Quand on a habité la Côte d’Ivoire, cette terre d’espérance et ce pays d’hospitalité que chante son hymne national, on n’a pas que connu, en allant de Korhogo à Abidjan, ou d’Abengourou à Man, via l’axe de Yamoussoukro ou Bouaké, des lieux et des climats variés du Nord au Sud et de l’Est à Ouest ; des femmes et hommes caractérisés par des traditions et trajectoires singulières. On n’a pas connu le seul humour ivoirien, ce sens de l’ironie envers notre humaine condition, ce sens du rire et du décrire si allusif et si exquis, qui affleure en permanence dans le parler quotidien des gens du pays, toutes classes sociales confondues. On n’est pas resté clivé dans le duel quotidien des deux grands clubs de football ivoiriens, condamné tel l’âne de Buridan, à choisir entre Mimos et Oyé. On n’a pas que connu les duels successifs du marigot politique, des tragédies collectives ou des joies populaires, déployant l’historicité propre de la terre d’Eburnée, dans toute sa diversité et sa luxuriance inspiratrices. On n’a pas connu les seules saveurs gustatives du to et du kabato, du placali ou du dèguè matinaux, du kplo, de l’attiéké, du foutou ou du foufou ; des sauces graine, djoumblé, aubergine, et autres majestés liquides du palais et du ventre, tels le gris Gnamankoudji et le rouge Bissap, le doux bangui, le thérapeutique tchapalo, le « garçon » Koutoukou, et j’en passe. On habite aussi profondément une terre en entendant ce qui l’enchante, l’air de ses muses. La musique ivoirienne est dès lors, parmi ces muses habitées par des nuées de créateurs, une voie royale pour participer pleinement de l’être-au-monde de l’ivoirien.
Avoir connu la Côte d’Ivoire, c’est avoir plongé dans l’ambiance profonde de ses rythmes et de ses chants, de ses conteurs et de ses danseurs, de ses créateurs de tous les arts. Sans prétention surfaite, je les connais et leurs sucs symboliques m’habitent à jamais, moi qui les découvris au terme d’un douloureux exil de mon Cameroun natal. La musique rehausse et grave les souvenirs d’une terre dans notre âme. Elle divinise le passé et l’enrobe de douce nostalgie. Il faut l’avoir compris. Et certes alors seulement, on mesurera la valeur que Nahounou Digbeu dit Amédée Pierre ou le Dopé National, occupait dans le paysage artistique en général - et musical en particulier- de son pays et de l’Afrique contemporaine. Il s’est retiré dans le plérôme de l’Eternel le 30 octobre 2011, après de longs mois d’une maladie plus ancienne que toutes les maladies, celle qui est tapie derrière toutes les maladies, celle incurable qui nous atteindra toujours, celle dont on ne guérit point, l’appel de l’irréversible destin des mortels. Maladie qui est le mal à dire de toute maladie, sa guérison et sa fin. On guérit de la vie en mourant d’avoir vécu. La mort a fini, pour ainsi dire, par tuer Amédée Pierre. « Dès qu’un homme naît, il est assez vieux pour mourir » disait le philosophe allemand Martin Heidegger. Maintenant que son visage vivant ne portera plus secours à son parler et à son chanter, maintenant que les pas frémissants et experts d’Amédée Pierre ne trépigneront plus sur les podiums d’Afrique et d’ailleurs, qu’il nous soit permis de questionner triplement l’événement de ce retrait sublime : 1) Qui était Amédée Pierre ? 2) Comment vint-il à la musique et quel était son style en cette affaire ? En toile de fond de ces interrogations, se poserait pour nous la question d’actualité suivante : Que signifie pour aujourd’hui et pour demain, l’exemplarité d’Amédée Pierre quant au rôle de l’art dans la célébration de la modernité africaine, c’est-à-dire dans les métamorphoses nécessaires à l’émergence de véritables civilisations bienveillantes à travers le continent Noir ?
Histoire schématisée du Dopé National : un Bagnon et un Baobab
Qui était Amédée Pierre ? On ne décrira jamais assez la majestueuse stature de ce bel homme bété – véritable bagnon selon la tradition de ce sous groupe des Krou - qu’était Amédée Pierre. Il eut sept épouses et onze enfants de ses différentes unions…Arborant une chevelure afro et une moustache soignées avec précaution, il avait la prestance des fils de l’Art, et la tranquille puissance de caractère de ceux qui savent ce qu’ils veulent et où ils vont. Ses grosses lunettes noires, témoignages de troubles oculaires durables, esquissaient aussi le sérieux médical du docteur du son ivoirien qu’il aspirait à être. Rien, dans ses costumes et chemises de scène, dans son détachement et sa sobriété esthétique vestimentaires, n’était de trop. Tout, en Amédée Pierre, était comme de juste à sa place. En recoupant çà et là les témoignages et archives disponibles, se dégage une histoire cohérente où apparaît toute la force du génie artistique dans la sculpture des destinées individuelles dont il s’empare. Né le 30 mars 1937 à Tabou- on parle plus précisément, sur la base de recoupements archivistiques, de 1931 à Pata-Idiè près de Tabou - , en pays Krou, Nahounou Digbeu Amédée, baptisé ensuite Pierre à l’Eglise Catholique, devait décidément être un homme-angulaire, un bâtisseur de voie. L’homme suivit des études ordinaires qui le conduisirent au métier d’infirmier. Mais très tôt taquiné par les rythmes et chansons qui vivifiaient son terroir bété, il n’avait pas cessé entre temps d’interroger les arcanes de l’harmonie des sphères. La carrière médicale ainsi amorcée ne le guérirait jamais de sa passion musicale. Celle-ci commence pourtant dans une Côte d’Ivoire des années 50-60 où dominent magistralement les musiques congolaise, cubaine, nigériane, et ghanéenne.
Comment, devant les grandeurs des Franco et Rochereau, des Buena Vista Social Club de La Havane, des Fela ou du Highlife ghanéen, bâtir une musique ivoirienne à la fois respectueuse des traditions et ouverte à la polyphonie de la modernité qu’appelle le nouvel Etat indépendant de Côte d’Ivoire ? La voie d’Amédée Pierre consistera à recueillir dans sa voix, celles de ses parents et ancêtres bété, la tradition orale et dansée des musiques éternelles de l’Afrique noire. Il s’agira pour Amédée de moderniser les choses d’une tradition qui risque d’être ensevelie par les modes plus ou moins étrangères dominant la Côte d’Ivoire des années 60. Consacrées à la diction des mythes et légendes de l’imaginaire quotidien des Africains, les chants et danses, mais aussi l’instrumentalisation des percussions, des flûtes et des différents instruments à corde, occupent une place de choix, non seulement dans l’expression de la sensibilité et de la créativité des Africains, mais aussi dans la configuration de leur habitation du Cosmos comme projet d’humanisation de l’espace et du temps. Sculpture et célébration de l’existence. Révélation de l’inouï de l’être. Objectivation des possibilités potentielles du réel. Polyphonie convergente ou poursuite de l’œuvre créatrice qui est l’architecture intrinsèque de l’univers. C’est ainsi que le Bagnon devint Baobab en se faisant Dopé National – le mot dopé signifie « rossignol », dans la langue bété – pour cinquante années de bonheur partagé avec des millions d’auditeurs, de spectateurs, de fredonnants et de danseurs. Baobab, il est l’arbre protecteur qui va recueillir les pulsations des 93 clans de l’ensemble socioculturel bété. Il est la transition entre la ruralité bété et l’urbanité des grandes villes du pays, notamment Abidjan, où il passera de longues années de sa vie. A partir de cette décision de rédemption du patrimoine musical bété, se lie le sort et le destin artistique de notre homme, qui produira des œuvres variées, mais comme des broderies autour d’un seul et même socle : l’art musical bété. Voyons comment se fit l’articulation de cette réappropriation esthétique.
Des musiques bété à la musique d’Amédée : une retranscription originale du rythme par le style
Qu’on rappelle ici pour quelles raisons nous estimons qu’Amédée Pierre a su prendre sous son aile, des pans entiers de la culture musicale ivoirienne menacée dans les années soixante par les modes d’ailleurs. Il faudra pour cela se souvenir qu’Amédée Pierre fut l’un des pionniers du BURIDA (Bureau Ivoirien des Droits d’Auteur) et que l’un de ses premiers combats citoyens dans les années 60-70-80, sous la présidence de Félix Houphouët-Boigny, fut de revendiquer et d’obtenir le versement régulier des droits d’auteur des artistes ivoiriens, sous le contrôle et la législation équitables de l’Etat. Le Dopé ne devint donc pas National par le seul chant ou par les danses bété qu’il offrit à la scénographie musicale moderne de la Côte d’Ivoire indépendante naissante. Le Dopé devint National en livrant l’un des premiers combats pour la reconnaissance pleine et nécessaire de l’art ivoirien en Côte d’Ivoire, condition sine qua non pour son émancipation vers le monde entier. Soutenu en ce combat légitime par des seconds célèbres, tels un Zadi Zaourou, un Kaba Taiffou ou un certain…Laurent Gbagbo qui deviendrait quatrième président de la Côte d’Ivoire, Nahounou Digbeu Amédée Pierre n’était pas un enfant de chœur. C’était un citoyen alerte, l’œil aussi vif que le pas de danse, devant le siècle ivoirien qui se dressait, plein de bons et mauvais augures.
Les musiques bété qu’il eut à transcrire vinrent de plusieurs alluvions de cette communauté socioculturelle connue pour son talent esthétique remarquable dans toute la Côte d’Ivoire. C’est ainsi qu’il se fit, selon la belle expression de René Babi, un « grand maître de la parole. » Voici comment le même René Babi, son meilleur biographe connu, décrit l’opération du maestro de l’art musical Krou-Bété :
« En véritable poète lyrique, Amédée Pierre fait une synthèse de la trame des rythmes et mélodies, des musiques de tout l’Ouest, le Centre-Ouest et le Sud-Ouest eburnéen dont il a posé les fondamentales qui serviront de base à la nouvelle musique ivoirienne d’inspiration traditionnelle. Ainsi les Wè, les Gnambouè, les Bakwé, les Godiè, les Néyo, les Dida, les Gouro, les Gagou et bien sûr les Bété, groupe ethnique dont il est lui-même issu, se reconnaissent parfaitement dans sa musique…qui ne laisse d’ailleurs personne indifférent. […] Appelé Olèyé, c’est-à-dire le créateur, le précurseur, il aurait réussi, à partir des sons des tam-tams, à trouver le rythme du Digba à la guitare basse (Voir ses chansons Daly, Zaka Legbé, Zakpohi, Alia Romeu). »
Dans cette volonté de rédemption et de métamorphose de la créativité musicale des Krou-Bété, Amédée Pierre opère une transcription de la musicalité traditionnelle en phrases musicales accessibles à la lecture moderne occidentale. L’artiste aura ainsi transcrit le son de percussion, son typique des traditions krou, en son de vibration de corde et d’instruments à vent. Un fin mélomane, compagnon et parfait connaisseur d’Amédée Pierre, le Professeur Laurent Gbagbo, écrivait en 1977 dans une revue de littérature :
« Du point de vue de la création musicale, Amédée Pierre fixe la trame musicale qui va désormais servir de base d’accompagnement à toutes ses compositions : il s’agit de trois accords essentiels dont toutes les combinaisons vont soutenir la mélodie et le rythme. Ce sont les accords de Do, de Fa et de Sol. »
Ainsi posées les bases de son art transcriptural, Amédée Pierre va voyager dans une thématique riche et assumer son rôle de témoin radical de son temps. Il parle tantôt d’affirmation identitaire (Zido Guéhi, Ziguilé, Zo, Dopé, Zoka Legbé) ; donne des conseils aux laissés pour compte (Goupadré, Gbli Djra, Pakora Ibo, Gbi Na Kou, Wazigbané Koumeu) ; polémique à volonté avec des artistes rivaux (Golé gnia néa wadjé, Souyassa, Zaka Legbé) ; tance et interroge la mort (Zouzou Tapè, Séry Bhitta, Lorougnon Rabet, Patricia ou Kouglizia) ; prône la paix (Réconciliation, Tempête) ; chante l’amour et l’infidélité (Hibhomessa, Sa né dé, Bhéhi Wa Kpéti) ; adresse de vibrants hommages (Guédé Gagbo, Groguhé Gnoléba, Houphouët, Thérèse Boigny, Blinan, A li a lô). Près de 111 onze chansons prolifèreront ainsi sous les semailles de l’extraordinaire parolier. En prime l’inoubliable Moussio Moussio, emblème s’il en est de sa musique langoureuse et fidèle aux sucs du pays profonds. Certes aussi, quand on écoute Super Zahi, les influences congolaises et cubaines affleurent encore en surface, comme pour dire que la cosmomusique était aussi son affaire. Il faudrait un écrit plus ample pour scruter la persistance de cette présence du monde entier dans l’art ivoirien. Ici commence la vie d’Amédée Pierre en nos mémoires… Il est entré dans le siècle des siècles le 30 octobre 2011, comme il naquit un 30 mars de l’an 1931…
Esquisses de modernités africaines
La voie de Nahounou Digbeu Amédée Pierre est une manière exemplaire de tracer une destinée en tenant compte des possibles en attente dans l’Afrique contemporaine. Entre un passéisme nostalgique qui consisterait à déifier et absolutiser un passé qui n’est plus le notre, d’une part, et d’autre part, un délire futuriste coupé de la prise en compte des réalités du temps présent, l’Afrique contemporaine à a s’inventer elle-même à partir d’une double critique de son héritage et des propositions venues d’autres rivages, afin de dessiner une ère de modernité, qui ne peut s’esquisser que comme commencement en soi-même par soi-même, dans la prise en compte des articulations passées, présentes et futures de l’histoire. En puisant dans le patrimoine musical Krou-Bété qu’il reconfigure de son talent, Amédée Pierre apporte une réponse originale à la revendication de sensibilité des campagnes et des villes ivoiriennes, de l’homme d’autrefois et de l’homme de demain qui habitent tout uniment le présent des vivants de Côte d’Ivoire comme d’Afrique. Vivre, pour le musicien averti des défis de la société-monde de l’industrie culturelle, c’est s’articuler soi-même à partir des langages désarticulés des altérités qui ne peuvent faire sens que si le sujet se les approprie comme matériaux légitimes de son propre dessein. Amédée Pierre montre qu’un monde est possible qui ne procède ni de la glorification du suranné ni de l’enthousiasme stupide pour l’éphémère, mais bien de l’invention d’une aire où les générations actuelles et futures puissent à leur tour puiser les énergies plastiques pour sculpter leur vivre ensemble et continuer à s’émerveiller devant l’événement même de l’existence. En cela, Amédée Pierre ne sera jamais muet dans nos consciences. Salut abrupt et fraternel, l’artiste ! Que le suprême Lago te soit grâces éternelles.
Dr. Pr. Franklin Nyamsi
Université de Rouen, France.
Avoir connu la Côte d’Ivoire, c’est avoir plongé dans l’ambiance profonde de ses rythmes et de ses chants, de ses conteurs et de ses danseurs, de ses créateurs de tous les arts. Sans prétention surfaite, je les connais et leurs sucs symboliques m’habitent à jamais, moi qui les découvris au terme d’un douloureux exil de mon Cameroun natal. La musique rehausse et grave les souvenirs d’une terre dans notre âme. Elle divinise le passé et l’enrobe de douce nostalgie. Il faut l’avoir compris. Et certes alors seulement, on mesurera la valeur que Nahounou Digbeu dit Amédée Pierre ou le Dopé National, occupait dans le paysage artistique en général - et musical en particulier- de son pays et de l’Afrique contemporaine. Il s’est retiré dans le plérôme de l’Eternel le 30 octobre 2011, après de longs mois d’une maladie plus ancienne que toutes les maladies, celle qui est tapie derrière toutes les maladies, celle incurable qui nous atteindra toujours, celle dont on ne guérit point, l’appel de l’irréversible destin des mortels. Maladie qui est le mal à dire de toute maladie, sa guérison et sa fin. On guérit de la vie en mourant d’avoir vécu. La mort a fini, pour ainsi dire, par tuer Amédée Pierre. « Dès qu’un homme naît, il est assez vieux pour mourir » disait le philosophe allemand Martin Heidegger. Maintenant que son visage vivant ne portera plus secours à son parler et à son chanter, maintenant que les pas frémissants et experts d’Amédée Pierre ne trépigneront plus sur les podiums d’Afrique et d’ailleurs, qu’il nous soit permis de questionner triplement l’événement de ce retrait sublime : 1) Qui était Amédée Pierre ? 2) Comment vint-il à la musique et quel était son style en cette affaire ? En toile de fond de ces interrogations, se poserait pour nous la question d’actualité suivante : Que signifie pour aujourd’hui et pour demain, l’exemplarité d’Amédée Pierre quant au rôle de l’art dans la célébration de la modernité africaine, c’est-à-dire dans les métamorphoses nécessaires à l’émergence de véritables civilisations bienveillantes à travers le continent Noir ?
Histoire schématisée du Dopé National : un Bagnon et un Baobab
Qui était Amédée Pierre ? On ne décrira jamais assez la majestueuse stature de ce bel homme bété – véritable bagnon selon la tradition de ce sous groupe des Krou - qu’était Amédée Pierre. Il eut sept épouses et onze enfants de ses différentes unions…Arborant une chevelure afro et une moustache soignées avec précaution, il avait la prestance des fils de l’Art, et la tranquille puissance de caractère de ceux qui savent ce qu’ils veulent et où ils vont. Ses grosses lunettes noires, témoignages de troubles oculaires durables, esquissaient aussi le sérieux médical du docteur du son ivoirien qu’il aspirait à être. Rien, dans ses costumes et chemises de scène, dans son détachement et sa sobriété esthétique vestimentaires, n’était de trop. Tout, en Amédée Pierre, était comme de juste à sa place. En recoupant çà et là les témoignages et archives disponibles, se dégage une histoire cohérente où apparaît toute la force du génie artistique dans la sculpture des destinées individuelles dont il s’empare. Né le 30 mars 1937 à Tabou- on parle plus précisément, sur la base de recoupements archivistiques, de 1931 à Pata-Idiè près de Tabou - , en pays Krou, Nahounou Digbeu Amédée, baptisé ensuite Pierre à l’Eglise Catholique, devait décidément être un homme-angulaire, un bâtisseur de voie. L’homme suivit des études ordinaires qui le conduisirent au métier d’infirmier. Mais très tôt taquiné par les rythmes et chansons qui vivifiaient son terroir bété, il n’avait pas cessé entre temps d’interroger les arcanes de l’harmonie des sphères. La carrière médicale ainsi amorcée ne le guérirait jamais de sa passion musicale. Celle-ci commence pourtant dans une Côte d’Ivoire des années 50-60 où dominent magistralement les musiques congolaise, cubaine, nigériane, et ghanéenne.
Comment, devant les grandeurs des Franco et Rochereau, des Buena Vista Social Club de La Havane, des Fela ou du Highlife ghanéen, bâtir une musique ivoirienne à la fois respectueuse des traditions et ouverte à la polyphonie de la modernité qu’appelle le nouvel Etat indépendant de Côte d’Ivoire ? La voie d’Amédée Pierre consistera à recueillir dans sa voix, celles de ses parents et ancêtres bété, la tradition orale et dansée des musiques éternelles de l’Afrique noire. Il s’agira pour Amédée de moderniser les choses d’une tradition qui risque d’être ensevelie par les modes plus ou moins étrangères dominant la Côte d’Ivoire des années 60. Consacrées à la diction des mythes et légendes de l’imaginaire quotidien des Africains, les chants et danses, mais aussi l’instrumentalisation des percussions, des flûtes et des différents instruments à corde, occupent une place de choix, non seulement dans l’expression de la sensibilité et de la créativité des Africains, mais aussi dans la configuration de leur habitation du Cosmos comme projet d’humanisation de l’espace et du temps. Sculpture et célébration de l’existence. Révélation de l’inouï de l’être. Objectivation des possibilités potentielles du réel. Polyphonie convergente ou poursuite de l’œuvre créatrice qui est l’architecture intrinsèque de l’univers. C’est ainsi que le Bagnon devint Baobab en se faisant Dopé National – le mot dopé signifie « rossignol », dans la langue bété – pour cinquante années de bonheur partagé avec des millions d’auditeurs, de spectateurs, de fredonnants et de danseurs. Baobab, il est l’arbre protecteur qui va recueillir les pulsations des 93 clans de l’ensemble socioculturel bété. Il est la transition entre la ruralité bété et l’urbanité des grandes villes du pays, notamment Abidjan, où il passera de longues années de sa vie. A partir de cette décision de rédemption du patrimoine musical bété, se lie le sort et le destin artistique de notre homme, qui produira des œuvres variées, mais comme des broderies autour d’un seul et même socle : l’art musical bété. Voyons comment se fit l’articulation de cette réappropriation esthétique.
Des musiques bété à la musique d’Amédée : une retranscription originale du rythme par le style
Qu’on rappelle ici pour quelles raisons nous estimons qu’Amédée Pierre a su prendre sous son aile, des pans entiers de la culture musicale ivoirienne menacée dans les années soixante par les modes d’ailleurs. Il faudra pour cela se souvenir qu’Amédée Pierre fut l’un des pionniers du BURIDA (Bureau Ivoirien des Droits d’Auteur) et que l’un de ses premiers combats citoyens dans les années 60-70-80, sous la présidence de Félix Houphouët-Boigny, fut de revendiquer et d’obtenir le versement régulier des droits d’auteur des artistes ivoiriens, sous le contrôle et la législation équitables de l’Etat. Le Dopé ne devint donc pas National par le seul chant ou par les danses bété qu’il offrit à la scénographie musicale moderne de la Côte d’Ivoire indépendante naissante. Le Dopé devint National en livrant l’un des premiers combats pour la reconnaissance pleine et nécessaire de l’art ivoirien en Côte d’Ivoire, condition sine qua non pour son émancipation vers le monde entier. Soutenu en ce combat légitime par des seconds célèbres, tels un Zadi Zaourou, un Kaba Taiffou ou un certain…Laurent Gbagbo qui deviendrait quatrième président de la Côte d’Ivoire, Nahounou Digbeu Amédée Pierre n’était pas un enfant de chœur. C’était un citoyen alerte, l’œil aussi vif que le pas de danse, devant le siècle ivoirien qui se dressait, plein de bons et mauvais augures.
Les musiques bété qu’il eut à transcrire vinrent de plusieurs alluvions de cette communauté socioculturelle connue pour son talent esthétique remarquable dans toute la Côte d’Ivoire. C’est ainsi qu’il se fit, selon la belle expression de René Babi, un « grand maître de la parole. » Voici comment le même René Babi, son meilleur biographe connu, décrit l’opération du maestro de l’art musical Krou-Bété :
« En véritable poète lyrique, Amédée Pierre fait une synthèse de la trame des rythmes et mélodies, des musiques de tout l’Ouest, le Centre-Ouest et le Sud-Ouest eburnéen dont il a posé les fondamentales qui serviront de base à la nouvelle musique ivoirienne d’inspiration traditionnelle. Ainsi les Wè, les Gnambouè, les Bakwé, les Godiè, les Néyo, les Dida, les Gouro, les Gagou et bien sûr les Bété, groupe ethnique dont il est lui-même issu, se reconnaissent parfaitement dans sa musique…qui ne laisse d’ailleurs personne indifférent. […] Appelé Olèyé, c’est-à-dire le créateur, le précurseur, il aurait réussi, à partir des sons des tam-tams, à trouver le rythme du Digba à la guitare basse (Voir ses chansons Daly, Zaka Legbé, Zakpohi, Alia Romeu). »
Dans cette volonté de rédemption et de métamorphose de la créativité musicale des Krou-Bété, Amédée Pierre opère une transcription de la musicalité traditionnelle en phrases musicales accessibles à la lecture moderne occidentale. L’artiste aura ainsi transcrit le son de percussion, son typique des traditions krou, en son de vibration de corde et d’instruments à vent. Un fin mélomane, compagnon et parfait connaisseur d’Amédée Pierre, le Professeur Laurent Gbagbo, écrivait en 1977 dans une revue de littérature :
« Du point de vue de la création musicale, Amédée Pierre fixe la trame musicale qui va désormais servir de base d’accompagnement à toutes ses compositions : il s’agit de trois accords essentiels dont toutes les combinaisons vont soutenir la mélodie et le rythme. Ce sont les accords de Do, de Fa et de Sol. »
Ainsi posées les bases de son art transcriptural, Amédée Pierre va voyager dans une thématique riche et assumer son rôle de témoin radical de son temps. Il parle tantôt d’affirmation identitaire (Zido Guéhi, Ziguilé, Zo, Dopé, Zoka Legbé) ; donne des conseils aux laissés pour compte (Goupadré, Gbli Djra, Pakora Ibo, Gbi Na Kou, Wazigbané Koumeu) ; polémique à volonté avec des artistes rivaux (Golé gnia néa wadjé, Souyassa, Zaka Legbé) ; tance et interroge la mort (Zouzou Tapè, Séry Bhitta, Lorougnon Rabet, Patricia ou Kouglizia) ; prône la paix (Réconciliation, Tempête) ; chante l’amour et l’infidélité (Hibhomessa, Sa né dé, Bhéhi Wa Kpéti) ; adresse de vibrants hommages (Guédé Gagbo, Groguhé Gnoléba, Houphouët, Thérèse Boigny, Blinan, A li a lô). Près de 111 onze chansons prolifèreront ainsi sous les semailles de l’extraordinaire parolier. En prime l’inoubliable Moussio Moussio, emblème s’il en est de sa musique langoureuse et fidèle aux sucs du pays profonds. Certes aussi, quand on écoute Super Zahi, les influences congolaises et cubaines affleurent encore en surface, comme pour dire que la cosmomusique était aussi son affaire. Il faudrait un écrit plus ample pour scruter la persistance de cette présence du monde entier dans l’art ivoirien. Ici commence la vie d’Amédée Pierre en nos mémoires… Il est entré dans le siècle des siècles le 30 octobre 2011, comme il naquit un 30 mars de l’an 1931…
Esquisses de modernités africaines
La voie de Nahounou Digbeu Amédée Pierre est une manière exemplaire de tracer une destinée en tenant compte des possibles en attente dans l’Afrique contemporaine. Entre un passéisme nostalgique qui consisterait à déifier et absolutiser un passé qui n’est plus le notre, d’une part, et d’autre part, un délire futuriste coupé de la prise en compte des réalités du temps présent, l’Afrique contemporaine à a s’inventer elle-même à partir d’une double critique de son héritage et des propositions venues d’autres rivages, afin de dessiner une ère de modernité, qui ne peut s’esquisser que comme commencement en soi-même par soi-même, dans la prise en compte des articulations passées, présentes et futures de l’histoire. En puisant dans le patrimoine musical Krou-Bété qu’il reconfigure de son talent, Amédée Pierre apporte une réponse originale à la revendication de sensibilité des campagnes et des villes ivoiriennes, de l’homme d’autrefois et de l’homme de demain qui habitent tout uniment le présent des vivants de Côte d’Ivoire comme d’Afrique. Vivre, pour le musicien averti des défis de la société-monde de l’industrie culturelle, c’est s’articuler soi-même à partir des langages désarticulés des altérités qui ne peuvent faire sens que si le sujet se les approprie comme matériaux légitimes de son propre dessein. Amédée Pierre montre qu’un monde est possible qui ne procède ni de la glorification du suranné ni de l’enthousiasme stupide pour l’éphémère, mais bien de l’invention d’une aire où les générations actuelles et futures puissent à leur tour puiser les énergies plastiques pour sculpter leur vivre ensemble et continuer à s’émerveiller devant l’événement même de l’existence. En cela, Amédée Pierre ne sera jamais muet dans nos consciences. Salut abrupt et fraternel, l’artiste ! Que le suprême Lago te soit grâces éternelles.
Dr. Pr. Franklin Nyamsi
Université de Rouen, France.