Auteur de nombreuses publications sur la vie politique en Afrique, le professeur Albert Bourgi a livré une importante communication sur les indépendances en Afrique au colloque international à Yamoussoukro. Dans cet entretien, il donne sa vision d’une Afrique réellement libre.
Notre Voie : Vous avez exposé sur un terme assez évocateur, “La revendication des indépendances par les Africains”. Comment cela doit se faire, selon vous ?
Albert Bourgui : La revendication des indépendances a tordu le cou à l’idée souvent répandue que le processus d’accession à l’indépendance de la plupart des pays africains fut un long fleuve tranquille. Elle a résulté d’une volonté unilatérale, délibérée de la puissance coloniale d’accorder la liberté aux pays africains. Cela n’a pas été le cas. Certes, les revendications d’indépendance en Afrique n’ont pas toutes pris la forme d’une lutte de libération nationale. Comme ce fut le cas en Indochine et en Algérie. Mais, pour autant, il faut bien avoir à l’esprit qu’entre les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale et 1960, il y a eu des effets générateurs de violence. Des répressions de la part de l’administration coloniale. Il ne faut pas oublier les massacres d’Antananarivo à Madagascar en 1947 où il y a eu plus de 20 000 morts en quelques jours. L’armée française a réprimé dans le sang des manifestations de populations. Il y a eu, des années avant, les mêmes répressions sanglantes à Sétif, en Algérie. Il y a eu également des luttes politiques, syndicales, en somme, sur tous les fronts qui étaient captés par le système colonial. Ce système colonial est un système totalitaire de domination.
N.V. : Est-ce que ces indépendances ont été réellement acquises après ces années de lutte ?
A.B. : Si on s’en tient aux aspects juridiques et institutionnels, je dirais que les indépendances ont été scellées par des accords internationaux de transfert de compétences signés par la puissance coloniale, la France, avec chacun des pays africains concernés. Tous les Etats Africains ont été admis dans la même année 1960 à l’Onu, sous le parrainage de la France. N.V. : Mais qu’est-ce que recouvrait cette indépendance, cette reconnaissance internationale ? A.B. : C’est là où il y a le hic, car, parallèlement aux accords d’indépendance, on leur faisait signer des accords de coopération avec la France dans tous les domaines : politique étrangère, militaire, économique, monétaire, financier… A l’époque, on les nommait matières premières et stratégiques. C`est-à-dire le pétrole. En fait, il s’agissait de codifier, en 1960, l’hégémonie française en Afrique, par delà les changements juridiques, politiques et institutionnels qui se sont produits par cette accession à l’indépendance.
N.V. : Quels ont été les effets de ces accords de coopération ?
A.B. : Il faut le reconnaître, cette pratique a limité l’expression de l’affirmation de la souveraineté des pays africains. Un accord dans le domaine des matières premières et stratégies, notamment le pétrole, induisait un monopole de l’exploitation du pétrole dans ces pays à la France. Au niveau militaire, il y a eu des accords de défense et d’assistance technique. Dans la réalité, la souveraineté n’était pas totale. Mais ces accords étaient conclus avec des pouvoirs amis qui étaient eux-mêmes protégés par des systèmes de défense qui se sont traduits pendant 30 ans par une politique interventionniste sur le plan militaire. L’armée française était là même sans qu’on ne le lui demande pour assurer le maintien de l’ordre.
N.V. : Est-ce que la résurgence des coups d’Etat n’est pas liée pour la plupart au non-respect de ces accords par certains chefs d’Etat ?
A.B. : Il est évident que les coups d’Etat durant des années ne pouvaient pas se faire sans un consentement au moins tacite de la France. Il y a des cas où les coups d’Etat ont permis de bouter hors du pouvoir celui qui était là pour peu qu’il exprime un comportement de revendicateur. Ce fut notamment le cas au Togo. On était au début des indépendances. Là où il n’y avait pas de coup d’état, c’est là où la présence française était le plus codifiée.
N.V. : Pensez-vous que, cinquante ans après, ces pratiques ont disparu ?
A.B. : Ces accords de coopération étaient liés à l’environnement de la guerre froide. Mais, avec l’évolution du monde, ce système s’est un peu fragilisé. Les états africains ont multiplié leurs partenaires. Dans la tête des dirigeants, ils se sentent plus indépendants. Le face-à-face franco-africain est brisé évidemment par la transformation de l’environnement international. Les espaces de solidarité entre les Etats africains se sont multipliés.
N.V. : Le bilan au terme de ces cinquante ans est, pour beaucoup d’observateurs, négatif. Est-ce votre avis ?
A.B. : Parlant de bilan, cela dépend d’où on se situe économiquement, politiquement dans l’affirmation de la souveraineté. Tout n’est pas négatif. Il y a eu des avancées positives sur le terrain des libertés politiques. Le rôle hégémonique de la France a quelque peu disparu.
N.V. : Pour les cinquante années à venir, que peuvent espérer les africains dans leurs rapports avec la France ?
A.B. : Il faut que la France se départisse de son passé colonial, de l’attitude d’arrogance et de paternaliste. Et il faut également que les Africains s’assument. Il faut qu’ils placent leurs rapports sur un terrain d’égalité.
N.V. : N’est-ce pas cette volonté d’égalité qu’a eue le président Laurent Gbagbo et qui lui a valu une tentative de coup d’Etat muée en rébellion armée ?
A.B. : C’est évident, mais s’il a été victime de cette situation douloureuse, je crois que c’est le prix à payer pour une souverainété plus affirmée de la Côte d’ivoire. La côte d’ivoire, vous ne pouvez pas imaginer ce qu’elle fut pendant longtemps dans l’esprit de la France et d’autres. C’était le jardin fleuri. Jusqu’à une année récente, tous les postes de décision en Côte d’Ivoire étaient assurés par les coopérants français. C’est vrai que la Côte d’ivoire a eu une amorce de développement. Mais on connaît les limites de ce que l’on a appelé le miracle. Aujourd’hui, ce qui s’est passé a été rude pour vous, Ivoiriens, mais beaucoup d’Africains regardent la Côte d’Ivoire avec admiration. Ce n’est plus ce petit pays enfant gâté de la France.
Propos recueillis par Junior Dekassan
Envoyé spécial
Notre Voie : Vous avez exposé sur un terme assez évocateur, “La revendication des indépendances par les Africains”. Comment cela doit se faire, selon vous ?
Albert Bourgui : La revendication des indépendances a tordu le cou à l’idée souvent répandue que le processus d’accession à l’indépendance de la plupart des pays africains fut un long fleuve tranquille. Elle a résulté d’une volonté unilatérale, délibérée de la puissance coloniale d’accorder la liberté aux pays africains. Cela n’a pas été le cas. Certes, les revendications d’indépendance en Afrique n’ont pas toutes pris la forme d’une lutte de libération nationale. Comme ce fut le cas en Indochine et en Algérie. Mais, pour autant, il faut bien avoir à l’esprit qu’entre les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale et 1960, il y a eu des effets générateurs de violence. Des répressions de la part de l’administration coloniale. Il ne faut pas oublier les massacres d’Antananarivo à Madagascar en 1947 où il y a eu plus de 20 000 morts en quelques jours. L’armée française a réprimé dans le sang des manifestations de populations. Il y a eu, des années avant, les mêmes répressions sanglantes à Sétif, en Algérie. Il y a eu également des luttes politiques, syndicales, en somme, sur tous les fronts qui étaient captés par le système colonial. Ce système colonial est un système totalitaire de domination.
N.V. : Est-ce que ces indépendances ont été réellement acquises après ces années de lutte ?
A.B. : Si on s’en tient aux aspects juridiques et institutionnels, je dirais que les indépendances ont été scellées par des accords internationaux de transfert de compétences signés par la puissance coloniale, la France, avec chacun des pays africains concernés. Tous les Etats Africains ont été admis dans la même année 1960 à l’Onu, sous le parrainage de la France. N.V. : Mais qu’est-ce que recouvrait cette indépendance, cette reconnaissance internationale ? A.B. : C’est là où il y a le hic, car, parallèlement aux accords d’indépendance, on leur faisait signer des accords de coopération avec la France dans tous les domaines : politique étrangère, militaire, économique, monétaire, financier… A l’époque, on les nommait matières premières et stratégiques. C`est-à-dire le pétrole. En fait, il s’agissait de codifier, en 1960, l’hégémonie française en Afrique, par delà les changements juridiques, politiques et institutionnels qui se sont produits par cette accession à l’indépendance.
N.V. : Quels ont été les effets de ces accords de coopération ?
A.B. : Il faut le reconnaître, cette pratique a limité l’expression de l’affirmation de la souveraineté des pays africains. Un accord dans le domaine des matières premières et stratégies, notamment le pétrole, induisait un monopole de l’exploitation du pétrole dans ces pays à la France. Au niveau militaire, il y a eu des accords de défense et d’assistance technique. Dans la réalité, la souveraineté n’était pas totale. Mais ces accords étaient conclus avec des pouvoirs amis qui étaient eux-mêmes protégés par des systèmes de défense qui se sont traduits pendant 30 ans par une politique interventionniste sur le plan militaire. L’armée française était là même sans qu’on ne le lui demande pour assurer le maintien de l’ordre.
N.V. : Est-ce que la résurgence des coups d’Etat n’est pas liée pour la plupart au non-respect de ces accords par certains chefs d’Etat ?
A.B. : Il est évident que les coups d’Etat durant des années ne pouvaient pas se faire sans un consentement au moins tacite de la France. Il y a des cas où les coups d’Etat ont permis de bouter hors du pouvoir celui qui était là pour peu qu’il exprime un comportement de revendicateur. Ce fut notamment le cas au Togo. On était au début des indépendances. Là où il n’y avait pas de coup d’état, c’est là où la présence française était le plus codifiée.
N.V. : Pensez-vous que, cinquante ans après, ces pratiques ont disparu ?
A.B. : Ces accords de coopération étaient liés à l’environnement de la guerre froide. Mais, avec l’évolution du monde, ce système s’est un peu fragilisé. Les états africains ont multiplié leurs partenaires. Dans la tête des dirigeants, ils se sentent plus indépendants. Le face-à-face franco-africain est brisé évidemment par la transformation de l’environnement international. Les espaces de solidarité entre les Etats africains se sont multipliés.
N.V. : Le bilan au terme de ces cinquante ans est, pour beaucoup d’observateurs, négatif. Est-ce votre avis ?
A.B. : Parlant de bilan, cela dépend d’où on se situe économiquement, politiquement dans l’affirmation de la souveraineté. Tout n’est pas négatif. Il y a eu des avancées positives sur le terrain des libertés politiques. Le rôle hégémonique de la France a quelque peu disparu.
N.V. : Pour les cinquante années à venir, que peuvent espérer les africains dans leurs rapports avec la France ?
A.B. : Il faut que la France se départisse de son passé colonial, de l’attitude d’arrogance et de paternaliste. Et il faut également que les Africains s’assument. Il faut qu’ils placent leurs rapports sur un terrain d’égalité.
N.V. : N’est-ce pas cette volonté d’égalité qu’a eue le président Laurent Gbagbo et qui lui a valu une tentative de coup d’Etat muée en rébellion armée ?
A.B. : C’est évident, mais s’il a été victime de cette situation douloureuse, je crois que c’est le prix à payer pour une souverainété plus affirmée de la Côte d’ivoire. La côte d’ivoire, vous ne pouvez pas imaginer ce qu’elle fut pendant longtemps dans l’esprit de la France et d’autres. C’était le jardin fleuri. Jusqu’à une année récente, tous les postes de décision en Côte d’Ivoire étaient assurés par les coopérants français. C’est vrai que la Côte d’ivoire a eu une amorce de développement. Mais on connaît les limites de ce que l’on a appelé le miracle. Aujourd’hui, ce qui s’est passé a été rude pour vous, Ivoiriens, mais beaucoup d’Africains regardent la Côte d’Ivoire avec admiration. Ce n’est plus ce petit pays enfant gâté de la France.
Propos recueillis par Junior Dekassan
Envoyé spécial