Depuis le début de la crise ivoirienne, des observateurs familiers de la vie sociale et politique ivoirienne n’ont pas manqué d’incriminer les autorités religieuses d’avoir agi comme facteur d’aggravation des antagonismes politiques qui ont amené à son déclenchement. Que la religion et les leaders religieux aient volontairement ou involontairement exacerbé la crise militaro-civile en Côte d’Ivoire, voici qui semble paradoxal à première vue, et indéniable après réflexion. Paradoxal, parce que dans la société, ce que l’on attend des religions, c’est leur contribution à l’instauration et à la sauvegarde des valeurs partagées de paix, de tolérance, de justice, de vérité et de liberté ; mais aussi leur implication dans la pacification de la sphère politique1. Indéniable, dans la mesure où des expériences passées et actuelles montrent que plusieurs conflits dans le monde se nourrissent de références à la religion et prétendent trouver en elle le fondement de leur légitimation. Les guerres en Croatie, en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, en Algérie, au Nigeria, au Soudan, etc. sont là pour en témoigner.
Pour traiter alors de cette question éminemment complexe et sensible, une analyse en profondeur devrait partir des rapports dialectiques entre la religion, la société et l’Etat en Côte d’Ivoire, c’est-à-dire sonder d’abord les rapports que les différentes religions entretiennent entre elles ; ensuite les rapports de ces religions avec les sociétés civiles, et enfin les rapports entre ces religions et l’Etat ivoirien. La présente réflexion, non seulement parce qu’elle se veut synthétique, mais aussi pour faute de place, n’abordera pas ces trois niveaux d’analyse nécessaires. Elle voudrait cependant tenter de montrer le poids de la religion dans cette crise ivoirienne. Mais, de quelles religions s’agit-il ?
La Côte d’Ivoire et ses religions
Pluriethnique et Etat laïc, la Côte d’Ivoire est également multiconfessionnelle. Outre ses religions ethniques qui forment la toile de fond de la civilisation de ses différentes formations sociales, le pays, depuis le xive siècle au moins, connaît l’irruption d’autres systèmes spirituels, venus notamment de l’étranger. Historiquement et chronologiquement, il y a d’abord l’Islam ; apparaît ensuite le christianisme sous ses deux versants, catholique et protestant (méthodiste) ; Vient enfin le Harrisme. Par scissiparités, ces religions donneront naissance à une multitude de nouveaux mouvements religieux : l’islam et ses confréries musulmanes ; le christianisme et ses courants évangéliques et pentecôtistes ; les Eglises indépendantes africaines, issues de mouvements prophétiques2 ; une gamme de cultes traditionnels se présentant comme de nouveaux cultes continuateurs des religions tribales. A cette liste, il faut ajouter un nombre non moins important de fidèles des groupes dits de « sagesses d’Occident » et des mouvements venus d’Orient.
Caractérisée par une diversité religieuse, la Côte d’Ivoire se trouve pourtant fortement marquée par le catholicisme. Toutefois, selon le recensement général de la population et de l’habitation (RGPH 1998), la religion musulmane (38,6%) constitue la religion dominante du pays. Ils sont suivis des chrétiens (30,4%) dont 19,4% de Catholiques ; 6,6% de Protestants. Les autres chrétiens (courants protestants et pentecôtistes) représentent 3,1% et les Harristes 1,3%. Ensuite viennent successivement les sans religions (16,7%) et les Animistes (11,9%). Les autres croyants étant inférieurs ou égale à 5%. Lorsqu’on compare les données du recensement de 1988 et celles de 1998, l’on remarque une baisse du rythme de croissance de la population catholique (de 20,8% à 19,4%), des Musulmans (38,7% à 38,6%) et une légère régression des Harristes (de 1,4% à 1,3%). Dans le même temps, l’on constate une croissance accélérée des Protestants (de 5,3% à 6,6%) et une croissance assez significative des sans religions (de 13,4% à 16,7), ainsi qu’une augmentation des fidèles des courants protestants et pentecôtistes, de 0,1% à 3,1% (RGPH-1998). Comme on le voit, la crise ivoirienne surgit dans un contexte de marché religieux particulièrement dense, voire de mutation religieuse s’inscrivant dans une logique de diversification et de concurrence. On s’avise dès lors l’influence que peut avoir (eu), dans un sens comme dans un autre, ce paysage religieux hétérogène sur cette crise. Ce qui est certain c’est que toutes ces religions ont été plus ou moins mobilisées à la fois comme armes de combat, moyens de gestion et stratégies politiques.
Crise ivoirienne : la religion comme arme de combat des protagonistes
Dès le début de la crise qui s’est déclenchée en septembre 2002, ce qui se laisse voir, aussi bien au Nord qu’au Sud, c’est la référence constante au religieux ou au sacré, du moins l’instrumentalisation du religieux par le politique. Les parties en conflit, assurées en effet que le sacré protège contre l’ennemi, mais aussi et surtout peut le vaincre, ont toutes convoqué, comme acte de foi et pratiques, toutes les religions en Côte d’Ivoire. Quelques illustrations empiriques suffisent de l’attester. Le premier constat, au Nord comme au Sud, c’est la mobilisation du sacré traditionnel : le port des amulettes, observé notamment chez les rebelles et les forces pro-Ouattara ; le sacrifice de bœuf des chefs traditionnels à Agboville, le lancement des abeilles aux assaillants à Béoumi et dans le village de Gomon (Sikensi), la sortie du fokwè, une danse guerrière des hommes du peuple du sud-est, et de l’adjanou, une danse de malédiction exécutée par des femmes chez les Akan, dans la zone sous gouvernementale. A cela, on peut ajouter la profanation de lieux, d’objets et êtres sacrés de part et d’autre. On se souvient de l’histoire des danseuses d’adjanou qui ont été molestées dans le Walèbo (Sakassou), des objets des forêts sacrées emportés dans la même région.
Aussi à la recherche des armes, des églises, des temples et des mosquées ont-ils été saccagés, des Imans, des pasteurs, des prêtres et des sacrificateurs molestés par les partisans des parties en conflit, tant à Abidjan qu’à l’intérieur du pays. On se souvient aussi des attaques des tombes de Hadja Nabintou, mère de Alassane Ouattara, et du patriarche N’Guessan3#, père d’Amani N’Guessan…
Hors du front de bataille, ces actes montrent que les protagonistes de la guerre ivoirienne veulent déplacer le conflit du plan de la violence symbolique au plan de la guerre psychologique où les armes de combat deviennent des stratégies mentales pour affaiblir l’ennemi, puis le vaincre. Somme toute, aux yeux de maints observateurs, confirme le Pr Lanciné Sylla, cette guerre est apparue comme une “guerre mystique” où la magie, les sacrifices humains et les anciens rites du sang se sont réactualisés, rendant les effets propres et les effets collatéraux de la guerre d’autant plus atroces et inhumains. Le second constat : dans les armes tactiques de combat des protagonistes ivoiriens, ont été également convoqués le sacré islamique et chrétien. En effet, au déclenchement de la crise ivoirienne en 2002, les religieux, notamment dans le Sud, ont apporté leur soutien par des prières et des déclarations aux autorités démocratiques et légitimement élues de la Côte d’Ivoire. Ces religieux (musulmans et chrétiens) ont choisi de se ranger du côté de la légalité dans la mesure où, dans cette crise, « ils y ont vu “une guerre du péché originel ivoirien”, une malédiction divine due au mensonge, à la corruption des mœurs politiques et sociales, à l’impunité et au manque de foi »5 des Ivoiriens. De cette convergence, il nait une sorte d’effervescence religieuse dont le but est de délivrer la Côte d’Ivoire des forces méchantes du Malin. Dans cet appel de la foi au secours de la résistance, les religieux ne finissent pas d’implorer la justice de Dieu sur la Côte d’Ivoire, sa nouvelle nation et la seconde patrie du Christ, pour la libérer d’une “guerre injuste”, une “guerre de conquête”, une “méchante guerre” ou une “guerre des méchants” imposée par des sorciers ennemis de la démocratie en Côte d’Ivoire6. Du côté des politiques, notamment dans le Sud, l’on remarque la métamorphose du discours politique en discours théologique ou en homélie, l’altération de l’homme politique en une manière de prédicateur de mauvais aloi. Dans le même temps, apparaît dans le vocabulaire populaire une kyrielle de nouveaux mots (religieux ou à connotation religieuse) dont « Que Dieu bénisse la Côte d’Ivoire » est devenu le leitmotiv dans les discours aussi bien des religieux, des politiques, des journalistes que des autres citoyens.
Mais, il faut aussi noter que le religieux n’a pas seulement été utilisé comme arme de guerre. Il l’a été également comme arme de paix, c’est-à-dire comme outil de gestion de la crise.
La gestion religieuse de la crise ivoirienne : les expériences du Forum des confessions religieuses
Juste après l’éclatement de la crise, un Forum des confessions religieuses fut mis sur pied.
Enrichis des expériences directes de leurs communautés religieuses sur le terrain, les leaders religieux réunis au sein de ce forum n’ont pas seulement initié en commun des prières interreligieuses pour la paix et la réconciliation en Côte d’Ivoire. Dans le même sens, ils ont adressé des déclarations communes aux citoyens Ivoiriens qu’ils soient chrétiens, musulmans ou simplement croyants, mais aussi co-animé des conférences publiques7, comme pour donner raison à Memel-Fotê et Sery Bailly qu’en Côte d’Ivoire, en dehors des sermons et déclaration ordinaires, les religions sont intervenues bien souvent pour dénouer les crises, mais aussi ont laissé la liberté de choix politique à leurs fidèles : « depuis l’avènement du multipartisme, écrivent-ils, il est heureux pour la paix qu’aucune religion ne soit référée à son dogme ou à ses valeurs pour contester le pouvoir ou indiquer sa préférence pour un parti donné. Toutes ont libéré leurs membres et les ont laissés prendre leurs options politiques. Cette contribution à un pluralisme politique bien compris a sans doute bénéficié de l’expérience de la tolérance qui marque la grande diversité religieuse en Côte d’Ivoire »8.
Pendant cette crise, les leaders religieux n’ont donc pas cessé de prôner l’amour, la paix et la solidarité, de souligner le besoin crucial de préserver les valeurs morales et familiales, en appelant par exemple les politiques à s’engager fermement en faveur d’une amélioration de la gouvernance économique et les autres citoyens à se départir de la cupidité et de la soif de pouvoir. Tout récemment, le Collectif des responsables des confessions religieuses de Gagnoa9 a exhorté les populations à préserver la paix dans le département, en évitant les invectives et les affrontements. Dans une déclaration commune, le Collectif rappelle que la crise postélectorale en Côte d’Ivoire a déjà fait de nombreuses victimes. Ainsi lance-t-il un appel solennel à tous en vue de « tout mettre en œuvre pour épargner la ville de Gagnoa des affrontements inutiles ». Cette position des religieux, qui se veut neutre au nom de l’unité nationale et de la stabilité politique, n’a pas toujours été constante. Car les autorités religieuses en Côte d’Ivoire n’ont pas échappé aux crispations politiques ou au pouvoir manipulateur du sacré. « En effet, en période de crise socio-politique, les groupes sociaux qui se disent “apolitiques” ont tendance à se politiser à l’extrême, y compris les religieux… »#10. Autrement dit, le rôle des autorités religieuses dans la crise ivoirienne, et avec elles celui de leurs fidèles, variera au fur et à mesure de son extension dans l’espace et dans le temps. Ainsi, d’une arme de combat d’abord, de paix ensuite, la religion se transformera enfin en une stratégie politique, en un canal d’expression de la guerre ivoirienne. Ce qui donnera à cette guerre l’allure d’un conflit religieux.
La religion comme mode d’expression de la crise ivoirienne
Pour plusieurs observateurs et acteurs, la crise ivoirienne n’apparaît pas seulement comme une guerre politique ou une “guerre interethnique”, ou encore une “guerre régionaliste” (opposant le Nord au Sud). Elle est aussi vue comme une “guerre religieuse” (opposant Musulmans du Nord aux Chrétiens du Sud). Cette bipolarisation du conflit entre deux groupes hypothétiquement et stratégiquement définis comme étant le Nord contre le Sud, les Musulmans contre les Chrétiens, les Ivoiriens contre les étrangers11#, entretenue certainement depuis de longues années, connaîtra plus particulièrement son ascension aux extrêmes peu avant, pendant et après l’élection présidentielle de novembre 2010. Parmi les personnalités en lice pour cette élection présidentielle, deux incarnent (ou incarneraient) cette division entre un Nord musulman et un Sud chrétien : A. Ouattara, musulman et ressortissant du Nord et L. Gbagbo, chrétien (pentecôtiste), venant du Sud. Les discours de certains leaders religieux, notamment évangéliques et pentecôtistes, mais aussi une partie des fidèles catholiques et musulmans, y compris certains membres de leur hiérarchie, ne conduisent pas seulement à cette division régionaliste et religieuse. Ils la consacrent. Car comme les politiques, ces leaders religieux et leurs fidèles parlent d’une compétition entre Musulmans et Chrétiens, entre étrangers et Ivoiriens. En témoignent, l’utilisation de versets bibliques disant à peu près que l’on ne peut donner son pays à un étranger ; des déclarations, des sermons, des prières et prophéties indiquant même une opposition entre démons et anges saints. En effet, selon le Pr Lanciné Sylla, les causes le plus souvent évoquées pour expliquer cette crise politico-militaire ne sont en fait que des canaux d’expression de cette crise, si ce n’est pas, somme toute, que des alibis au service de stratégies politiques, stratégies de combat et de lutte politiques. Ainsi comme pour corroborer certaines thèses qui affirment que la religion n’est pas à l’origine de la crise qui a secoué la Côte d’Ivoire#12. Toutefois, certaines actions (déclarations et sermons mitigés, prophéties) des autorités religieuses ont fini par convaincre plus d’une personne que l’on pouvait les considérer parmi les acteurs ou protagonistes du conflit ivoirien. En effet, dans un blocage de la situation politique du pays, en prenant fait et cause pour l’une ou l’autre des parties en conflit, en propageant des prophéties à profusion dans l’espace public ivoirien, souvent incongrues, sans illumination divine, exaltant l’autochtonie, la xénophobie, la haine de l’autre, des autorités religieuses, et les fidèles qui ont adhéré à leurs discours et prophéties ont contribué à l’ascension de la crise ivoirienne aux extrêmes.
L’examen du rôle du religieux dans la crise ivoirienne en montre toute une ambivalence. En fait, du point de vue de la phénoménologie de la religion, cette ambivalence n’est pas une antinomie. Au fond, elle traduit et manifeste les deux dimensions de tout sacré : « Dans l’expérience existentielle, l’homme expérimente le sacré, ou l’invisible comme une puissance à deux dimensions, à la fois ordre et désordre, paix et menace, bonheur et malheur, bénédiction et malédiction »13#. En inscrivant leurs actions comme arme de paix et gestion de la crise, les leaders religieux ont accepté la « face “lumineuse” [du sacré] qui inspire à l’homme l’émerveillement, lui procure la joie, la paix et lui donne une surabondance de vie ».
En se laissant pourtant instrumentaliser par le politique, ils ont opté pour la « face “obscure” [du sacré] qui inspire à l’homme l’effroi, la terreur, qui exprime un danger, présente la menace d’une force destructrice ». Mais, dans un contexte ivoirien de lutte acerbe et sans merci pour la conquête ou la conservation du pouvoir, que peut le religieux, surtout dans un Etat laïc comme la Côte d’Ivoire où par ailleurs le tissu social est profondément déchiré par des passions politiques, obscurcies par une décennie au moins d’instabilité politique et surtout où les politiques restent plutôt dans la logique de la victoire absolue de leur propre camp ?
Gadou Dakouri
Anthropologue, Université de Cocody-Abidjan.
Pour traiter alors de cette question éminemment complexe et sensible, une analyse en profondeur devrait partir des rapports dialectiques entre la religion, la société et l’Etat en Côte d’Ivoire, c’est-à-dire sonder d’abord les rapports que les différentes religions entretiennent entre elles ; ensuite les rapports de ces religions avec les sociétés civiles, et enfin les rapports entre ces religions et l’Etat ivoirien. La présente réflexion, non seulement parce qu’elle se veut synthétique, mais aussi pour faute de place, n’abordera pas ces trois niveaux d’analyse nécessaires. Elle voudrait cependant tenter de montrer le poids de la religion dans cette crise ivoirienne. Mais, de quelles religions s’agit-il ?
La Côte d’Ivoire et ses religions
Pluriethnique et Etat laïc, la Côte d’Ivoire est également multiconfessionnelle. Outre ses religions ethniques qui forment la toile de fond de la civilisation de ses différentes formations sociales, le pays, depuis le xive siècle au moins, connaît l’irruption d’autres systèmes spirituels, venus notamment de l’étranger. Historiquement et chronologiquement, il y a d’abord l’Islam ; apparaît ensuite le christianisme sous ses deux versants, catholique et protestant (méthodiste) ; Vient enfin le Harrisme. Par scissiparités, ces religions donneront naissance à une multitude de nouveaux mouvements religieux : l’islam et ses confréries musulmanes ; le christianisme et ses courants évangéliques et pentecôtistes ; les Eglises indépendantes africaines, issues de mouvements prophétiques2 ; une gamme de cultes traditionnels se présentant comme de nouveaux cultes continuateurs des religions tribales. A cette liste, il faut ajouter un nombre non moins important de fidèles des groupes dits de « sagesses d’Occident » et des mouvements venus d’Orient.
Caractérisée par une diversité religieuse, la Côte d’Ivoire se trouve pourtant fortement marquée par le catholicisme. Toutefois, selon le recensement général de la population et de l’habitation (RGPH 1998), la religion musulmane (38,6%) constitue la religion dominante du pays. Ils sont suivis des chrétiens (30,4%) dont 19,4% de Catholiques ; 6,6% de Protestants. Les autres chrétiens (courants protestants et pentecôtistes) représentent 3,1% et les Harristes 1,3%. Ensuite viennent successivement les sans religions (16,7%) et les Animistes (11,9%). Les autres croyants étant inférieurs ou égale à 5%. Lorsqu’on compare les données du recensement de 1988 et celles de 1998, l’on remarque une baisse du rythme de croissance de la population catholique (de 20,8% à 19,4%), des Musulmans (38,7% à 38,6%) et une légère régression des Harristes (de 1,4% à 1,3%). Dans le même temps, l’on constate une croissance accélérée des Protestants (de 5,3% à 6,6%) et une croissance assez significative des sans religions (de 13,4% à 16,7), ainsi qu’une augmentation des fidèles des courants protestants et pentecôtistes, de 0,1% à 3,1% (RGPH-1998). Comme on le voit, la crise ivoirienne surgit dans un contexte de marché religieux particulièrement dense, voire de mutation religieuse s’inscrivant dans une logique de diversification et de concurrence. On s’avise dès lors l’influence que peut avoir (eu), dans un sens comme dans un autre, ce paysage religieux hétérogène sur cette crise. Ce qui est certain c’est que toutes ces religions ont été plus ou moins mobilisées à la fois comme armes de combat, moyens de gestion et stratégies politiques.
Crise ivoirienne : la religion comme arme de combat des protagonistes
Dès le début de la crise qui s’est déclenchée en septembre 2002, ce qui se laisse voir, aussi bien au Nord qu’au Sud, c’est la référence constante au religieux ou au sacré, du moins l’instrumentalisation du religieux par le politique. Les parties en conflit, assurées en effet que le sacré protège contre l’ennemi, mais aussi et surtout peut le vaincre, ont toutes convoqué, comme acte de foi et pratiques, toutes les religions en Côte d’Ivoire. Quelques illustrations empiriques suffisent de l’attester. Le premier constat, au Nord comme au Sud, c’est la mobilisation du sacré traditionnel : le port des amulettes, observé notamment chez les rebelles et les forces pro-Ouattara ; le sacrifice de bœuf des chefs traditionnels à Agboville, le lancement des abeilles aux assaillants à Béoumi et dans le village de Gomon (Sikensi), la sortie du fokwè, une danse guerrière des hommes du peuple du sud-est, et de l’adjanou, une danse de malédiction exécutée par des femmes chez les Akan, dans la zone sous gouvernementale. A cela, on peut ajouter la profanation de lieux, d’objets et êtres sacrés de part et d’autre. On se souvient de l’histoire des danseuses d’adjanou qui ont été molestées dans le Walèbo (Sakassou), des objets des forêts sacrées emportés dans la même région.
Aussi à la recherche des armes, des églises, des temples et des mosquées ont-ils été saccagés, des Imans, des pasteurs, des prêtres et des sacrificateurs molestés par les partisans des parties en conflit, tant à Abidjan qu’à l’intérieur du pays. On se souvient aussi des attaques des tombes de Hadja Nabintou, mère de Alassane Ouattara, et du patriarche N’Guessan3#, père d’Amani N’Guessan…
Hors du front de bataille, ces actes montrent que les protagonistes de la guerre ivoirienne veulent déplacer le conflit du plan de la violence symbolique au plan de la guerre psychologique où les armes de combat deviennent des stratégies mentales pour affaiblir l’ennemi, puis le vaincre. Somme toute, aux yeux de maints observateurs, confirme le Pr Lanciné Sylla, cette guerre est apparue comme une “guerre mystique” où la magie, les sacrifices humains et les anciens rites du sang se sont réactualisés, rendant les effets propres et les effets collatéraux de la guerre d’autant plus atroces et inhumains. Le second constat : dans les armes tactiques de combat des protagonistes ivoiriens, ont été également convoqués le sacré islamique et chrétien. En effet, au déclenchement de la crise ivoirienne en 2002, les religieux, notamment dans le Sud, ont apporté leur soutien par des prières et des déclarations aux autorités démocratiques et légitimement élues de la Côte d’Ivoire. Ces religieux (musulmans et chrétiens) ont choisi de se ranger du côté de la légalité dans la mesure où, dans cette crise, « ils y ont vu “une guerre du péché originel ivoirien”, une malédiction divine due au mensonge, à la corruption des mœurs politiques et sociales, à l’impunité et au manque de foi »5 des Ivoiriens. De cette convergence, il nait une sorte d’effervescence religieuse dont le but est de délivrer la Côte d’Ivoire des forces méchantes du Malin. Dans cet appel de la foi au secours de la résistance, les religieux ne finissent pas d’implorer la justice de Dieu sur la Côte d’Ivoire, sa nouvelle nation et la seconde patrie du Christ, pour la libérer d’une “guerre injuste”, une “guerre de conquête”, une “méchante guerre” ou une “guerre des méchants” imposée par des sorciers ennemis de la démocratie en Côte d’Ivoire6. Du côté des politiques, notamment dans le Sud, l’on remarque la métamorphose du discours politique en discours théologique ou en homélie, l’altération de l’homme politique en une manière de prédicateur de mauvais aloi. Dans le même temps, apparaît dans le vocabulaire populaire une kyrielle de nouveaux mots (religieux ou à connotation religieuse) dont « Que Dieu bénisse la Côte d’Ivoire » est devenu le leitmotiv dans les discours aussi bien des religieux, des politiques, des journalistes que des autres citoyens.
Mais, il faut aussi noter que le religieux n’a pas seulement été utilisé comme arme de guerre. Il l’a été également comme arme de paix, c’est-à-dire comme outil de gestion de la crise.
La gestion religieuse de la crise ivoirienne : les expériences du Forum des confessions religieuses
Juste après l’éclatement de la crise, un Forum des confessions religieuses fut mis sur pied.
Enrichis des expériences directes de leurs communautés religieuses sur le terrain, les leaders religieux réunis au sein de ce forum n’ont pas seulement initié en commun des prières interreligieuses pour la paix et la réconciliation en Côte d’Ivoire. Dans le même sens, ils ont adressé des déclarations communes aux citoyens Ivoiriens qu’ils soient chrétiens, musulmans ou simplement croyants, mais aussi co-animé des conférences publiques7, comme pour donner raison à Memel-Fotê et Sery Bailly qu’en Côte d’Ivoire, en dehors des sermons et déclaration ordinaires, les religions sont intervenues bien souvent pour dénouer les crises, mais aussi ont laissé la liberté de choix politique à leurs fidèles : « depuis l’avènement du multipartisme, écrivent-ils, il est heureux pour la paix qu’aucune religion ne soit référée à son dogme ou à ses valeurs pour contester le pouvoir ou indiquer sa préférence pour un parti donné. Toutes ont libéré leurs membres et les ont laissés prendre leurs options politiques. Cette contribution à un pluralisme politique bien compris a sans doute bénéficié de l’expérience de la tolérance qui marque la grande diversité religieuse en Côte d’Ivoire »8.
Pendant cette crise, les leaders religieux n’ont donc pas cessé de prôner l’amour, la paix et la solidarité, de souligner le besoin crucial de préserver les valeurs morales et familiales, en appelant par exemple les politiques à s’engager fermement en faveur d’une amélioration de la gouvernance économique et les autres citoyens à se départir de la cupidité et de la soif de pouvoir. Tout récemment, le Collectif des responsables des confessions religieuses de Gagnoa9 a exhorté les populations à préserver la paix dans le département, en évitant les invectives et les affrontements. Dans une déclaration commune, le Collectif rappelle que la crise postélectorale en Côte d’Ivoire a déjà fait de nombreuses victimes. Ainsi lance-t-il un appel solennel à tous en vue de « tout mettre en œuvre pour épargner la ville de Gagnoa des affrontements inutiles ». Cette position des religieux, qui se veut neutre au nom de l’unité nationale et de la stabilité politique, n’a pas toujours été constante. Car les autorités religieuses en Côte d’Ivoire n’ont pas échappé aux crispations politiques ou au pouvoir manipulateur du sacré. « En effet, en période de crise socio-politique, les groupes sociaux qui se disent “apolitiques” ont tendance à se politiser à l’extrême, y compris les religieux… »#10. Autrement dit, le rôle des autorités religieuses dans la crise ivoirienne, et avec elles celui de leurs fidèles, variera au fur et à mesure de son extension dans l’espace et dans le temps. Ainsi, d’une arme de combat d’abord, de paix ensuite, la religion se transformera enfin en une stratégie politique, en un canal d’expression de la guerre ivoirienne. Ce qui donnera à cette guerre l’allure d’un conflit religieux.
La religion comme mode d’expression de la crise ivoirienne
Pour plusieurs observateurs et acteurs, la crise ivoirienne n’apparaît pas seulement comme une guerre politique ou une “guerre interethnique”, ou encore une “guerre régionaliste” (opposant le Nord au Sud). Elle est aussi vue comme une “guerre religieuse” (opposant Musulmans du Nord aux Chrétiens du Sud). Cette bipolarisation du conflit entre deux groupes hypothétiquement et stratégiquement définis comme étant le Nord contre le Sud, les Musulmans contre les Chrétiens, les Ivoiriens contre les étrangers11#, entretenue certainement depuis de longues années, connaîtra plus particulièrement son ascension aux extrêmes peu avant, pendant et après l’élection présidentielle de novembre 2010. Parmi les personnalités en lice pour cette élection présidentielle, deux incarnent (ou incarneraient) cette division entre un Nord musulman et un Sud chrétien : A. Ouattara, musulman et ressortissant du Nord et L. Gbagbo, chrétien (pentecôtiste), venant du Sud. Les discours de certains leaders religieux, notamment évangéliques et pentecôtistes, mais aussi une partie des fidèles catholiques et musulmans, y compris certains membres de leur hiérarchie, ne conduisent pas seulement à cette division régionaliste et religieuse. Ils la consacrent. Car comme les politiques, ces leaders religieux et leurs fidèles parlent d’une compétition entre Musulmans et Chrétiens, entre étrangers et Ivoiriens. En témoignent, l’utilisation de versets bibliques disant à peu près que l’on ne peut donner son pays à un étranger ; des déclarations, des sermons, des prières et prophéties indiquant même une opposition entre démons et anges saints. En effet, selon le Pr Lanciné Sylla, les causes le plus souvent évoquées pour expliquer cette crise politico-militaire ne sont en fait que des canaux d’expression de cette crise, si ce n’est pas, somme toute, que des alibis au service de stratégies politiques, stratégies de combat et de lutte politiques. Ainsi comme pour corroborer certaines thèses qui affirment que la religion n’est pas à l’origine de la crise qui a secoué la Côte d’Ivoire#12. Toutefois, certaines actions (déclarations et sermons mitigés, prophéties) des autorités religieuses ont fini par convaincre plus d’une personne que l’on pouvait les considérer parmi les acteurs ou protagonistes du conflit ivoirien. En effet, dans un blocage de la situation politique du pays, en prenant fait et cause pour l’une ou l’autre des parties en conflit, en propageant des prophéties à profusion dans l’espace public ivoirien, souvent incongrues, sans illumination divine, exaltant l’autochtonie, la xénophobie, la haine de l’autre, des autorités religieuses, et les fidèles qui ont adhéré à leurs discours et prophéties ont contribué à l’ascension de la crise ivoirienne aux extrêmes.
L’examen du rôle du religieux dans la crise ivoirienne en montre toute une ambivalence. En fait, du point de vue de la phénoménologie de la religion, cette ambivalence n’est pas une antinomie. Au fond, elle traduit et manifeste les deux dimensions de tout sacré : « Dans l’expérience existentielle, l’homme expérimente le sacré, ou l’invisible comme une puissance à deux dimensions, à la fois ordre et désordre, paix et menace, bonheur et malheur, bénédiction et malédiction »13#. En inscrivant leurs actions comme arme de paix et gestion de la crise, les leaders religieux ont accepté la « face “lumineuse” [du sacré] qui inspire à l’homme l’émerveillement, lui procure la joie, la paix et lui donne une surabondance de vie ».
En se laissant pourtant instrumentaliser par le politique, ils ont opté pour la « face “obscure” [du sacré] qui inspire à l’homme l’effroi, la terreur, qui exprime un danger, présente la menace d’une force destructrice ». Mais, dans un contexte ivoirien de lutte acerbe et sans merci pour la conquête ou la conservation du pouvoir, que peut le religieux, surtout dans un Etat laïc comme la Côte d’Ivoire où par ailleurs le tissu social est profondément déchiré par des passions politiques, obscurcies par une décennie au moins d’instabilité politique et surtout où les politiques restent plutôt dans la logique de la victoire absolue de leur propre camp ?
Gadou Dakouri
Anthropologue, Université de Cocody-Abidjan.