commencé d'abord par dire qu'il n'est pas éligible. Je vous renvoie à un document produit en 1995 par Le Démocrate, organe du Pdci (Ndlr, Parti Démocratique de Côte d'Ivoire). Donc on est parti de la question de l'éligibilité à la question de la citoyenneté et de la nationalité.
•C'étaient là les prémices du patriotisme actuel…
Oui. Parce que lorsqu'on dit que pour être candidat, il faut être Ivoirien d'origine c'est une caractérisation absolument floue juridiquement. Du point de vue de la loi, la Côte d'Ivoire, telle qu'elle existe aujourd'hui, date d'août 1960. La Côte d'Ivoire d'avant, c'est une Côte d'Ivoire française. Donc il faut savoir à quelle période on renvoie quand on dit qu'il faut être Ivoirien d'origine. Et puis, ce pays est une création française.
•Est-ce qu'il y avait des dangers qui planaient sur la Côte d'Ivoire au point où l'on ait eu recours au patriotisme ?
Si vous prenez le problème comme cela, je répondrai non.
Ce n'était pas le peuple de Côte d'Ivoire qui était en danger. C'est la faction autocratique de la bourgeoisie compradore ivoirienne dont les intérêts économiques et l'hégémonie politique étaient en danger. Il faut rappeler que la crise qui commence véritablement vers les années 1980 mine fondamentalement les bases du régime de cette classe sociale. La boucle du cacao a émigré du Sud-Est vers le Sud-Ouest. Ça entraîne une paupérisation relative des populations autrefois riches. Et l'émergence, conséquemment d'une autre couche de la population, composée essentiellement de migrants, burkinabé mais aussi ivoiriens.
Donc, premier élément, délitement des bases économiques de la fraction bourgeoise qui était au pouvoir. Deuxièmement, la crise contribue à saper toutes les entreprises publiques, notamment la plus essentielle d'entre elles, la Caisse de stabilisation (Ndlr, Caisse de soutien et de stabilisation des prix des produits agricoles), qui constituait l'élément fondamental de reproduction, d'enrichissement de la classe dirigeante. A partir de ce moment, on arrive à un effritement de la légitimité des gens qui sont au pouvoir. Ceux qui étaient au pouvoir entre 1980 et 2000 étaient obligés de prendre des mesures qui sapent les bases de leur propre pouvoir. Ils ont pris des mesures qui ont durement frappé la classe moyenne qui est à la base de toute économie forte (baux, internats,…), surtout dans un pays comme le nôtre. L'Ivoirité n'est donc pas apparue de façon subreptice. Elle est apparue à un moment où cette couche de la classe dirigeante avait besoin de légitimer son pouvoir. Elle avait besoin de se maintenir à la tête de l'Etat. Il faut que cela se justifie. La justification qu'elle a trouvée c'est de dire premièrement qu'il faut empêcher les gens qui viennent d'ailleurs de venir nous commander. Le régime a voulu apparaître comme le défenseur des sans-emploi, des sans-terre, de la propriété foncière. Il l'a traduit sur le plan politique par la réforme du code électoral, le 16 décembre 1994. Il s'agit maintenant, pour être candidat, d'être né de père et de mère ivoiriens. Cela, pour neutraliser ce que j'appelle le représentant de la fraction libérale de la bourgeoisie, M. Ouattara, dont la légitimité est née pendant la période de crise. Je vous rappelle qu'on est allé le chercher. Deuxièmement, lorsque son gouvernement tombe à la mort de Houphouët, tous ses ministres le suivent. Quand le Rdr est né, beaucoup y ont adhéré. Et, fait extrêmement important, la Rénovation, fraction du Pdci, s'identifie à lui. Donc, il fait peur. Pour la première fois dans l'histoire du pays, la fraction bourgeoise sent que son pouvoir peut basculer. C'est le désarroi total. Elle cherche dans toutes les directions le moyen de neutraliser cet adversaire. Voilà pourquoi Bédié a utilisé le concept d'ivoirité.
Interview réalisée par Kesy B. Jacob
•Qu'est-ce que le patriotisme ?
Par ma culture, je n'ai pas pour habitude de partir des définitions abstraites. C'est l'analyse des faits, des évènements qui me permettent de donner un contenu à un concept. Un concept ne s'auto-produit pas, il est le résultat d'un voyage entre la pratique, un fait et la réflexion. Pour moi, il n'y a pas de patriotisme en général. Le patriotisme se rattache à la défense des intérêts nationaux.
•Avec une telle définition, n'êtes-vous pas en train d'élargir la notion de patriotisme qu'on peut simplement ramener à la défense de la patrie ?
Quand vous avez dit défendre la patrie, vous n'avez pas défini le patriotisme.
•Défendre la patrie contre une invasion extérieure par exemple…
Ça, ce sont les conditions objectives. La défense de la patrie, c'est d'un point de vue global. La patrie peut être agressée idéologiquement, culturellement, économiquement, politiquement, militairement. Tout cela peut se développer au même moment ou à des moments différents. Donc, chaque bataille participe de la défense de la patrie. C'est l'ensemble de tout cela qu'on appelle la défense de la patrie. La Côte d'Ivoire est le symbole même de la néo-colonie. De tous les Etats africains sortis du colonialisme-impérialiste (occupation coloniale directe), pour accéder à ce qu'on a appelé dans les années soixante l'indépendance, la Côte d'Ivoire est l'un des pays, sinon le pays, où les intérêts français coloniaux sont encore très présents. Dernièrement, sous le règne du président Houphouët-Boigny, les postes les plus importants de l'administration et même de la présidence étaient détenus par des non-Ivoiriens. Belkhiry, Guy-Nairay, etc. A un moment même, chaque ministre avait son conseiller Français. On dira qu'à cette époque-là, nous n'avions pas les ressources humaines. C'est une belle excuse. Un pays comme la Guinée a basculé du jour au lendemain d'une situation de présence française à une situation de non-présence française.
•Lorsqu'on compare aujourd'hui le niveau de développement de la Guinée à celui de la Côte d'Ivoire, l'avantage va au second.
Oui, mais le développement sur quel plan ? La question se pose par rapport aux conditions de vie et de travail des citoyens. Aujourd'hui, les chiffres officiels disent 48,9% de pauvres en Côte d'Ivoire. Cela est-il différent de la situation de la Guinée?
•Les services sociaux de base fonctionnent très mal en Guinée.
Nous-mêmes nous sommes aussi dans la même situation…
•Il y a eu un peu plus de prospérité quand même en Côte d'Ivoire?
Oui, je vous le concède. Je ne veux pas passer un coup de balais sur ce qui existe. Des infrastructures ont été construites etc. Je me surprends même quelques fois à regretter une certaine période. Je vais vous raconter un fait qui m'a marqué. J'ai été blessé à la jambe en juillet-août 1978, dans mon village à Man. J'ai été transféré par avion sanitaire au Chu de Cocody. Si c'était aujourd'hui, il n'y aurait même pas d'ambulance pour m'emmener au centre de santé de Man.
Donc, des choses ont été faites, je le reconnais bien volontiers.
Ce qui est important, c'est la question de la défense de la patrie. Il y a des choses qu'on peut considérer comme les intérêts nationaux. Du point de vue politique, c'est la capacité du pays, le droit pour le peuple d'un pays à choisir ses propres dirigeants, le type d'Etat, la forme de gouvernement qu'il veut.
•En Côte d'Ivoire, le peuple a la liberté de choisir. Il y a eu différentes élections, en 2000 par exemple.
Est-ce que la démocratie est possible dans un pays néo-colonisé ? Dans un pays où les ressources sont la propriété d'une autre nation ? Où les questions militaires sont déterminées par les intérêts d'un autre Etat ? Où des accords inégaux lient l'Etat de ce pays à un autre ? Pour nous, la lutte pour la démocratie se résume aujourd'hui fondamentalement à la lutte pour avoir la maîtrise des choix fondamentaux qui engagent l'avenir de notre pays. Pour le moment ce n'est pas le cas. Vous avez le Traité de défense, l'Accord militaire. Il y a des dispositions qui disent que même les produits du sol et du sous-sol reviennent d'office à la France. Si nous voulons acheter une arme, il faut que ce soit prioritairement à la France, ce n'est pas une liberté de choix.
•Mais, avec la crise de septembre 2002, la Côte d'Ivoire a pu s'approvisionner en Europe de l'Est.
Ça n'a pas été de gaieté de cœur. Si vous ajoutez l'Accord monétaire, l'Accord de Cotonou et bien d'autres choses, c'est le prolongement de la situation coloniale d'avant. Parce que la Convention de Yaoundé qui est devenue l'Accord de Cotonou est un ravalement de façade. On était supposé avoir acquis l'indépendance, donc on a adapté ces textes juridiques à la nouvelle situation. Quand l'Etat d'un pays aide à boucler le budget d'un autre pays, ce n'est pas un Etat indépendant. Nous sommes un territoire d'outre-mer de ce point de vue.
•Pour revenir au patriotisme, ce mot est abondamment utilisé depuis quelques années. Quelle lecture en faites-vous?
Il y a une lecture circonstancielle. L'interprétation, les agissements sont liés à une période de crise. Ce qui fait que quelques fois, la défense de la patrie ressemble fort curieusement à de la xénophobie. Et, certains n'ont pas manqué de faire le lien entre ces comportements et la xénophobie. Et là encore, on a fait l'amalgame. On a dit : « un pays qui a reçu tant d'étrangers ne peut pas être xénophobe ». Mais, il s'agit de juger le pays sur le long terme, par rapport à des actes qui sont posés à un moment donné de sa vie sociale. Les gens qui ont dit que la Côte d'Ivoire était xénophobe se basaient sur ce qui se développait au moment de la crise. De ce point de vue, ils avaient raison. Il y avait des attitudes xénophobes qui s'étaient développées dans le pays. Mais, cela ne veut pas dire que tous les Ivoiriens étaient xénophobes. Il y a des gens qui sont xénophobes en Côte d'Ivoire depuis toujours. Il y en a par contre qui ne le sont pas. La question est de savoir quel est le rapport de force entre les deux groupes.
Deuxièmement, la notion de patriotisme a une histoire dans notre pays. Je ne remonterai pas au parti de Pépé Paul, à l'expulsion d'étrangers à l'époque. Ce sont des bouillonnements qui correspondent à des revendications précises à un moment donné. Mais, de façon globale, ce pays est un pays ouvert. Si on veut rétablir les choses, du point de vue de l'histoire politique récente, on dira que le problème de défense de la patrie ou l'Ivoirité, parce que les deux concepts ont tendance à avoir un même contenu, et ont commencé dans la période 1990-1994. Quand le Rdr (Ndlr, Rassemblement des républicains) est arrivé. Non pas la naissance du Rdr, mais quand il est apparu que M. Ouattara (Ndlr, Alassane Dramane Ouattara) appartenait à ce parti, et que probablement il deviendrait le candidat de ce parti. On a commencé d'abord par dire qu'il n'est pas éligible. Je vous renvoie à un document produit en 1995 par Le Démocrate, organe du Pdci (Ndlr, Parti Démocratique de Côte d'Ivoire). Donc on est parti de la question de l'éligibilité à la question de la citoyenneté et de la nationalité.
•C'étaient là les prémices du patriotisme actuel…
Oui. Parce que lorsqu'on dit que pour être candidat, il faut être Ivoirien d'origine c'est une caractérisation absolument floue juridiquement. Du point de vue de la loi, la Côte d'Ivoire, telle qu'elle existe aujourd'hui, date d'août 1960. La Côte d'Ivoire d'avant, c'est une Côte d'Ivoire française. Donc il faut savoir à quelle période on renvoie quand on dit qu'il faut être Ivoirien d'origine. Et puis, ce pays est une création française.
•Est-ce qu'il y avait des dangers qui planaient sur la Côte d'Ivoire au point où l'on ait eu recours au patriotisme ?
Si vous prenez le problème comme cela, je répondrai non.
Ce n'était pas le peuple de Côte d'Ivoire qui était en danger. C'est la faction autocratique de la bourgeoisie compradore ivoirienne dont les intérêts économiques et l'hégémonie politique étaient en danger. Il faut rappeler que la crise qui commence véritablement vers les années 1980 mine fondamentalement les bases du régime de cette classe sociale. La boucle du cacao a émigré du Sud-Est vers le Sud-Ouest. Ça entraîne une paupérisation relative des populations autrefois riches. Et l'émergence, conséquemment d'une autre couche de la population, composée essentiellement de migrants, burkinabé mais aussi ivoiriens.
Donc, premier élément, délitement des bases économiques de la fraction bourgeoise qui était au pouvoir. Deuxièmement, la crise contribue à saper toutes les entreprises publiques, notamment la plus essentielle d'entre elles, la Caisse de stabilisation (Ndlr, Caisse de soutien et de stabilisation des prix des produits agricoles), qui constituait l'élément fondamental de reproduction, d'enrichissement de la classe dirigeante. A partir de ce moment, on arrive à un effritement de la légitimité des gens qui sont au pouvoir. Ceux qui étaient au pouvoir entre 1980 et 2000 étaient obligés de prendre des mesures qui sapent les bases de leur propre pouvoir. Ils ont pris des mesures qui ont durement frappé la classe moyenne qui est à la base de toute économie forte (baux, internats,…), surtout dans un pays comme le nôtre. L'Ivoirité n'est donc pas apparue de façon subreptice. Elle est apparue à un moment où cette couche de la classe dirigeante avait besoin de légitimer son pouvoir. Elle avait besoin de se maintenir à la tête de l'Etat. Il faut que cela se justifie. La justification qu'elle a trouvée c'est de dire premièrement qu'il faut empêcher les gens qui viennent d'ailleurs de venir nous commander. Le régime a voulu apparaître comme le défenseur des sans-emploi, des sans-terre, de la propriété foncière. Il l'a traduit sur le plan politique par la réforme du code électoral, le 16 décembre 1994. Il s'agit maintenant, pour être candidat, d'être né de père et de mère ivoiriens. Cela, pour neutraliser ce que j'appelle le représentant de la fraction libérale de la bourgeoisie, M. Ouattara, dont la légitimité est née pendant la période de crise. Je vous rappelle qu'on est allé le chercher. Deuxièmement, lorsque son gouvernement tombe à la mort de Houphouët, tous ses ministres le suivent. Quand le Rdr est né, beaucoup y ont adhéré. Et, fait extrêmement important, la Rénovation, fraction du Pdci, s'identifie à lui. Donc, il fait peur. Pour la première fois dans l'histoire du pays, la fraction bourgeoise sent que son pouvoir peut basculer. C'est le désarroi total. Elle cherche dans toutes les directions le moyen de neutraliser cet adversaire. Voilà pourquoi Bédié a utilisé le concept d'ivoirité.
Interview réalisée par Kesy B. Jacob