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Société Publié le samedi 27 mars 2010 | Le Patriote

17 ans après la disparition du premier président ivoirien : L’agonie des crocodiles d’Houphouët-Boigny

Il a presque la soixantaine, mais on lui en donnerait moins. Tant il est alerte et semble se bonifier avec l’âge, comme le vin. A la fin de l’année, il ira à la retraite, après de loyaux services à nourrir et à soigner les 500 crocodiles, caïmans et alligators qui vivent dans les trois lacs jouxtant la résidence de Félix Houphouët-Boigny à Yamoussoukro. Dicko Chokaye, le peulh malien s’occupe depuis 30 ans, du plan d’eau et surtout des centaines des sauriens qui y vivent. Il a à ses côtés deux stagiaires, Keita Issa et Cissé Souleymane qui prendront la succession. Comme lui-même a hérité de ses devanciers Cissé Gnogomain, Cissé Liya et Cissé Ibrahim. Il est 11H 45 ce lundi 22 mars, quand nous arrivons au bord du lac. Le soleil est des plus brillants. Dès que nous parvenons au niveau de la clôture en fer qui entoure l’eau, deux jeunes gens s’approchent. Nous voulons en savoir un peu plus sur les crocodiles du premier président ivoirien. Comme s’ils respectaient un rituel ou une certaine tradition établie, ils font appel au maître des lieux, Dicko Chokaye. Après nous avoir chaleureusement salués, il se met en face du premier site aux caïmans. L’eau est calme, tranquille, sans bruit, comme si ces animaux étaient dans les bras de Morphée. Normal, les crocodiles ne sortent qu’aux environs de 17h, pour prendre leur repas quotidien. Face à l’étang, Dicko Chokaye marmonne des mots, dans sa langue : « Yo, Yo, Yo, « capitaine, Gri ». Le capitaine est le patron du premier site. Il y règne en maître absolu, en attendant l’arrivée du « Commandant » qui contrôle les trois sites. Selon Keita Issa, ce crocodile de plus d’une tonne et d’une longueur de 4,5 mètres, n’est visible que tous les trois mois, pour faire l’état des lieux dans les trois sites. Pendant qu’il s’adresse à ces sauriens, Dicko nous demande le nombre de poulets que nous comptons donner aux crocodiles. Nous prenons l’engagement sur quatre poulets à raison de 2500frs Cfa l’unité. L’homme parle plus fort, comme s’il parlait à des hommes. Subitement, l’eau commence à bouger et une dizaine de crocodiles font mouvement vers la berge où se tient le « maître ». De manière souveraine, le « Capitaine » fait son apparition, comme le chanteur principal d’une soirée musicale. Il avait bien besoin de se faire désirer. Il sent qu’il est le chouchou de Dicko Chokaye. Le cérémonial peut commencer. Le stagiaire Keita Issa lance un poulet. Il atterrit en plein vol dans la gueule d’une femelle. Un deuxième provoque une empoignade entre deux gros sauriens, avant d’être avalée d’un coup sec par le plus fort. Le « capitaine contemple la scène. Le troisième coq lui tombe dans les puissantes mâchoires. D’un geste majestueux, il se retourne et repart d’où il est venu, comme s’il savait que l’heure du repas n’était pas proche. Trois crocodiles sont sur la berge, ils se disputent le dernier poulet qui a pu ajourner sa fin, sans possibilité de s’en tirer vu la faim qui tenaille les locataires du lac et surtout de la clôture qui empêche toute fuite. Une minute plus tard, le sort de la volaille est scellé. Dicko Chokaye est en plein sur la berge. Il joue avec les sauriens, les tenant par la queue. Un exercice qui n’est pas permis à tout le monde. Même pas aux stagiaires qui n’ont pas encore la science. Dicko communique et communie avec ces bêtes qu’il connaît depuis trois décennies. Hors du lac qui a retrouvé sa quiétude ordinaire, ce ressortissant malien nous raconte l’histoire des crocodiles dont la vie est entourée de beaucoup de mystères. Avec la mémoire assez vivace, malgré l’usure du temps, Dicko Chokaye nous apprend que « les premiers caïmans sont arrivés en 1967 du Mali, grâce à un don du président malien, Modibo Keita à son homologue ivoirien, Félix Houphouët-Boigny. Ensuite le père de la nation ivoirienne en a acquis quatre de Touba et un alligator des Etats-Unis ». Aujourd’hui, il dénombre plus de 500 bêtes. Comment fait-il pour en avoir la certitude ? « C’est un secret », tranche t-il. Il faut sûrement en avoir pour dompter de si dangereux animaux.

3 bœufs par jour sous Houphouët, 30 kilos de viande après sa mort

Pour la petite histoire, deux accidents sont survenus depuis qu’il gère ces trois sites. Le premier a eu lieu en décembre 93 pendant les obsèques de Félix Houphouët Boigny. Un adepte de Bacchus, trop ivre, s’est hasardé à prendre un bain en ces lieux. Il a été tué et dévoré par les crocodiles. Le second remonte en 2007 où une folle a été mangée par les locataires du lac.

Arrive t-il que des caïmans meurent ? « Bien sûr », rétorque l’ami Dicko. Qui rappelle que des sauriens se tuent entre eux. Il nous indique également que trois mois après le rappel à Dieu du premier président ivoirien, le plus gros crocodile des Lacs, nommé « Capitaine Diallo » a quitté l’eau, comme s’il avait senti le grand malheur, pour aller mourir dans le jardin de la résidence.

Depuis, un pan de cet espace sert de cimetière à ses animaux. Pour autant, la survie de l’espèce est-elle menacée ? Pour le stagiaire Keita Issa, la pérennité pourrait être acquise dans la mesure où une femelle pond en général 20 à 30 œufs par an. Si les trois sites contiennent au total plus de 500 crocodiles, le danger, selon les trois hommes se situent au niveau du budget désormais alloué aux bêtes et leur propre traitement salarial. A l’unisson, tous clament sans discontinuité : « les années Houphouët-Boigny étaient les meilleures ».

Avec beaucoup de nostalgie, ils se souviennent de cette période faste, où ils étaient traités avec beaucoup d’égard par le père de la nation ivoirienne. Pour les caïmans, Houphouët Boigny, Ngo Blaise et Mamie Djeneba, en guise de repas quotidien, donnaient trois bœufs aux crocodiles. Une initiative poursuivie par le Président Bédié. Depuis lors, c’est le temps de la disette et des vaches maigres. Désormais, les 500 crocodiles ont droit en commun à 30 kilos de viande qui leur sont livrés tous les soirs à 17H. En termes de moyenne, cela équivaut à moins de 60 grammes de viande pour chaque bête. Dans un étang fonctionnant selon la loi du plus fort, il est plus que certain que certains caïmans ne gagnent rien à se mettre sous la dent. A ce rythme, l’agonie n’est plus loin.

Que dire du traitement de Dicko Chokaye et de ses stagiaires ? Eux non plus ne roulent guère sur l’or.

L’agonie est pour demain si rien n’est fait maintenant

S’ils pensent que leurs conditions salariales sont acceptables, ils demeurent convaincus de mériter mieux. Avec un pincement au cœur, ils regrettent la mort du « grand baobab protecteur », Houphouët-Boigny. Avec enthousiasme cependant, ils relatent la réussite sociale du précurseur des gardiens des Lacs, Cissé Gnogomain, propriétaire d’un immeuble à Yamoussoukro. A quelques mois de son départ à la retraite, Dicko Chokaye a le regard perplexe des hommes qui s’interrogent sur leur avenir, devant un présent pas du tout reluisant. Une situation qui attriste les deux stagiaires, Keita Issa et Cissé Souleymane. « Patron, fais tout pour que nos conditions et celles des crocodiles s’améliorent ». Nous supplient-ils. En avons-nous le pouvoir ? Peut-être par l’écriture qui dénonce les travers et qui apporte la thérapie aux âmes en souffrance. Il est 13h quand nous quittions les lieux. Les trois sites avaient retrouvé leur quiétude quelque peu troublée par notre présence. Les locataires des lieux attendront encore quatre heures pour se nourrir, pour ceux qui auront assez de ténacité et de chance pour avoir une partie des 30 kilos de viande. Les autres attendront la ronde des jours, pour espérer un sort meilleur. En tout cas, le mystère des crocodiles d’Houphouët-Boigny reste entier. Le vieux Dicko Chokaye est convaincu des miracles opérés par le lac aux caïmans : « Une offrande à ces bêtes peut procurer beaucoup de bénéfices à son donateur ». Nous pensons prestement aux quatre poulets octroyés.

Pour sûr, si ce n’est pas encore l’hécatombe, l’agonie ne sera pas loin si une nouvelle donne ne voit pas le jour. Sans conteste, l’Etat ivoirien doit faire un peu plus pour sauver ce patrimoine désormais national, qui, bien tenu, pourrait rapporter de bonnes dividendes touristiques.

Bakary Nimaga
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