Le Front populaire ivoirien (FPI, au pouvoir s’apprête à célébrer, du 29 mars au 2 mai 2010, sa traditionnelle Fête de la Liberté initiée depuis le 30 avril 1991. Sur l’opportunité et l’utilité de la célébration de cette fête, le professeur de Droit constitutionnel et de Science politique, militant FPI de première heure, Boniface Ouraga Obou, a décidé de se prononcer. De prendre position. Suivons-le. C’était il y a au moins vingt ans. Comme la plupart des Africains, sans sourciller, on croupissait sous le règne d’un pouvoir sans partage. Dans ce monde, tout inclinait au monolithisme. Le Père fondateur y était derrière, avant et au-dessus de tout. Or, le rêve d’une minorité d’utopistes invétérés, “disciples de Don Quichotte”, était de s’y poser en redresseurs de torts. Et pourtant, personne ne le leur demandait. Nul n’avait besoin de leur altruisme. Mais eux, ils y croyaient. Rêvant d’un monde idyllique, leur rêve utopique ou presque insensé, était d’user de la démocratie et de changer radicalement une société politiquement archaïque. Une société où le mensonge, la corruption, l’absence de liberté et les inégalités sociales cohabitaient. Du moins, ils s’y côtoyaient et s’y rivalisaient d’ingéniosité. Comment en serait-il autrement, lorsque le Père fondateur, “géniteur de la République”, était aussi chef du parti unique, négateur par essence ? En raison de la personnification extrême de son pouvoir il y incarnait à la fois l’Etat et la nation. De la sorte, il ravalait tous les autres pouvoirs au rang de faire-valoir. C’était un “Démiurge”. Y prendre donc la bastille pour mettre fin aux privilèges indûment acquis était un rêve insensé. C’était une illusion. C’était si risqué et si périlleux que malgré le multipartisme de droit, il était interdit d’y toucher. Ceux qui ont eu l’outrecuidance de se soustraire à cette interdiction de fait ont inexorablement perdu leur liberté (exil forcé de Laurent Gbagbo, avril 1982- septembre 1988). Les moins chanceux ne sont plus de ce monde (Kragbé Gnangbé et autres anonymes). Mais progressivement, d’autres rêveurs, également nourris aux mamelles du “donquichottisme”, se sont joints à eux pour braver cette interdiction. A l’instar des émeutiers français du 14 juillet 1789, c’est-à-dire, sous le coup de boutoir répété des combattants de la liberté, la dictature a terriblement tremblé. Elle s’est fissurée. Elle s’est affaissée. Elle aurait pu s’écrouler mais elle n’a pas totalement rompu. Son vacillement irréversible aurait dû l’entraîner dans sa chute mais ce ne fut pas le cas. Cependant, de mauvais gré, cette dérive dictatoriale, moins arrogante et conquérante, a perdu de sa superbe. Désormais dévitalisée, elle a donné naissance à la reconnaissance de son contraire, à savoir le multipartisme. C’est dire que “le fait du prince” a mis injustement en hibernation le multipartisme. Mais dans sa fonction ambivalente, si le “fait du prince” a pratiquement éteint le pluralisme politique, il venait, aussi surprenant soit-il, de le ressusciter. Contre son gré, il l’a sorti du sommeil ou coma artificiel où il l’avait volontairement plongé. En fin de compte, cette dérive totalitaire s’effondre en partie. Ebranlée, elle entraîne dans son déferlement, l’extinction du culte de la pensée unique et l’infaillibilité du chef. Toutefois, cette agonie n’éradiquera pas les réflexes du parti unique. Cependant, fêtons la liberté! C’est le sens du 30 avril 1990. Ce “tsunami politique” marque le Jour de conquête et de commémoration de notre liberté. Celle que nous avons perdue après la suppression du travail forcé et l’accession à l’indépendance. Dans sa dualité, ce “tsunami politique” met fin au monolithisme. De plus, il annonce l’avènement du pluralisme politique et syndical. Contrairement à ce que certains ont pu penser, ce fait générateur de révolution politique n’est pas un acte de générosité ou de magnanimité du prince dictateur. Sous la pression de la rue, la dictature cédait ainsi partiellement le pas à la liberté et à la démocratie. Mais les forces rétrogrades n’avaient pas totalement été vaincues. Elles n’ont pas totalement perdu le levier des rênes de l’Etat. Malgré tout, le mérite des combattants aura été de déverrouiller cette société fortement verrouillée et bastillée. La dictature n’a pas rendu l’âme. Donc elle n’a pas expiré. Prenant argument de sa survie, certains n’ont pas voulu de cette Fête de la Liberté, synonyme de triomphalisme naïf et aveugle à leurs yeux. C’était, disaient-ils, dans l’ordre logique des choses, mettre la charrue devant les bœufs. Pourquoi devrait-on commémorer le 30 avril alors que beaucoup restait encore à faire ? Question à cette question : Dans ce cas, pourquoi devrait-on célébrer le 10 décembre 1948, date de proclamation de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, alors que des millions de personnes sont privées de leur liberté ? A quoi servirait donc la célébration de la Fête du Travail le 1er mai, quand on sait ce que les ouvriers endurent dans les entreprises, tandis que de nombreuses personnes perdent leurs emplois et que d’autres sont à la recherche d’un premier emploi? Contrairement à ces dogmatiques, la Fête de la Liberté ne ressemble nullement à une charrue mal attelée. Le dire, c’est commettre au plan historique, une erreur d’analyse. En fait, chaque année, le 30 avril consacre un rêve. Mais cette date historique rappelle aussi brutalement notre passé, synonyme de bilan. Alors, dressons le bilan… En terme de bilan national, force est de constater que le 7 décembre 1993, le Père fondateur s’est effacé, dans la douleur, au profit de son dauphin constitutionnel. Lui succédant, l’intermède du “Sphinx” n’a pas apporté plus de liberté. On assistera à une répression sauvage des étudiants et des auteurs du boycott actif, à l’arrestation arbitraire des dirigeants du RDR en octobre 1999 (loi anticasseurs de 1992) et surtout à une fraude à la constitution en 1998 (révision constitutionnelle de 53 articles sur 76 !), avec pour fait majeur, le renforcement du pouvoir présidentiel dont le mandat passe de 5 à 7 ans. Il est indéfiniment rééligible. C’est le sens du désespoir infligé aux autres, avec le blocage de la rotation ou alternance démocratique au pouvoir. Dans un tel contexte, le coup d’Etat de 1999 ou régime d’exception qui s’en suit correspond à une alternance imparfaite. Cependant, il rétablit la parité entre héritiers de la noblesse et autres roturiers. Incidemment, il ouvre aussi la voie aux “gueux”, du moins à tous ceux qui ne sont pas de la lignée héréditaire pour participer loyalement au scrutin. La République est. Quant à la constitution du 1er août 2000, contrairement au passé, elle consacre un titre entier aux droits et libertés. Elle abolit la peine de mort. Elle condamne toutes les autres formes de violence et l’exil forcé. Elle constitutionnalise la liberté de réunion et de manifestation. Elle proclame l’égal accès à l’emploi, à la culture, à l’information. Elle énonce la liberté de pensée et d’expression (liberté de conscience, d’opinion, de religion). Elle assure la protection de la cellule familiale. Elle garantit le droit de la femme. Elle matérialise le droit de l’enfant ainsi que celui des personnes handicapées. A l’inverse du passé, le Président de la République cesse d’être un chef de parti. Il est contraint au respect de la chose publique, etc. Malheureusement, on assistera à une déroute de ces droits et libertés inscrits dans la constitution à l’occasion des élections de 2000. Cette situation est davantage aggravée depuis le déclenchement de la crise du 19 septembre 2002. Et on peut craindre que cette distorsion née de la guerre, ne perdure aussi longtemps que l’Etat n’aura pas recouvré son autorité. C’est un truisme de dire que l’Etat ne peut garantir la liberté et la sécurité des citoyens que s’il est fort. L’ordre est une condition de la liberté. Donc, sans ordre, il ne peut y avoir ni de liberté ni d’Etat. De ce point de vue, la Fête de la Liberté nous rappelle incessamment notre devoir de militant de la liberté. Celui de promouvoir et protéger inlassablement la liberté, la sécurité des biens et des personnes. C’est dire qu’au-delà de la situation de crise, rien ne peut justifier la mort injustement provoquée d’un homme. Et si l’homme n’est rien, rien ne vaut une vie, comme le dit André Malraux. Par-delà donc la festivité, ne faisons pas de la Fête de la Liberté une cérémonie incantatoire. …Et réfléchissons à notre devenir En effet, quels sont nos bilans critique et autocritique ? Combien avons-nous créé d’usines et d’emplois ? Combien avons-nous construit de logements sociaux, d’hôpitaux, de centres de santé, d’écoles, de lycées et d’universités etc. ? Quel est notre bilan en matière de bonne gouvernance (lutte contre la corruption, le racket, l’insécurité et l’impunité, etc.)? Que comptons-nous faire pour remédier à nos éventuelles défaillances ? Oui, au lendemain de notre victoire électorale en 2000, avions-nous une connaissance et une maîtrise suffisante de cet appareil d’Etat oppressif, partisan et patrimonial ? Celui-ci ne nous était-il pas totalement étranger (administration, forces de l’ordre, etc.) ? Notre erreur, n’a-t-elle pas été de le laisser intact, y compris toutes les forces rétrogrades ? Etait-il judicieux de laisser intacts tous les privilèges mal acquis? Certes, il ne s’agissait pas de recourir à la méthode sordide de la chasse à la sorcière, mais comment pouvait-on réaliser valablement la révolution sociale en association avec des renégats, c’est-à-dire, avec ceux contre qui elle devait se réaliser (maintien aux postes de direction et de commandement de l’administration civile et militaire, gouvernement d’ouverture, etc.). Dans ce jeu trouble de collaboration, ils restaient les maîtres, les bourreaux. Tandis que nous demeurions de fait leurs victimes expiatoires. Comment pouvait-on révolutionner la société avec, parmi nos “alliés”, des défenseurs indécrottables de l’ordre ancien, gardiens des réflexes du parti unique et du gain facile et qui ne souhaitaient pas le changement ? N’est-ce pas parce que nous avons voulu brutalement inverser cette tendance inégalitaire qu’ils se sont, par instinct de conservation, coalisés avec d’autres pour mener l’attaque du 19 septembre 2002 ? Sur ce point, Lénine nous enseigne que sans briser l’appareil d’Etat oppressif, partisan et patrimonial, la révolution sociale ne sera q’une chimère. Alors, que la fête de la liberté nous permette de rêver et de résister collectivement. Mille victoires sur les forces de régression. Enfin, qu’elle nous ramène à nos principes fondamentaux : Orthodoxie de gauche, synonyme de rupture. Ancrage à gauche. Donc retour à notre idéal originel. Revenir à l’orthodoxie, c’est faire de notre humanisme de gauche l’étendard de notre liberté. Sans pour autant fissurer la majorité présidentielle composite.
Ouraga Obou Professeur de Droit constitutionnel et de Science politique.
Ouraga Obou Professeur de Droit constitutionnel et de Science politique.