Le nom de Félix Houphouët-Boigny et son ombre resteront pendant longtemps encore, comme un nuage au-dessus du ciel ivoirien tant son œuvre et ses agissements sont visibles et édifiants. Dans les 120 ans d’histoire de notre territoire colonial et de notre nation indépendante, il a marqué d’une encre indélébile toutes sortes d’évènements qu’il a façonnés, ou dont il est tout simplement l’auteur. A cheval sur les deux bords de notre histoire coloniale et républicaine, il reste aussi l’homme politique qui est mort avec le statut de sage d’Afrique et incontestablement celui autour de qui tous les ivoiriens se retrouvent Nous avons choisi de débuter notre série ‘‘Les archives de BOIGNY EXPRESS’’ par lui en plusieurs éditions. Aujourd’hui : Houphouët Djaha Félix, l’élève, l’étudiant, le médecin. Un début qui coïncide avec la date anniversaire de son décès le 7 décembre 1993.
Né officiellement le 18 octobre 1905, (une date sujette à discussion pour cause de manque d’archives à l’époque. Disons que d’autres thèses situent cette naissance à 1898 (Grah Mel p 60). Prince de par sa lignée maternelle, il n’était pas prédisposé à fréquenter l’école des blancs à cette époque où les fils de chefs étaient considérés trop nobles pour être soumis aux caprices d’un maître quelconque fut-il un enseignant blanc. Le petit Houphouët, miraculé pour avoir échappé à la sentence de la civilisation qui l’avait condamné à la mort tout simplement pour avoir été kindo, c'est-à-dire un enfant porte-malheur, car de sexe masculin et né après deux filles. Le même sort est réservé aussi à un enfant de sexe féminin après deux frères. La deuxième raison de l’esprit miraculé, est que, tout fils de chef qu’il est, le petit prince va être scolarisé à l’école primaire de Bozi, poste administratif sur l’axe yamoussoukro Bouaflé en 1908. Le destin a décidé que l’enfant chéri qui vit avec sa tante concubine du lieutenant Bouët le commandant de la circonscription, n’ait pu échapper à la volonté de celui-ci de le scolariser. Un an après, le petit Houphouët rejoint la famille en 1909 à Yamoussoukro où une école venait d’ouvrir. En 1915 il est classé vingtième sur l’ensemble des élèves admis à poursuivre leurs études à la célèbre école primaire supérieure de Bingerville. C’est là-bas qu’il se converti à l’église catholique où il est baptisé le 22 avril 1917 sous le prénom de Félix. En octobre 1918, classé 50ème sur les cent admis de toute la colonie ouest africaine francophone à poursuivre les études supérieures, il entre à l’école Jules Cade de médecine et de pharmacie de William Ponty à Gorée dans la banlieue dakaroise. Studieux et brillant, Houphouët Djaha Félix sort major des treize médecins de sa promotion en octobre 1925. Jouissant du privilège accordé aux deux premiers des promotions de choisir leur lieu d’affectation, il décide d’exercer en Côte d’Ivoire chez lui, comme le deuxième de la promotion, le médecin Jean Isidore Houessou qui décide d’exercer chez lui au Dahomey aujourd’hui Bénin. Au mois de novembre suivant, le jeune médecin entame à l’hôpital central du Plateau, à Abidjan une controversante carrière de praticien célèbre et populaire mais boudé par l’administration coloniale qui le poussera à la démission en mars 1936. Tout cela s’explique. La carrière a effectivement commencé en novembre 1925 en qualité de médecin auxiliaire stagiaire à l’hôpital central d’Abidjan. Au bout d’une année, son chef de service, le docteur Bouffard présenté comme un homme ‘‘ au tempérament plutôt raide’’, passablement formaliste, (*GM T1 p 114) écrit à son endroit la première année dans un rapport du 7 octobre 1926 : « Excellent collaborateur, qui, depuis un an qu’il sert à Abidjan a fait preuve de belles qualités professionnelles et semble, s’il persiste dans la voie tracée, être appelé à un très bel avenir ». Pourtant, l’adjoint du chef Bouffard, le docteur Henry, lui, n’apprécie pas le jeune médecin qui joue à l’éveilleur de conscience auprès de ses compatriotes nègres pendant ses mouvements libres. Deux ans après la prise de fonction du jeune Houphouët, le Dr Henry, profitant de l’absence du chef de service Bouffard en congé, l’affecte à Guiglo en 1927, poste militaire situé à plus de 500 Km à l’ouest d’Abidjan. Une décision sanction pour son auteur, une école, donc une aubaine pour la supposée victime. A guiglo le jeune médecin travaille d’arrache pied et les résultats positifs le font adopter par les populations de toute catégorie. La vie dans cette cité marquera si fortement le jeune homme qui écrira un jour : « A Guiglo j’ai appris que vivre c’est se donner ». A Guiglo, un autre Henry est le chef du jeune médecin ; mais celui-ci, au contraire du docteur Henry d’Abidjan, est un commandant de cercle qualifié de ‘‘ ouvert et bienveillant’’ *GM p 117 qui accepte que les tournées d’Houphouët se fassent en sa compagnie. Six mois après, il adresse à la hiérarchie à Abidjan sa première notation : « Le nombre des consultations a quadruplé depuis son arrivée et le charlatanisme a tendance à disparaître dans le cercle. 125 cas de pian ont été traités ; 64 jours de tournées en quatre mois. Maints travaux d’assainissement (incinération des ordures, déboisement autour des villages, fosses d’aisance), des puits avec périmètre de protection ont été fait. Sur sa proposition, je fais remplacer dans tous les villages les cases rondes basses non compartimentées à une seule ouverture par des cases rectangulaires, hautes, bien aérées, avec chambres à coucher et cuisines séparées. Il a prodigué à tous des conseils d’hygiène sur l’habitation, l’aération, les vêtements et à insister plus particulièrement sur les soins à donner aux enfants ; la vaccination antivariolique qu’il a interrompue (pour se porter à la lutte contre les moustiques conformément aux instructions reçues) a été faite sur 9000 sujets. Contre l’apparition de la fièvre jaune il a montré beaucoup d’activité et de bon sens : presque plus de moustiques dans les trois subdivisions constituant le cercle. » Ce témoignage nous fait voir un médecin présent à part égale dans le chef-lieu et dans les autres localités de la région, engagé ici et là dans une action qui touche aussi bien aux soins à donner au corps qu’à une modification de mode de vie de la population. Ainsi le traitement du pian et de la vaccination antivariolique allaient-ils de pair, chez lui, avec la lutte contre le charlatanisme, l’incinération des ordures, la promotion de l’hygiène des vêtements et la croisade pour un nouveau type de logement. C’était, en un mot, un médecin du corps et de l’esprit. Dans un autre passage du même rapport, le commandant de cercle note qu’Houphouët est « toujours prêt à se porter au secours des malades. Il l’a prouvé en mettant 36 heures pour se rendre à Taï distant de 94 kilomètres ». Il ajoute, traitant de ses rapports avec la population, qu’il « a conquis la confiance de la plus grande partie (…) par ses soins, sa bienveillance et ses résultats ». Et il conclut : « J’ai l’honneur de demander pour le médecin auxiliaire Houphouët l’avancement dû à ses capacités et ses mérites, ce qui ne fera qu’accroitre son dévouement en constatant que ses efforts ont été récompensés. » L’année suivante en tout cas, c'est-à-dire en 1928, le ton des appréciations du commandant de cercle reste invariable. Le capitaine Henry qualifie la conduite du médecin de « bonne », sa moralité d’ « excellente », son caractère de « très doux et simple ». il note encore dans le style télégraphique qu’imposent les formulaires de notation des fonctionnaires : « Manière de servir : très bonne. Rapports avec les supérieurs : très intelligent, très bon. Education : très belle tenue, consciencieux et dévoué, est un exemple pour son entourage. Rapport avec les égaux : reconnu très capable par ses égaux ; est de ce fait très respecté et recherché. Rapport avec les subordonnés : sa valeur connue ; il est le point de mire de ses subordonnées qui aiment à servir sous ses ordres même bénévolement. Tenue et habitudes sociales : recherché parmi la société européenne, respecté de tous les indigènes fonctionnaires. Capacité : à gagner la confiance de toute la population du cercle par son dévouement, ses soins éclairés et bienveillants, sa politique d’hygiène, ses conseils sûrs et efficaces ; a conquis une grande popularité. Santé : bonne. N’a jamais d’interruption de service au cours de cette année. Aptitudes sociales : très appréciées de la population européenne du cercle et des environs. Valeur du point de vue judiciaire : sa connaissance des races, les renseignements recueillis au cours de ses tournées font de lui un auxiliaire précieux du commandant de cercle. S’il a droit à quelque avancement : très méritant, paraît très capable. Jugé comme tel. Je verrais avec plaisir ce candidat élevé à la classe supérieure, ce qui serait une juste récompense de ses efforts et du rendement obtenu. » Lorsque ce rapport parvient à Bouffard, celui-ci ne se borne pas à l’approuver. Il va plus loin en sollicitant du gouverneur de la Côte d’Ivoire un témoignage officiel de satisfaction pour Houphouët. Lapalud accède à cette requête, ce qui autorise l’insertion, dans le Journal Officiel, de l’éloge suivant : « Témoignage officiel de satisfaction. Par décision du Lieutenant-gouverneur en date du 17 janvier 1929. Un témoignage officiel de satisfaction est accordé au médecin auxiliaire de 3ème classe Houphouët (Félix), pour les soins désintéressés qu’il a prodigué aux Européens et indigènes, pour le dévouement et le zèle intelligent qu’il a apportés dans la diffusion des notions d’hygiène et de prophylaxie parmi la population indigène du cercle de Guiglo. » Le gouverneur ayant écrit ces lignes, on s’attend à ce que le fonctionnaire concerné figure au nombre des agents qualifiés pour une promotion immédiate dans le grade supérieur de leur corps. De ce fait, qu’elle n’est pas la surprise de Bouffard quand il constate que le nom d’Houphouët n’a pas été retenu. Il prend sa plus belle plume pour s’en étonner, dans une correspondance en date du 12 février 1929, adressée au gouverneur. Il écrit : « Par lettre n°90/S du 11 janvier 1929, je vous demandais un témoignage officiel de satisfaction pour le médecin auxiliaire de 3ème classe Houphouët qui remplit depuis 18 mois les fonctions de médecin du cercle de Guiglo avec zèle et une compétence digne d’éloges. Ce médecin y a réalisé une œuvre d’assistance remarquable en dirigeant lui-même la construction de villages neufs à la place des misérables cases insalubres, en y diffusant les notions d’hygiène et de médecine préventive. Vous avez bien voulu récompenser ce jeune médecin en accordant le témoignage de satisfaction demandée. Je viens d’être très surpris en lisant au Journal Officiel de l’AOF les promotions de janvier de ne pas y voir figurer Houphouët, que je vous avais proposé au grand choix pour passer au grade supérieur. Ce médecin est sorti major et la plupart de ses camarades de promotion sont actuellement médecins auxiliaires de 2ème classe. Je ne puis croire qu’à un oubli pour le tableau de 1929, en raison des excellentes notes données par le commandant de cercle et par moi-même qui vous l’ai proposé au grand choix. En conséquence, j’ai l’honneur de vous demande de bien vouloir intervenir auprès du gouverneur pour obtenir la promotion, à titre exceptionnel, d’un médecin auxiliaire qui mérite à tous égards pareille récompense. »
Le gouverneur n’entreprendra pas la démarche car ‘‘ blanc n’oublie pas affaire’’ nous a-t-on raconté dans nos enquêtes. Un jour le jeune médecin a été invité par le commandant de cercle pour assister à l’exécution par fusillade un indigène sur la place publique pour servir d’exemple aux récalcitrants et autres insoumis. Pour toute réponse le jeune médecin à répondu qu’il est venu à Guiglo pour soigner et sauver des vies humaines et non pour participer aux assassinats et les valider en signant des actes de décès de ce style. Affecté à Abengourou dans l’est de la Côte d’Ivoire vers la fin de l’année 1929, le médecin Houphouët Djaha Félix ne sera nullement diminué de son ardeur au travail par le non changement de sa catégorie professionnelle. Il y déploie la même énergie et le même attachement à ses patients et à la population. A Abengourou le jeune médecin que l’on soupçonnait de finir prêtre à cause de l’absence de femme dans son entourage tombe amoureux de la belle princesse métisse ivoiro-sénégalaise Kady Sow nièce du roi d’Abengourou et fille d’un homme d’affaires sénégalais Aly Sow. S’il finit par en faire une épouse, ce n’est pas sans difficultés. D’abord, comme cela arrive parfois, l’agni qui boude à donner sa fille en mariage au ‘‘baoulé gban-gban’’, et un autre obstacle de taille était ‘‘l’anachronisme du mariage’’ entre un chrétien et une musulmane à l’époque. Grâce aux diligences du père Kirman, le jeune médecin obtient du Vatican à Rome, une décision de dispense de ‘‘solidarité de culte’’ et fait célébrer son mariage. A Abengourou, Houphouët n’a pas fait qu’entrer dans la vie tout court en fondant un foyer, mais il a affiché aussi de manière iconoclaste sa lutte contre le colonialisme méprisant et inhumain en écrivant un article dans le journal édité par un martiniquais à Bingerville, sous le titre “on nous a trop volés”. Une initiative qui affirme son combat contre l’injustice. Malgré l’attitude bienveillante du gouverneur, la hiérarchie administrative lui proposa une mutation qui a tout l’air d’une punition puisqu’elle allait le conduire dans le cercle de Batié dans la région de Bonoua, dans la haute Côte d’Ivoire de l’époque. Face à ce projet, Houphouët menaçant de démissionner s’entend proposer un libre choix. Il n’hésita pas à dire : « A Dimbokro dans ma région ». C’est ainsi qu’en Février 1934, le gouverneur du territoire signe sa mutation à Dimbokro dans le cercle du N’Zi Comoé qui englobe aussi Yamoussoukro, la ville natale du jeune médecin. A Dimbokro, le jeune médecin ne manque pas de dévouement et d’enthousiasme dans le travail. Et comme il le fait partout où il est passé, il va enrichir sa propre histoire et celle de la cité. Lorsqu’il a appris que la plus haute autorité médicale de la colonie, le médecin colonel Botreau Roussel va lancer un programme de rénovation des formations sanitaires du territoire il décide d’être dans l’opération par une initiative personnelle et renforcer davantage l’équipement de l’hôpital de Dimbokro, très pauvre en la matière. Il sollicite son frère Augustin Houphouët, chef des Akouès de convaincre ses pairs chef de canton afin que chaque habitant de leurs villages accepte de cotiser 1 francs pour des travaux d’aménagement et d’équipement supplémentaires de l’hôpital. La population en fut enthousiasmée et le médecin Dauphin, supérieur du médecin Houphouët l’a entièrement approuvé. L’hôpital a ainsi obtenue son ambulance et s’est enrichi d’un bâtiment opératoire qu’Houphouët a fait baptiser du nom de Botreau-Roussel en hommage au soutien de ce bienveillant colon. A Dimbokro comme à Toumodi où il prend fonction en 1936, le médecin est partagé entre l’exercice de la profession et la gestion des affaires familiales dont il est plus proche depuis son départ d’Abengourou. De son séjour à Dimbokro, Frédéric Grah Mel, son talentueux biographe résume : il était arrivé à Dimbokro médecin auxiliaire de 2e classe. Il en repart promu à la 1ère classe. L’ancienneté a certes été prise en compte parmi les critères qui ont motivé cette promotion. Mais il est clair que le jeune praticien ne peut pas être mieux récompensé des précieux services rendus dans le chef-lieu du N’Zi Comoé. Il avait effectivement travaillé, pendant deux ans, dans un don de soi total, s’occupant de ses patients avec une générosité et une dévotion au-delà de toute mesure. On avait le sentiment qu’après les cahots de l’Indénié, il était déterminé à ne plus se mouvoir que dans la ligne droite. D’ailleurs il ne borne pas son service à la seule dimension professionnelle. Il ouvre aussi son portefeuille aux pauvres, leur offrant à la fois le soin du corps et celui de l’estomac.
Et la note de fin d’année du commandant de cercle du N’Zi Comoé, Robert Winekler de conclure : « Le médecin auxiliaire Félix Houphouët est un jeune praticien indigène de tout premier ordre. Doué d’une intelligence extrêmement aiguë et d’une finesse remarquable. Très instruit, de caractère très élevé et d’esprit excellent et rigoureusement droit ; c’est le prototype de collaborateur de tout premier choix qu’un chef voudrait toujours avoir avec lui. Sa puissance de travail est considérable. Le chiffre de ses consultations a cru dans des proportions énormes. Son dévouement à ses fonctions est inlassable, sa bourse toujours ouverte aux déshérités ou aux nécessiteux. Je n’ai jamais encore rencontré au cours de ma carrière un médecin indigène de ce caractère et de cette valeur, et je regrette infiniment que le non-accomplissement par lui du stage réglementaire pour le principalat m’empêche de le proposer pour ce grade que nul n’est plus digne que lui de disposer. Note : 20/20. C’est pourtant cet excellent médecin qui va devoir abandonner ses fonctions en 1939, suite à la disparition de son frère un an plus tôt en 1938, tel qu’il se justifie : « Force m’a été de démissionner de la fonction publique et de quitter ce métier de médecin que j’aimais tant : on ne peut être à la fois chef de canton, docteur et planteur », dira-t-il dans ses mémoires sous le titre “mes premiers combats”. La semaine prochaine, le syndicaliste, le Député, le ministre, le maire d’Abidjan, le 1er Ministre.
Une sélection de Georges Amani
*Sources :
- Biographie de Félix Houphouët-Boigny de Frédéric Grah Mel.
- Plaquette publiée par la Mairie de Guiglo en 1980.
- Témoignages privés.
