A Grand Lahou, un petit millier de pêcheurs s'accrochent à ce qu'il reste d'une bande de terre entre l'océan Atlantique et la lagune de Tadio. En première ligne face aux ravages de l'érosion côtière qui touche une grande partie du littoral ouest-africain, ils espèrent échapper à l'inéluctable disparition de leur village.
C'est une fine bande de terre en sursis, face à l'embouchure du fleuve Bandama, à une centaine de kilomètres à l'ouest d'Abidjan. D'un côté, une plage soumise à l'assaut puissant des vagues de l'Atlantique. De l'autre, la lagune Tadio, sereine, sur laquelle glissent doucement les pirogues des pêcheurs. Il y a un siècle, lorsque les colons français ont érigé la ville de Grand Lahou, deux kilomètres séparaient l'océan de la lagune. Aujourd'hui, la bande de terre ne dépasse pas 200 mètres de largeur et elle se réduit chaque année un peu plus. Quant à l'embouchure qui relie l'océan à la lagune, elle s'est considérablement réduite et son emplacement évolue, se déplaçant d'est en ouest le long de la bande de terre. En quelques années, l'océan a emporté les bâtiments coloniaux, maisons, stades et hôtels pour touristes. En 1973, les autorités locales ont décidé de relocaliser la ville. La majorité de la population a été déplacée loin à l'intérieur des terres, à une vingtaine de kilomètres de la côte. Un millier de personnes continuent cependant de vivre dans les vestiges de l'ancienne cité. Malgré son inéluctable disparition, ces familles de pêcheurs ne veulent pas partir.
« La mer me chasse »
Lidya Ndessa habite ici depuis quinze ans. Elle a vu la terre disparaître, presque sous ses pieds. « La mer me chasse », glisse-t-elle tout en nettoyant les poissons rapportés par son mari. Sa maison a été emportée il y a quelques semaines. Elle n'a pas encore eu le temps d'en ériger une nouvelle. « Comme on sait qu'on habite au milieu de l'eau, on fait nos maisons en bambou ». Du nomadisme à petite échelle : lorsque les vagues se font trop proches, la structure de bambou est soulevée et déplacée de quelques dizaines de mètres, jusqu'à ce que l'avancée de la mer oblige à réitérer l'opération. « Je ne compte pas le nombre de fois où l'on a dû déménager. Dix fois, peut-être », explique Lamine Sagna, un pêcheur de crevettes venu s'installer sur la bande de terre en 1986. Il compare l'érosion côtière à un combat entre l'océan et la lagune. Et s'il constate, amer, que « c'est la mer qui gagne », il ne s'imagine pas vivre ailleurs. « Je suis pêcheur, c'est ici que je travaille. Avec un peu de chance, la mer finira par s'arrêter », feint-il d'espérer.
Mais l'érosion semble inexorable et « l'allure est vertigineuse », s'inquiète l'abbé Edouard Lakbar, curé de la paroisse depuis 2001. « Quand je suis arrivé, la mer était à 100 mètres. Il y avait encore six rangées de cocotiers le long de la plage. Là, il n'en reste plus que deux... », dit-il, pointant l'océan, à 20 mètres à peine de l'enceinte du jardin de l'église. « Quand les marées sont fortes, l’eau peut même traverser le village », rapporte le prêtre. Alors, « pour que la mer ne (l')emporte pas », il a construit un muret en travers du portail du jardin de l'église. Mais les deux rangées de briques n'empêchent pas l'eau de venir parfois lécher le parvis. « D’ici décembre prochain, en principe, le cimetière sera atteint. Et d’ici deux à trois ans, l’embouchure sera au niveau de l’église, c’est sûr », se résigne-t-il.
« Presque plus rien à protéger »
« C'est un phénomène naturel, accéléré par des phénomènes climatiques exceptionnels et accentué par des causes humaines. On préconise des solutions quand il y a des choses à protéger. Mais aujourd'hui, il n'y a presque plus rien à protéger... », résume Jacques Abe, chef de la division des aires côtières au Centre de recherche océanologiques ivoirien (CRO), qui suit l'évolution à Grand Lahou depuis le début des années 1980.
Pour le cas de Grand Lahou, les causes humaines de l'accélération de l'érosion sont identifiées par le CRO. Il y a en premier lieu les barrages, qui bloquent en partie les sédiments et freinent ainsi la reconstitution du littoral attaqué par l'océan. Deux barrages hydroélectriques ont été construits sur le fleuve Bandama : Kossou en 1972 et Taabo en 1980. La destruction des mangroves est également en cause, bien qu'elle soit en partie freinée par la protection permise par le parc naturel national d'Assigny. Enfin, les vestiges de la ville qui sont désormais sous les eaux constituent autant de points de perturbation de la houle, lui donnant plus de force, et accélérant donc l'érosion.
Et si le phénomène chasse les hommes, il a aussi un impact sur la biosphère. La disparition de cette partie de la lagune serait une catastrophe pour les nombreuses espèces qui en ont fait leur « nurserie ». Des solutions existent, comme l'installation de barrières de bétons pour protéger la côte. Ce n'est pas le choix qui a été fait à Grand Lahou.
■ L'ANALYSE de Jean-Marc Garreau, coordinateur régional Afrique de l'Ouest et Afrique centrale de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
RFI : Quelle est l'ampleur du phénomène d'érosion côtière sur le littoral ouest africain ?
Jean-Marc Garreau : Des phénomènes tels que ceux que l'on peut observer à Grand Lahou, il en existe des dizaines au Togo, au Bénin, en Guinée-Bissau... Sur tout le littoral ouest-africain. C'est un phénomène naturel appelé à se poursuivre. Mais nous manquons de données. La seule chose dont on soit sûr est que le niveau de la mer augmente. Il y a également des accélérations du fait de phénomènes climatiques exceptionnels. Avec le changement climatique, le risque est que ces phénomènes exceptionnels soient plus fréquents.
Quel est l'impact des activités humaines sur l'accélération de cette érosion ?
L'une des principales causes est l'urbanisation, qui manque de planification en Afrique de l'Ouest. Il y a une véritable course au foncier et très peu de villes tentent de la contenir. Dans vingt ans, la zone qui va d'Accra à Lagos, par exemple, sera presque complètement urbanisée. L'érosion y aura forcément un impact négatif. C'est pourquoi il faut anticiper les risques. Malheureusement, les législations ne sont souvent pas assez contraignantes et pas toujours bien appliquées. Et prendre des décisions à un horizon de vingt ou trente ans n'est pas une chose simple à faire accepter aux politiques. On sait que la destruction de la mangrove accélère l'érosion. Les barrages ont aussi une incidence très forte. En Côte d'Ivoire, l'annonce récente de la construction de sept nouveaux barrages ne peut à ce titre que nous inquiéter.
Existe-t-il des solutions pour freiner cette érosion et les pouvoirs publics, en Afrique de l'Ouest, peuvent-ils agir concrètement ?
En Mauritanie, dès 2007, une Loi littoral a été mise en place. Pour Nouakchott, la menace est imminente. La ville est construite sous le niveau de la mer et le cordon littoral a été fortement utilisé, ce qui entraîne des inondations périodiquement. Au Sénégal, un processus similaire a été engagé. La Loi littoral est actuellement sur le bureau de la Première ministre. Mais la complexité des courants marins fait qu'un aménagement installé à un endroit de la côte peut avoir des incidences à plusieurs centaines de kilomètres de là. C'est pourquoi il est important de travailler sur une approche régionale large. L'Union économique et monétaire ouest-africaine, l'UEMOA a d'ailleurs mobilisé une enveloppe sur cette question, et sollicité l'UICN pour travailler au niveau régional. Nous avons notamment été chargés de mettre en place un schéma directeur d'aménagement du littoral ouest-africain.
Comment ce schéma d'aménagement du littoral peut-il effectivement être traduit dans les législations et, surtout, dans les pratiques ?
Les gens sont sensibles à la problématique de l'érosion côtière lorsqu'il y a des enjeux économiques. Le problème est que nous sommes à l'interface de plusieurs législations : le maritime, les eaux et forêts, l'environnement... Dans de nombreux cas, on peine à identifier où est la limite. Il faut travailler au cas par cas, et de nombreuses organisations et institutions sont à l'écoute, notamment les bailleurs de fonds. La Banque mondiale, par exemple, a émis un certain nombre de recommandations. La Cédéao a également lancé un dialogue régional sur les grandes infrastructures hydrauliques, qui s'est terminé en 2012, des suites duquel des recommandations ont été édictées. Mais dans le domaine de la sauvegarde environnemental, influencer les Etats est un long cheminement.
C'est une fine bande de terre en sursis, face à l'embouchure du fleuve Bandama, à une centaine de kilomètres à l'ouest d'Abidjan. D'un côté, une plage soumise à l'assaut puissant des vagues de l'Atlantique. De l'autre, la lagune Tadio, sereine, sur laquelle glissent doucement les pirogues des pêcheurs. Il y a un siècle, lorsque les colons français ont érigé la ville de Grand Lahou, deux kilomètres séparaient l'océan de la lagune. Aujourd'hui, la bande de terre ne dépasse pas 200 mètres de largeur et elle se réduit chaque année un peu plus. Quant à l'embouchure qui relie l'océan à la lagune, elle s'est considérablement réduite et son emplacement évolue, se déplaçant d'est en ouest le long de la bande de terre. En quelques années, l'océan a emporté les bâtiments coloniaux, maisons, stades et hôtels pour touristes. En 1973, les autorités locales ont décidé de relocaliser la ville. La majorité de la population a été déplacée loin à l'intérieur des terres, à une vingtaine de kilomètres de la côte. Un millier de personnes continuent cependant de vivre dans les vestiges de l'ancienne cité. Malgré son inéluctable disparition, ces familles de pêcheurs ne veulent pas partir.
« La mer me chasse »
Lidya Ndessa habite ici depuis quinze ans. Elle a vu la terre disparaître, presque sous ses pieds. « La mer me chasse », glisse-t-elle tout en nettoyant les poissons rapportés par son mari. Sa maison a été emportée il y a quelques semaines. Elle n'a pas encore eu le temps d'en ériger une nouvelle. « Comme on sait qu'on habite au milieu de l'eau, on fait nos maisons en bambou ». Du nomadisme à petite échelle : lorsque les vagues se font trop proches, la structure de bambou est soulevée et déplacée de quelques dizaines de mètres, jusqu'à ce que l'avancée de la mer oblige à réitérer l'opération. « Je ne compte pas le nombre de fois où l'on a dû déménager. Dix fois, peut-être », explique Lamine Sagna, un pêcheur de crevettes venu s'installer sur la bande de terre en 1986. Il compare l'érosion côtière à un combat entre l'océan et la lagune. Et s'il constate, amer, que « c'est la mer qui gagne », il ne s'imagine pas vivre ailleurs. « Je suis pêcheur, c'est ici que je travaille. Avec un peu de chance, la mer finira par s'arrêter », feint-il d'espérer.
Mais l'érosion semble inexorable et « l'allure est vertigineuse », s'inquiète l'abbé Edouard Lakbar, curé de la paroisse depuis 2001. « Quand je suis arrivé, la mer était à 100 mètres. Il y avait encore six rangées de cocotiers le long de la plage. Là, il n'en reste plus que deux... », dit-il, pointant l'océan, à 20 mètres à peine de l'enceinte du jardin de l'église. « Quand les marées sont fortes, l’eau peut même traverser le village », rapporte le prêtre. Alors, « pour que la mer ne (l')emporte pas », il a construit un muret en travers du portail du jardin de l'église. Mais les deux rangées de briques n'empêchent pas l'eau de venir parfois lécher le parvis. « D’ici décembre prochain, en principe, le cimetière sera atteint. Et d’ici deux à trois ans, l’embouchure sera au niveau de l’église, c’est sûr », se résigne-t-il.
« Presque plus rien à protéger »
« C'est un phénomène naturel, accéléré par des phénomènes climatiques exceptionnels et accentué par des causes humaines. On préconise des solutions quand il y a des choses à protéger. Mais aujourd'hui, il n'y a presque plus rien à protéger... », résume Jacques Abe, chef de la division des aires côtières au Centre de recherche océanologiques ivoirien (CRO), qui suit l'évolution à Grand Lahou depuis le début des années 1980.
Pour le cas de Grand Lahou, les causes humaines de l'accélération de l'érosion sont identifiées par le CRO. Il y a en premier lieu les barrages, qui bloquent en partie les sédiments et freinent ainsi la reconstitution du littoral attaqué par l'océan. Deux barrages hydroélectriques ont été construits sur le fleuve Bandama : Kossou en 1972 et Taabo en 1980. La destruction des mangroves est également en cause, bien qu'elle soit en partie freinée par la protection permise par le parc naturel national d'Assigny. Enfin, les vestiges de la ville qui sont désormais sous les eaux constituent autant de points de perturbation de la houle, lui donnant plus de force, et accélérant donc l'érosion.
Et si le phénomène chasse les hommes, il a aussi un impact sur la biosphère. La disparition de cette partie de la lagune serait une catastrophe pour les nombreuses espèces qui en ont fait leur « nurserie ». Des solutions existent, comme l'installation de barrières de bétons pour protéger la côte. Ce n'est pas le choix qui a été fait à Grand Lahou.
■ L'ANALYSE de Jean-Marc Garreau, coordinateur régional Afrique de l'Ouest et Afrique centrale de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
RFI : Quelle est l'ampleur du phénomène d'érosion côtière sur le littoral ouest africain ?
Jean-Marc Garreau : Des phénomènes tels que ceux que l'on peut observer à Grand Lahou, il en existe des dizaines au Togo, au Bénin, en Guinée-Bissau... Sur tout le littoral ouest-africain. C'est un phénomène naturel appelé à se poursuivre. Mais nous manquons de données. La seule chose dont on soit sûr est que le niveau de la mer augmente. Il y a également des accélérations du fait de phénomènes climatiques exceptionnels. Avec le changement climatique, le risque est que ces phénomènes exceptionnels soient plus fréquents.
Quel est l'impact des activités humaines sur l'accélération de cette érosion ?
L'une des principales causes est l'urbanisation, qui manque de planification en Afrique de l'Ouest. Il y a une véritable course au foncier et très peu de villes tentent de la contenir. Dans vingt ans, la zone qui va d'Accra à Lagos, par exemple, sera presque complètement urbanisée. L'érosion y aura forcément un impact négatif. C'est pourquoi il faut anticiper les risques. Malheureusement, les législations ne sont souvent pas assez contraignantes et pas toujours bien appliquées. Et prendre des décisions à un horizon de vingt ou trente ans n'est pas une chose simple à faire accepter aux politiques. On sait que la destruction de la mangrove accélère l'érosion. Les barrages ont aussi une incidence très forte. En Côte d'Ivoire, l'annonce récente de la construction de sept nouveaux barrages ne peut à ce titre que nous inquiéter.
Existe-t-il des solutions pour freiner cette érosion et les pouvoirs publics, en Afrique de l'Ouest, peuvent-ils agir concrètement ?
En Mauritanie, dès 2007, une Loi littoral a été mise en place. Pour Nouakchott, la menace est imminente. La ville est construite sous le niveau de la mer et le cordon littoral a été fortement utilisé, ce qui entraîne des inondations périodiquement. Au Sénégal, un processus similaire a été engagé. La Loi littoral est actuellement sur le bureau de la Première ministre. Mais la complexité des courants marins fait qu'un aménagement installé à un endroit de la côte peut avoir des incidences à plusieurs centaines de kilomètres de là. C'est pourquoi il est important de travailler sur une approche régionale large. L'Union économique et monétaire ouest-africaine, l'UEMOA a d'ailleurs mobilisé une enveloppe sur cette question, et sollicité l'UICN pour travailler au niveau régional. Nous avons notamment été chargés de mettre en place un schéma directeur d'aménagement du littoral ouest-africain.
Comment ce schéma d'aménagement du littoral peut-il effectivement être traduit dans les législations et, surtout, dans les pratiques ?
Les gens sont sensibles à la problématique de l'érosion côtière lorsqu'il y a des enjeux économiques. Le problème est que nous sommes à l'interface de plusieurs législations : le maritime, les eaux et forêts, l'environnement... Dans de nombreux cas, on peine à identifier où est la limite. Il faut travailler au cas par cas, et de nombreuses organisations et institutions sont à l'écoute, notamment les bailleurs de fonds. La Banque mondiale, par exemple, a émis un certain nombre de recommandations. La Cédéao a également lancé un dialogue régional sur les grandes infrastructures hydrauliques, qui s'est terminé en 2012, des suites duquel des recommandations ont été édictées. Mais dans le domaine de la sauvegarde environnemental, influencer les Etats est un long cheminement.