Certes, le nom qui apparaît au-devant de la scène dans ce qui est d’ores et déjà une affaire d’Etat est celui d’Adama Bictogo, ministre de l’Intégration africaine. Mais il a bénéficié d’une complicité du silence qui éclabousse Jeannot Ahoussou Kouadio et Alassane Ouattara lui-même.
L’image est saisissante, le symbole est ravageur. Dimanche dernier, alors qu’il est évident qu’il a déjà reçu l’enquête explosive de Jeune Afrique sur le scandale de l’indemnisation des déchets toxiques, Alassane Ouattara reçoit très officiellement le ministre des Affaires étrangères nigérien Mohamed Bazoum, avec à ses côtés… Adama Bictogo, le ministre de l’Intégration africaine, un des personnages principaux de cette incroyable histoire de corruption. Pourquoi l’actuel chef de l’Etat ivoirien, qui prétend faire de la moralisation de la vie publique son cheval de bataille, prend-il donc un si grand risque pour son image ? Mystère.
Pour mieux comprendre ce qui se joue avec le dernier scandale autour de l’affaire des déchets toxiques, il faut revenir à l’enquête de l’hebdomadaire spécialisé sur l’Afrique et édité à Paris. «Trois hommes (…) sont soupçonnés d’avoir détourné une partie des indemnités qui auraient dû être payées aux victimes de la pollution causée par le déversement de déchets toxiques à Abidjan, en août 2006. Leurs noms sont inscrits en lettres majuscules sur le rapport d’enquête de la police économique et financière. Il y a là Claude Gohourou, un leader étudiant qui, plusieurs mois durant, s’est improvisé représentant des victimes, Cheick Oumar Koné, président de l’Africa Sports, l’un des clubs de foot les plus célèbres de Côte d’Ivoire, et Adama Bictogo, aujourd’hui ministre de l’Intégration africaine, très impliqué dans la crise malienne. Selon les enquêteurs, il y aurait pour 4,65 milliards de FCFA (plus de 7 millions d’euros). Le rapport remis au procureur de la République, Simplice Koffi Kouadio, le 16 février dernier, recommande l’ouverture de poursuites judiciaires à l’encontre des intéressés pour «faux, usage de faux, détournement de fonds, recel et complicité». Que s’est-il passé ? Après l’accord de dédommagement des victimes signé entre le cabinet britannique Leigh Day et Trafigura, Claude Gohourou, de la Coordination nationale des victimes des déchets toxiques (CNVDT), parvient à obtenir que la justice ivoirienne ordonne le séquestre des fonds transférés à la Société générale de banques de Côte d’Ivoire (SGBCI). Cheick Oumar Koné contacte alors le représentant local du cabinet britannique, Mory Cissé, et lui raconte qu’il est en relation avec le ministre de l’Intérieur, Désiré Tagro, et le président du tribunal de première instance d’Abidjan. Et promet le déblocage des fonds, en échange d’une commission de 8% sur toutes les transactions. L’intéressé refuse et subit des menaces. Convoqué par la DST, il s’enfuit et réussit à atterrir à Londres, où il obtient l’asile. Au final, Adama Bictogo réussit, grâce à son entregent, à faire signer un protocole d’accord entre Gohourou et le cabinet anglais. On ne sait comment, Bictogo et Cheick Oumar Koné parviennent plus ou moins à prendre le contrôle du compte de l’association de Gohourou. 2,6 milliards sont virés sur le compte d’une proche de Koné. 600 millions sont prélevés pour le compte d’Adama Bictogo, pour sa «médiation». En bref, une sombre affaire de gros sous qui s’est nouée dans un grand cafouillage politique.
Ahoussou et Ouattara savaient depuis des mois…
Une information d’importance apparaît quand on lit l’enquête de Jeune Afrique. Le rapport détaillé sur les «exploits» supposés de Bictogo et Compagnie a été remis au procureur de la République depuis le 16 février dernier. Cela fait donc plus de trois mois que des enquêteurs désignés par le régime actuel accusent de faits très graves le ministre de l’Intégration africaine de Ouattara. Explosif, ce rapport remis au procureur, alors sous l’autorité directe de Jeannot Ahoussou Kouadio, ministre de la Justice, est naturellement passé par ses mains. Ce qui ne l’a pas empêché de composer son gouvernement en y introduisant un des personnages-clés de ce qui se présentait déjà comme une affaire d’Etat. Faute politique. Chef de l’Etat autoritaire, considéré par ses propres amis comme un «hyper-président», Alassane Ouattara ne pouvait pas ne pas être au courant de ce que disaient ses propres services de police sur un ministre dont il a continué de renforcer les pouvoirs. Les cris de colère des victimes des déchets toxiques n’y ont rien fait. Sans la publication de l’enquête de Jeune Afrique, peut-être que Bictogo aurait continué à vivre des jours paisibles. Le scandale qui le frappe aujourd’hui frappe donc naturellement ses supérieurs, qui ont organisé son impunité. Mais pourquoi l’ont-ils fait ?
Bictogo, l’homme des affaires sales du pouvoir
Il faut savoir qu’Adama Bictogo n’est pas n’importe qui au sein du régime RDR. Il est au cœur du secret du clan les moins avouables du clan Ouattara. Juste avant le déclenchement de la rébellion ivoirienne, le 19 septembre 2002, ses comptes logés à la banque d’affaires britannique en France, HSBC, sont fermés parce qu’ils sont jugés «préoccupants» et «indésirables» en raison de soupçons de trafic – armes ou blanchiment d’argent. Comme par hasard, l’insurrection dont des cadres de son parti seront des figures principales, commence très vite après. C’est Adama Bictogo qui, par la suite, organise, avec son entreprise Côte d’Ivoire Fruit et des firmes étrangères partenaires, tout le business de la contrebande du cacao ivoirien qui passe par le Burkina Faso et le Togo. Est-ce dans le cadre de ses activités délictueuses qu’il noue des relations particulières avec Loïc Folloroux, fils de Dominique Ouattara et directeur Afrique d’Armajaro, firme sulfureuse impliquée dans la spéculation sur le cacao ivoirien ? Mystère.
Adama Bictogo, c’est également un des symboles de ce que Mamadou Koulibaly a appelé la «Rebfondation», c’est-à-dire les affaires inavouables mêlant personnages proches de la rébellion et dignitaires de la Refondation, et qui ont permis au clan de Ouattara de pénétrer le système Gbagbo pour mieux l’abattre. Adama Bictogo, c’est, au moins depuis 2007, l’agent d’influence de Blaise Compaoré, qui met de l’huile dans les rouages du difficile dialogue inter-ivoirien et gère des affaires «d’intendance» un peu particulières. Adama Bictogo, c’est le frère de Salif Bictogo, au cœur du scandale «Satarem-Greensol» autour de la gestion des ordures ménagères sous le régime Ouattara, qui n’a même pas coûté son poste à la ministre Anne Ouloto. Ouattara peut-il prendre le risque de se débarrasser d’un homme qui peut faire sauter plusieurs fois la République au regard des informations compromettantes dont il dispose ? Difficile de répondre par l’affirmative, alors qu’il n’ose même pas mettre en cause les «petits» chefs de guerre impliqués dans l’ethnocide wê, en dépit des injonctions agacées de ses parrains internationaux, notamment les Etats-Unis.
Par Philippe Brou
L’image est saisissante, le symbole est ravageur. Dimanche dernier, alors qu’il est évident qu’il a déjà reçu l’enquête explosive de Jeune Afrique sur le scandale de l’indemnisation des déchets toxiques, Alassane Ouattara reçoit très officiellement le ministre des Affaires étrangères nigérien Mohamed Bazoum, avec à ses côtés… Adama Bictogo, le ministre de l’Intégration africaine, un des personnages principaux de cette incroyable histoire de corruption. Pourquoi l’actuel chef de l’Etat ivoirien, qui prétend faire de la moralisation de la vie publique son cheval de bataille, prend-il donc un si grand risque pour son image ? Mystère.
Pour mieux comprendre ce qui se joue avec le dernier scandale autour de l’affaire des déchets toxiques, il faut revenir à l’enquête de l’hebdomadaire spécialisé sur l’Afrique et édité à Paris. «Trois hommes (…) sont soupçonnés d’avoir détourné une partie des indemnités qui auraient dû être payées aux victimes de la pollution causée par le déversement de déchets toxiques à Abidjan, en août 2006. Leurs noms sont inscrits en lettres majuscules sur le rapport d’enquête de la police économique et financière. Il y a là Claude Gohourou, un leader étudiant qui, plusieurs mois durant, s’est improvisé représentant des victimes, Cheick Oumar Koné, président de l’Africa Sports, l’un des clubs de foot les plus célèbres de Côte d’Ivoire, et Adama Bictogo, aujourd’hui ministre de l’Intégration africaine, très impliqué dans la crise malienne. Selon les enquêteurs, il y aurait pour 4,65 milliards de FCFA (plus de 7 millions d’euros). Le rapport remis au procureur de la République, Simplice Koffi Kouadio, le 16 février dernier, recommande l’ouverture de poursuites judiciaires à l’encontre des intéressés pour «faux, usage de faux, détournement de fonds, recel et complicité». Que s’est-il passé ? Après l’accord de dédommagement des victimes signé entre le cabinet britannique Leigh Day et Trafigura, Claude Gohourou, de la Coordination nationale des victimes des déchets toxiques (CNVDT), parvient à obtenir que la justice ivoirienne ordonne le séquestre des fonds transférés à la Société générale de banques de Côte d’Ivoire (SGBCI). Cheick Oumar Koné contacte alors le représentant local du cabinet britannique, Mory Cissé, et lui raconte qu’il est en relation avec le ministre de l’Intérieur, Désiré Tagro, et le président du tribunal de première instance d’Abidjan. Et promet le déblocage des fonds, en échange d’une commission de 8% sur toutes les transactions. L’intéressé refuse et subit des menaces. Convoqué par la DST, il s’enfuit et réussit à atterrir à Londres, où il obtient l’asile. Au final, Adama Bictogo réussit, grâce à son entregent, à faire signer un protocole d’accord entre Gohourou et le cabinet anglais. On ne sait comment, Bictogo et Cheick Oumar Koné parviennent plus ou moins à prendre le contrôle du compte de l’association de Gohourou. 2,6 milliards sont virés sur le compte d’une proche de Koné. 600 millions sont prélevés pour le compte d’Adama Bictogo, pour sa «médiation». En bref, une sombre affaire de gros sous qui s’est nouée dans un grand cafouillage politique.
Ahoussou et Ouattara savaient depuis des mois…
Une information d’importance apparaît quand on lit l’enquête de Jeune Afrique. Le rapport détaillé sur les «exploits» supposés de Bictogo et Compagnie a été remis au procureur de la République depuis le 16 février dernier. Cela fait donc plus de trois mois que des enquêteurs désignés par le régime actuel accusent de faits très graves le ministre de l’Intégration africaine de Ouattara. Explosif, ce rapport remis au procureur, alors sous l’autorité directe de Jeannot Ahoussou Kouadio, ministre de la Justice, est naturellement passé par ses mains. Ce qui ne l’a pas empêché de composer son gouvernement en y introduisant un des personnages-clés de ce qui se présentait déjà comme une affaire d’Etat. Faute politique. Chef de l’Etat autoritaire, considéré par ses propres amis comme un «hyper-président», Alassane Ouattara ne pouvait pas ne pas être au courant de ce que disaient ses propres services de police sur un ministre dont il a continué de renforcer les pouvoirs. Les cris de colère des victimes des déchets toxiques n’y ont rien fait. Sans la publication de l’enquête de Jeune Afrique, peut-être que Bictogo aurait continué à vivre des jours paisibles. Le scandale qui le frappe aujourd’hui frappe donc naturellement ses supérieurs, qui ont organisé son impunité. Mais pourquoi l’ont-ils fait ?
Bictogo, l’homme des affaires sales du pouvoir
Il faut savoir qu’Adama Bictogo n’est pas n’importe qui au sein du régime RDR. Il est au cœur du secret du clan les moins avouables du clan Ouattara. Juste avant le déclenchement de la rébellion ivoirienne, le 19 septembre 2002, ses comptes logés à la banque d’affaires britannique en France, HSBC, sont fermés parce qu’ils sont jugés «préoccupants» et «indésirables» en raison de soupçons de trafic – armes ou blanchiment d’argent. Comme par hasard, l’insurrection dont des cadres de son parti seront des figures principales, commence très vite après. C’est Adama Bictogo qui, par la suite, organise, avec son entreprise Côte d’Ivoire Fruit et des firmes étrangères partenaires, tout le business de la contrebande du cacao ivoirien qui passe par le Burkina Faso et le Togo. Est-ce dans le cadre de ses activités délictueuses qu’il noue des relations particulières avec Loïc Folloroux, fils de Dominique Ouattara et directeur Afrique d’Armajaro, firme sulfureuse impliquée dans la spéculation sur le cacao ivoirien ? Mystère.
Adama Bictogo, c’est également un des symboles de ce que Mamadou Koulibaly a appelé la «Rebfondation», c’est-à-dire les affaires inavouables mêlant personnages proches de la rébellion et dignitaires de la Refondation, et qui ont permis au clan de Ouattara de pénétrer le système Gbagbo pour mieux l’abattre. Adama Bictogo, c’est, au moins depuis 2007, l’agent d’influence de Blaise Compaoré, qui met de l’huile dans les rouages du difficile dialogue inter-ivoirien et gère des affaires «d’intendance» un peu particulières. Adama Bictogo, c’est le frère de Salif Bictogo, au cœur du scandale «Satarem-Greensol» autour de la gestion des ordures ménagères sous le régime Ouattara, qui n’a même pas coûté son poste à la ministre Anne Ouloto. Ouattara peut-il prendre le risque de se débarrasser d’un homme qui peut faire sauter plusieurs fois la République au regard des informations compromettantes dont il dispose ? Difficile de répondre par l’affirmative, alors qu’il n’ose même pas mettre en cause les «petits» chefs de guerre impliqués dans l’ethnocide wê, en dépit des injonctions agacées de ses parrains internationaux, notamment les Etats-Unis.
Par Philippe Brou