Introduction
Cet article a pour objectif d’aborder la « réconciliation » en Côte d’Ivoire à l’issue des violences postélectorales qui ont ravagé le pays. Un conflit caractérisé par l’utilisation des armes faisant plus de 1000 morts et disparus dans des conditions atroces.
« On ne se réconcilie pas avec son ami, mais avec son ennemi » dit-on. La réconciliation présuppose l’existence de l’ennemi, la haine de l’ennemi, la volonté de le détruire. Cette réconciliation peut être interprétée de façons différentes, chaque interprétation pouvant donner lieu à des « politiques de réconciliation » particulières, alors qu’elle porte des conditions exigeantes, dans le domaine militaire, politique, éthique, qui ne peuvent être mises de côté au risque d’engendrer une réconciliation fictive.
Trois idées structurent cet article :
• Une étude des procédures de construction de l’image de l’autre en tant qu’ennemi : je présente cet ennemi non pas comme une donnée mais comme une construction sociale.
• Une présentation de l’affrontement entre différentes interprétations de la réconciliation.
• La réconciliation sociale : socle de la reconstruction nationale.
Cet article est composé de deux perspectives distinctes et complémentaires. D’une part, je suis enseignante chercheure spécialisée dans la compréhension des conflits et la construction de la paix, puis formatrice en négociation, médiation et résolution des conflits. D’autre part, j’ai connu personnellement des conflits en Afrique. En ce sens, j’ai publié un ouvrage sur la compréhension des violences et de la haine pour une meilleure construction d’une paix durable avec pour outil sociologique : le genre, très proche de « l’analyse compréhensive » de Max Weber.
Aux problèmes existant en Côte d’Ivoire avant les violences post électorales, celles-ci ont provoqué d’autres expériences encore plus dramatiques : des milliers de morts, des disparus, des déplacés, des veuves et des orphelins, des communautés totalement exclues, des esprits habités par la peur, traumatisés, des liens sociaux entièrement rompus par la méfiance réciproque…
Comment, dans de telles conditions, mettre en œuvre une politique de réconciliation ? Question nécessaire mais difficile.
Réconciliation difficile car il s’agit, en effet, d’un conflit interne qui perdure depuis une décennie.
1. Les procédures de construction de l’ennemi
Comment la société ivoirienne a-t-elle pu en arriver là ? Comment une grande partie de la population a-t-elle pu se haïr jusqu’à prendre des armes pour « tuer ou s’entretuer » ? Les conflits sont le fruit d’une construction complexe. Il est nécessaire de compter sur quelques éléments indispensables à la guerre, faute de quoi celle-ci n’est tout simplement pas possible. Je prends en compte ici deux de ces éléments qui me semblent importants pour comprendre le conflit interne ivoirien, à savoir :
• La construction de l’image de l’autre en tant qu’ennemi dans l’imaginaire des groupes en conflit (crises identitaire et politique);
• Le développement de la peur de l’autre pouvant amener par l’utilisation de l’irrationnel jusqu’à la haine de l’autre.
Cette double procédure, on le voit bien, constitue un système symbolique précis qui produit du sens : pour être capable de tuer, l’homme a besoin d’une raison ultime, d’un sens, lui permettant de justifier son action. Cette justification est d’autant plus efficace lorsque celle-ci est sacralisée. Comment les violences ont été construites en Côte d’Ivoire ?
a. La violence des rapports sociaux
La construction de l’image de l’autre en tant qu’ennemi trouve son aboutissement et sa réussite dans la destruction de l’ennemi. Cette tâche semble plus efficace lorsqu’un groupe se donne les moyens au nom de la démocratie pour combattre les autres groupes opposés. La violence au nom de l’embrigadement de certains groupes va alors entrée en jeu (comités d’autodéfense, milices, syndicats ou associations de jeunes, etc.).
Face à une société qui recherchait le respect des droits humains, la démocratie, la justice sociale, l’Etat va utiliser des moyens de répression. La rébellion armée va l’accroître en 2002 : la « spirale de la violence » était ainsi mise efficacement en œuvre.
Bientôt le conflit armé a abouti à la violation de la distinction juridico-militaire entre combattants et civils : d’une part, la répression militaire s’appliquait aux combattants ainsi qu’aux populations civiles qui pouvaient paraître suspectes de sympathiser avec eux. Les disparitions, la torture, les assassinats, étaient des pratiques utilisées. D’autre part, les combattants s’attaquaient certes à l’armée et aux institutions étatiques mais aussi à des civils accusés d’être des collaborateurs ou tout simplement d’appartenir au groupe adverse.
b. La société civile « prise au piège » dans le tourbillon des violences
La société civile, quant à elle, se trouvait prise au piège entre les camps belligérants. Les parties en conflit ont ainsi imposé à cette société ivoirienne la violence comme seul moyen de répondre aux conflits sociaux, voire de vivre ensemble.
Par conséquent, la violence a pénétré les institutions, les rapports sociaux et les esprits d’une population qui n’avait nul droit à la négociation, aux consensus, à la tolérance, au respect des différences ni à la gestion pacifique des conflits. La violence était devenue l’institution sociale la plus importante : celle-ci englobait et déterminait l’ensemble des rapports sociaux.
c. L’utilisation du sacré et du repli identitaire pour justifier la violence
Les groupes en conflit étant considérés comme réels, différents et ennemis, il fallait un élément symbolique fort, capable de légitimer, justifier et donner du sens à la volonté de « détruire l’ennemi » par l’utilisation de la violence : les éléments religieux et identitaire. En effet, les groupes en conflit vont trouver des éléments nécessaires à la sacralisation de la violence à venir.
Les groupes dits « persécutés » ont utilisé la théologie traditionnelle, les seconds la théologie de la libération. Les premiers faisaient appel à Dieu comme la figure paternelle qui rassure, qui donne de la stabilité, qui aime la paix sociale… les seconds faisaient appel à Dieu comme la figure de la libération, du pauvre qui partage les souffrances des pauvres, des jeunes, de la victime qui est persécutée par les puissants et qui donne sa vie en martyr… Le dieu des premiers servait à légitimer leur haine viscérale tandis que le dieu des seconds à légitimer leur violence révolutionnaire, juste : la haine des hommes s’est ainsi doublée de la guerre des dieux.
d. L’éthique : la violence dans les esprits
Les démarches précédentes ont servi à constituer les groupes en conflit qui se percevaient comme des ennemis mortels. Ceux qui avaient les moyens de la répression utilisaient un mélange de facteurs idéologiques, ethniques, militaires, religieux, éthiques, etc. Car nous sommes bien dans le domaine des croyances et des valeurs, de l’éthique : c’est là que l’avenir de la guerre se joue. Cette situation a eu un double impact au niveau éthique.
Par le biais, d’abord, du développement d’un sentiment de haine envers l’autre. Nous sommes sur le terrain éthique du Bien et du Mal : c’est lorsqu’une personne considère l’autre comme son ennemi, comme représentant le mal, que cette personne devient capable de tuer l’autre. C’est le chemin classique pour expliquer l’utilisation de la violence contre l’autre. Cependant, en Côte d’Ivoire, l’éthique a été touchée plus profondément (mensonges, parasitisme social, clichés sociaux de l’ennemi, etc.) par le biais, ensuite, du développement d’un mépris de la vie d’autrui. Nous sommes sur le terrain de l’absence d’éthique : c’est lorsqu’une personne est désormais indifférente au Bien et au Mal et qu’elle n’a plus de repères éthiques, que cette personne devient capable de tuer l’autre, pour des raisons importantes ou pas, peu importe !
La violence a tellement pénétré les rapports sociaux que les repères éthiques des individus ont été totalement brouillés : sans conscience de la valeur de la vie, sans motivation pour le bien et sans peur du mal, n’importe quelle personne peut devenir meurtrière. Si la puissance de la haine peut pousser à tuer l’autre, le mépris de la vie peut également amener à éliminer autrui. Le dédain absolu vis-à-vis de la vie de l’autre est devenu en Côte d’Ivoire beaucoup plus destructeur que la haine de l’autre : cette indifférence absolue à la dignité de chaque personne et à la valeur de la vie reste au plus profond des sociétés, même lorsque des accords de paix ont été signés et que, officiellement, la paix a été entamée.
2. Quelle réconciliation pour la Côte d’Ivoire ?
a) La signification sociale de la réconciliation
L’approche de la religion sur la réconciliation repose sur la croyance fondamentale correcte que tous les individus sont des pécheurs aux yeux de Dieu et qu’ils sont appelés à se repentir et à recevoir le pardon et une vie nouvelle dans leur croyance. Le glissement fatidique survient quand cette croyance fondamentale est associée à un accent presque exclusif sur la moralité privée conçue comme la conséquence éthique de la réconciliation d’une personne avec Dieu et à une position strictement apolitique basée sur la conviction que les institutions religieuses et l’Etat ont des sphères d’autorité distinctes.
La réconciliation revêt alors une signification théologique et personnelle, mais ne revêt pas une signification sociale plus large. Les « âmes » sont désormais réconciliées avec Dieu et les personnes se réconcilient entre elles mais le monde social plus large, infesté par les querelles, est plus ou moins laissé à ses propres moyens. C’est ce qui explique la noblesse de l’idée de création d’une « Commission vérité et réconciliation » après des crises profondes issues de conflits armés dans un pays.
b) Les objectifs de la réconciliation nationale
La réconciliation nationale n’est pas une démarche occasionnelle, ni individuelle. Elle constitue une étape essentielle dans la construction d’un Etat endommagé, une modalité institutionnelle pour la paix. D’ailleurs, Léopold Sédar Senghor estime « qu’une notion ne se forme plus à coups de canon, ni de bombes. La seule conquête qui soit efficace... est celle des cœurs ». Il s’agit d’une réconciliation du peuple envers lui-même pour dépasser les crises et conflits armés.
Lors de toute initiative de pacification et de reconstruction de la paix, l’un des enjeux majeurs a trait aux procédures de déconstruction de l’ennemi, condition essentielle pour parvenir à une véritable réconciliation. Parce que l’on ne se réconcilie pas avec l’ami mais avec l’ennemi, la réconciliation consiste précisément à faire que l’autre ne soit plus perçu comme un ennemi. Dans toute histoire de violence se pose le problème de la réconciliation comme base pour la construction d’un avenir différent. Il s’agit, en effet, de faire de l’ennemi héréditaire, sinon un ami, au moins un associé, afin de construire ensemble un avenir commun.
Le mot « réconciliation » en Côte d’Ivoire doit poursuivre trois objectifs majeurs, à savoir :
• la pacification des rapports sociaux et la cohésion sociale ;
• la reconstruction nationale et la bonne gouvernance ;
• l’éthique et la moralisation de la vie publique.
La réconciliation nationale doit faire l’objet de deux mesures concrètes : en premier lieu, mettre en œuvre des dialogues et des négociations entre les parties en conflit ; en deuxième lieu, instaurer dans le pays une « commission nationale de vérité et réconciliation ».
La « réconciliation nationale » doit être marquée, dès ses origines, par une approche très précise axée sur le tryptique « vérité/ justice/ négociations ». De ce point de vue, dans une société en reconstruction, la restauration de la justice reste fondamentale. En ce sens, la fonction de la commission est certes de favoriser la réconciliation entre les grands ennemis, mais aussi de renforcer les bases de la cohésion sociale entre les communautés, par le biais de la « réconciliation nationale ».
Cette commission aura pour mission de collecter le témoignage des victimes, d’entendre les agresseurs, leur permettre de dévoiler la vérité sur leurs actes et parfois de décider de la publicité des débats par les moyens de communication. Ceci permettra aux agresseurs de se purifier et aux victimes de connaître la vérité et de les soulager. D’ailleurs, en Afrique du Sud, «l’amnistie juridique n’a été accordée qu’en échange de la vérité comme contrepartie d’une forme de réparation morale». La reconnaissance des actes commis par les agresseurs constitue une thérapie psychologique importante. Elle a une vertu curative.
Par conséquent, le tryptique vérité/ justice/ négociations doit être fondée sur la vérité, la justice et négociations. Cette démarche exige la réalisation d’un travail approfondi de recherche de la vérité concernant notamment les violations des droits de l’Homme et les atrocités commises pendant les conflits afin de traduire les responsables en justice car une véritable réconciliation ne peut être construite sur l’impunité. Une fois ce travail de mémoire et de responsabilisation juridique fait, la réconciliation pourrait être plus authentique sur la base de négociations à partir des repentis et pardons.
De plus, cette démarche n’exclut pas de construire davantage l’avenir à partir du passé. Enfin, cette démarche doit être doublée d’activités de plaidoyers et de sensibilisation des communautés par les leaders communautaires ou d’opinion afin d’éviter que des victimes se sentent en droit d’entamer des actions de vengeance.
Pour le cas de la Côte d’Ivoire, la justice doit redorée son image à travers sa réforme avant d’engager au nom de la réconciliation des négociations (après le repenti ou le pardon) des personnes mises en cause et privilégier ainsi la construction de l’avenir sur des bases justes et saines. Enfin, les négociations avec les personnes mises en cause et leurs victimes permettent de consolider la cohésion sociale et le vivre ensemble communautaire.
c) La femme, fer de lance de la réconciliation nationale
La société civile ivoirienne, doit trouver dans la mise en place de cette Commission vérité et réconciliation, un espace politique d’organisation, d’expression et de participation. A ce titre, la femme ivoirienne, doit en être le fer de lance de par le rôle qu’elle a toujours joué dans la société en tant qu’éducatrice des générations à travers la transmission des valeurs. A cet effet, la femme doit être fortement impliquée dans cette démarche car elle représente après tout la première médiatrice dans les communautés. De surcroît ; la femme et les enfants qui sont les premières victimes des conflits armés, ont toujours payé un lourd tribut au prix de leur vie et de leur corps (viols, esclaves sexuels, etc.).
Il est important de souligner que la société civile ivoirienne doit de plus en plus s’engager dans la lutte pour la justice sociale, la démocratisation du pouvoir, le respect des droits humains et la construction de la paix. Ces quatre éléments constituent un ensemble cohérent et un projet de reconstruction nationale donnant ainsi un sens à la société à peine sortie de la guerre.
Conclusion
Que peut-on espérer d’un tel projet? Sinon qu’il vient à un moment crucial dans la construction de l’Etat face à des défis globaux qui s’imposent et auxquels il faut répondre par une stratégie de développement politique, économique et sociale.
Ceci permettra de dépasser une crise multidimensionnelle et garantira à chaque citoyen ivoirien la paix, synonyme de la stabilité sociale. Nous estimons que ce projet constitue un pas qualitatif dans la gestion post crise et une occasion à ne pas manquer pour le Peuple ivoirien.
Le cas contraire, aucune institution ne pourra relever ce défi dans la mesure où les institutions ne valent que par les hommes qui les dirigent. La réconciliation exige un guide réparateur et l’occasion est donnée pour le Peuple de s’exprimer. Il ne s’agit pas seulement d’un choix politique mais d’un choix social.
C’est pourquoi, il est impératif d’opérer un véritable travail de déconstruction de l’ennemi. Il s’agit d’un travail en profondeur, de longue haleine, difficile mais essentiel. Car la violence de la guerre blesse les esprits et fait des ravages dans l’âme des victimes. En ce sens, la réconciliation est un processus long, difficile, exigeant. On ne peut pas exiger à une société qui sort de la guerre de tout oublier instantanément, de ne plus se sentir blessée, de ne plus manifester de la méfiance, de l’angoisse, de la peur. De ne plus continuer à reproduire la violence. Il faut qu’au moins la génération ayant vécu la guerre laisse sa place à la nouvelle génération.
Les enfants, bien que touchés par les drames de leur société, de leurs familles, de leurs parents, auront dans leurs esprits non seulement les traces, voire les cicatrices de la violence, mais peut être aussi des lueurs de paix. Ils pourront construire, sur les tombeaux de leurs aînés massacrés ou sur l’absence de leurs parents disparus, des sociétés qui cherchent à se rencontrer, à se réconcilier et à construire les conditions nécessaires pour vivre ensemble, en paix.
Mme Touré Diabaté Ténin
Enseignante Chercheure, Formatrice en négociation, médiation et résolution des conflits
Auteure de l’ouvrage : Genre et Construction d’une paix durable en Afrique : Comprendre pour vaincre la violence et la haine dans les sociétés ouest-africaines
Editions du Cerap, Septembre 2010, Abidjan.
Présidente du Réseau des Femmes Musulmanes d’Afrique-Section Côte d’Ivoire (REFMA-CI).
Cet article a pour objectif d’aborder la « réconciliation » en Côte d’Ivoire à l’issue des violences postélectorales qui ont ravagé le pays. Un conflit caractérisé par l’utilisation des armes faisant plus de 1000 morts et disparus dans des conditions atroces.
« On ne se réconcilie pas avec son ami, mais avec son ennemi » dit-on. La réconciliation présuppose l’existence de l’ennemi, la haine de l’ennemi, la volonté de le détruire. Cette réconciliation peut être interprétée de façons différentes, chaque interprétation pouvant donner lieu à des « politiques de réconciliation » particulières, alors qu’elle porte des conditions exigeantes, dans le domaine militaire, politique, éthique, qui ne peuvent être mises de côté au risque d’engendrer une réconciliation fictive.
Trois idées structurent cet article :
• Une étude des procédures de construction de l’image de l’autre en tant qu’ennemi : je présente cet ennemi non pas comme une donnée mais comme une construction sociale.
• Une présentation de l’affrontement entre différentes interprétations de la réconciliation.
• La réconciliation sociale : socle de la reconstruction nationale.
Cet article est composé de deux perspectives distinctes et complémentaires. D’une part, je suis enseignante chercheure spécialisée dans la compréhension des conflits et la construction de la paix, puis formatrice en négociation, médiation et résolution des conflits. D’autre part, j’ai connu personnellement des conflits en Afrique. En ce sens, j’ai publié un ouvrage sur la compréhension des violences et de la haine pour une meilleure construction d’une paix durable avec pour outil sociologique : le genre, très proche de « l’analyse compréhensive » de Max Weber.
Aux problèmes existant en Côte d’Ivoire avant les violences post électorales, celles-ci ont provoqué d’autres expériences encore plus dramatiques : des milliers de morts, des disparus, des déplacés, des veuves et des orphelins, des communautés totalement exclues, des esprits habités par la peur, traumatisés, des liens sociaux entièrement rompus par la méfiance réciproque…
Comment, dans de telles conditions, mettre en œuvre une politique de réconciliation ? Question nécessaire mais difficile.
Réconciliation difficile car il s’agit, en effet, d’un conflit interne qui perdure depuis une décennie.
1. Les procédures de construction de l’ennemi
Comment la société ivoirienne a-t-elle pu en arriver là ? Comment une grande partie de la population a-t-elle pu se haïr jusqu’à prendre des armes pour « tuer ou s’entretuer » ? Les conflits sont le fruit d’une construction complexe. Il est nécessaire de compter sur quelques éléments indispensables à la guerre, faute de quoi celle-ci n’est tout simplement pas possible. Je prends en compte ici deux de ces éléments qui me semblent importants pour comprendre le conflit interne ivoirien, à savoir :
• La construction de l’image de l’autre en tant qu’ennemi dans l’imaginaire des groupes en conflit (crises identitaire et politique);
• Le développement de la peur de l’autre pouvant amener par l’utilisation de l’irrationnel jusqu’à la haine de l’autre.
Cette double procédure, on le voit bien, constitue un système symbolique précis qui produit du sens : pour être capable de tuer, l’homme a besoin d’une raison ultime, d’un sens, lui permettant de justifier son action. Cette justification est d’autant plus efficace lorsque celle-ci est sacralisée. Comment les violences ont été construites en Côte d’Ivoire ?
a. La violence des rapports sociaux
La construction de l’image de l’autre en tant qu’ennemi trouve son aboutissement et sa réussite dans la destruction de l’ennemi. Cette tâche semble plus efficace lorsqu’un groupe se donne les moyens au nom de la démocratie pour combattre les autres groupes opposés. La violence au nom de l’embrigadement de certains groupes va alors entrée en jeu (comités d’autodéfense, milices, syndicats ou associations de jeunes, etc.).
Face à une société qui recherchait le respect des droits humains, la démocratie, la justice sociale, l’Etat va utiliser des moyens de répression. La rébellion armée va l’accroître en 2002 : la « spirale de la violence » était ainsi mise efficacement en œuvre.
Bientôt le conflit armé a abouti à la violation de la distinction juridico-militaire entre combattants et civils : d’une part, la répression militaire s’appliquait aux combattants ainsi qu’aux populations civiles qui pouvaient paraître suspectes de sympathiser avec eux. Les disparitions, la torture, les assassinats, étaient des pratiques utilisées. D’autre part, les combattants s’attaquaient certes à l’armée et aux institutions étatiques mais aussi à des civils accusés d’être des collaborateurs ou tout simplement d’appartenir au groupe adverse.
b. La société civile « prise au piège » dans le tourbillon des violences
La société civile, quant à elle, se trouvait prise au piège entre les camps belligérants. Les parties en conflit ont ainsi imposé à cette société ivoirienne la violence comme seul moyen de répondre aux conflits sociaux, voire de vivre ensemble.
Par conséquent, la violence a pénétré les institutions, les rapports sociaux et les esprits d’une population qui n’avait nul droit à la négociation, aux consensus, à la tolérance, au respect des différences ni à la gestion pacifique des conflits. La violence était devenue l’institution sociale la plus importante : celle-ci englobait et déterminait l’ensemble des rapports sociaux.
c. L’utilisation du sacré et du repli identitaire pour justifier la violence
Les groupes en conflit étant considérés comme réels, différents et ennemis, il fallait un élément symbolique fort, capable de légitimer, justifier et donner du sens à la volonté de « détruire l’ennemi » par l’utilisation de la violence : les éléments religieux et identitaire. En effet, les groupes en conflit vont trouver des éléments nécessaires à la sacralisation de la violence à venir.
Les groupes dits « persécutés » ont utilisé la théologie traditionnelle, les seconds la théologie de la libération. Les premiers faisaient appel à Dieu comme la figure paternelle qui rassure, qui donne de la stabilité, qui aime la paix sociale… les seconds faisaient appel à Dieu comme la figure de la libération, du pauvre qui partage les souffrances des pauvres, des jeunes, de la victime qui est persécutée par les puissants et qui donne sa vie en martyr… Le dieu des premiers servait à légitimer leur haine viscérale tandis que le dieu des seconds à légitimer leur violence révolutionnaire, juste : la haine des hommes s’est ainsi doublée de la guerre des dieux.
d. L’éthique : la violence dans les esprits
Les démarches précédentes ont servi à constituer les groupes en conflit qui se percevaient comme des ennemis mortels. Ceux qui avaient les moyens de la répression utilisaient un mélange de facteurs idéologiques, ethniques, militaires, religieux, éthiques, etc. Car nous sommes bien dans le domaine des croyances et des valeurs, de l’éthique : c’est là que l’avenir de la guerre se joue. Cette situation a eu un double impact au niveau éthique.
Par le biais, d’abord, du développement d’un sentiment de haine envers l’autre. Nous sommes sur le terrain éthique du Bien et du Mal : c’est lorsqu’une personne considère l’autre comme son ennemi, comme représentant le mal, que cette personne devient capable de tuer l’autre. C’est le chemin classique pour expliquer l’utilisation de la violence contre l’autre. Cependant, en Côte d’Ivoire, l’éthique a été touchée plus profondément (mensonges, parasitisme social, clichés sociaux de l’ennemi, etc.) par le biais, ensuite, du développement d’un mépris de la vie d’autrui. Nous sommes sur le terrain de l’absence d’éthique : c’est lorsqu’une personne est désormais indifférente au Bien et au Mal et qu’elle n’a plus de repères éthiques, que cette personne devient capable de tuer l’autre, pour des raisons importantes ou pas, peu importe !
La violence a tellement pénétré les rapports sociaux que les repères éthiques des individus ont été totalement brouillés : sans conscience de la valeur de la vie, sans motivation pour le bien et sans peur du mal, n’importe quelle personne peut devenir meurtrière. Si la puissance de la haine peut pousser à tuer l’autre, le mépris de la vie peut également amener à éliminer autrui. Le dédain absolu vis-à-vis de la vie de l’autre est devenu en Côte d’Ivoire beaucoup plus destructeur que la haine de l’autre : cette indifférence absolue à la dignité de chaque personne et à la valeur de la vie reste au plus profond des sociétés, même lorsque des accords de paix ont été signés et que, officiellement, la paix a été entamée.
2. Quelle réconciliation pour la Côte d’Ivoire ?
a) La signification sociale de la réconciliation
L’approche de la religion sur la réconciliation repose sur la croyance fondamentale correcte que tous les individus sont des pécheurs aux yeux de Dieu et qu’ils sont appelés à se repentir et à recevoir le pardon et une vie nouvelle dans leur croyance. Le glissement fatidique survient quand cette croyance fondamentale est associée à un accent presque exclusif sur la moralité privée conçue comme la conséquence éthique de la réconciliation d’une personne avec Dieu et à une position strictement apolitique basée sur la conviction que les institutions religieuses et l’Etat ont des sphères d’autorité distinctes.
La réconciliation revêt alors une signification théologique et personnelle, mais ne revêt pas une signification sociale plus large. Les « âmes » sont désormais réconciliées avec Dieu et les personnes se réconcilient entre elles mais le monde social plus large, infesté par les querelles, est plus ou moins laissé à ses propres moyens. C’est ce qui explique la noblesse de l’idée de création d’une « Commission vérité et réconciliation » après des crises profondes issues de conflits armés dans un pays.
b) Les objectifs de la réconciliation nationale
La réconciliation nationale n’est pas une démarche occasionnelle, ni individuelle. Elle constitue une étape essentielle dans la construction d’un Etat endommagé, une modalité institutionnelle pour la paix. D’ailleurs, Léopold Sédar Senghor estime « qu’une notion ne se forme plus à coups de canon, ni de bombes. La seule conquête qui soit efficace... est celle des cœurs ». Il s’agit d’une réconciliation du peuple envers lui-même pour dépasser les crises et conflits armés.
Lors de toute initiative de pacification et de reconstruction de la paix, l’un des enjeux majeurs a trait aux procédures de déconstruction de l’ennemi, condition essentielle pour parvenir à une véritable réconciliation. Parce que l’on ne se réconcilie pas avec l’ami mais avec l’ennemi, la réconciliation consiste précisément à faire que l’autre ne soit plus perçu comme un ennemi. Dans toute histoire de violence se pose le problème de la réconciliation comme base pour la construction d’un avenir différent. Il s’agit, en effet, de faire de l’ennemi héréditaire, sinon un ami, au moins un associé, afin de construire ensemble un avenir commun.
Le mot « réconciliation » en Côte d’Ivoire doit poursuivre trois objectifs majeurs, à savoir :
• la pacification des rapports sociaux et la cohésion sociale ;
• la reconstruction nationale et la bonne gouvernance ;
• l’éthique et la moralisation de la vie publique.
La réconciliation nationale doit faire l’objet de deux mesures concrètes : en premier lieu, mettre en œuvre des dialogues et des négociations entre les parties en conflit ; en deuxième lieu, instaurer dans le pays une « commission nationale de vérité et réconciliation ».
La « réconciliation nationale » doit être marquée, dès ses origines, par une approche très précise axée sur le tryptique « vérité/ justice/ négociations ». De ce point de vue, dans une société en reconstruction, la restauration de la justice reste fondamentale. En ce sens, la fonction de la commission est certes de favoriser la réconciliation entre les grands ennemis, mais aussi de renforcer les bases de la cohésion sociale entre les communautés, par le biais de la « réconciliation nationale ».
Cette commission aura pour mission de collecter le témoignage des victimes, d’entendre les agresseurs, leur permettre de dévoiler la vérité sur leurs actes et parfois de décider de la publicité des débats par les moyens de communication. Ceci permettra aux agresseurs de se purifier et aux victimes de connaître la vérité et de les soulager. D’ailleurs, en Afrique du Sud, «l’amnistie juridique n’a été accordée qu’en échange de la vérité comme contrepartie d’une forme de réparation morale». La reconnaissance des actes commis par les agresseurs constitue une thérapie psychologique importante. Elle a une vertu curative.
Par conséquent, le tryptique vérité/ justice/ négociations doit être fondée sur la vérité, la justice et négociations. Cette démarche exige la réalisation d’un travail approfondi de recherche de la vérité concernant notamment les violations des droits de l’Homme et les atrocités commises pendant les conflits afin de traduire les responsables en justice car une véritable réconciliation ne peut être construite sur l’impunité. Une fois ce travail de mémoire et de responsabilisation juridique fait, la réconciliation pourrait être plus authentique sur la base de négociations à partir des repentis et pardons.
De plus, cette démarche n’exclut pas de construire davantage l’avenir à partir du passé. Enfin, cette démarche doit être doublée d’activités de plaidoyers et de sensibilisation des communautés par les leaders communautaires ou d’opinion afin d’éviter que des victimes se sentent en droit d’entamer des actions de vengeance.
Pour le cas de la Côte d’Ivoire, la justice doit redorée son image à travers sa réforme avant d’engager au nom de la réconciliation des négociations (après le repenti ou le pardon) des personnes mises en cause et privilégier ainsi la construction de l’avenir sur des bases justes et saines. Enfin, les négociations avec les personnes mises en cause et leurs victimes permettent de consolider la cohésion sociale et le vivre ensemble communautaire.
c) La femme, fer de lance de la réconciliation nationale
La société civile ivoirienne, doit trouver dans la mise en place de cette Commission vérité et réconciliation, un espace politique d’organisation, d’expression et de participation. A ce titre, la femme ivoirienne, doit en être le fer de lance de par le rôle qu’elle a toujours joué dans la société en tant qu’éducatrice des générations à travers la transmission des valeurs. A cet effet, la femme doit être fortement impliquée dans cette démarche car elle représente après tout la première médiatrice dans les communautés. De surcroît ; la femme et les enfants qui sont les premières victimes des conflits armés, ont toujours payé un lourd tribut au prix de leur vie et de leur corps (viols, esclaves sexuels, etc.).
Il est important de souligner que la société civile ivoirienne doit de plus en plus s’engager dans la lutte pour la justice sociale, la démocratisation du pouvoir, le respect des droits humains et la construction de la paix. Ces quatre éléments constituent un ensemble cohérent et un projet de reconstruction nationale donnant ainsi un sens à la société à peine sortie de la guerre.
Conclusion
Que peut-on espérer d’un tel projet? Sinon qu’il vient à un moment crucial dans la construction de l’Etat face à des défis globaux qui s’imposent et auxquels il faut répondre par une stratégie de développement politique, économique et sociale.
Ceci permettra de dépasser une crise multidimensionnelle et garantira à chaque citoyen ivoirien la paix, synonyme de la stabilité sociale. Nous estimons que ce projet constitue un pas qualitatif dans la gestion post crise et une occasion à ne pas manquer pour le Peuple ivoirien.
Le cas contraire, aucune institution ne pourra relever ce défi dans la mesure où les institutions ne valent que par les hommes qui les dirigent. La réconciliation exige un guide réparateur et l’occasion est donnée pour le Peuple de s’exprimer. Il ne s’agit pas seulement d’un choix politique mais d’un choix social.
C’est pourquoi, il est impératif d’opérer un véritable travail de déconstruction de l’ennemi. Il s’agit d’un travail en profondeur, de longue haleine, difficile mais essentiel. Car la violence de la guerre blesse les esprits et fait des ravages dans l’âme des victimes. En ce sens, la réconciliation est un processus long, difficile, exigeant. On ne peut pas exiger à une société qui sort de la guerre de tout oublier instantanément, de ne plus se sentir blessée, de ne plus manifester de la méfiance, de l’angoisse, de la peur. De ne plus continuer à reproduire la violence. Il faut qu’au moins la génération ayant vécu la guerre laisse sa place à la nouvelle génération.
Les enfants, bien que touchés par les drames de leur société, de leurs familles, de leurs parents, auront dans leurs esprits non seulement les traces, voire les cicatrices de la violence, mais peut être aussi des lueurs de paix. Ils pourront construire, sur les tombeaux de leurs aînés massacrés ou sur l’absence de leurs parents disparus, des sociétés qui cherchent à se rencontrer, à se réconcilier et à construire les conditions nécessaires pour vivre ensemble, en paix.
Mme Touré Diabaté Ténin
Enseignante Chercheure, Formatrice en négociation, médiation et résolution des conflits
Auteure de l’ouvrage : Genre et Construction d’une paix durable en Afrique : Comprendre pour vaincre la violence et la haine dans les sociétés ouest-africaines
Editions du Cerap, Septembre 2010, Abidjan.
Présidente du Réseau des Femmes Musulmanes d’Afrique-Section Côte d’Ivoire (REFMA-CI).