Quatre-vingts cris de victimes, parfois de bourreaux, mais aucun résultat : faute de médiatisation et surtout d’adhésion populaire, les audiences publiques de la Commission dialogue vérité et réconciliation (CDVR), conclues mardi, n’ont en rien favorisé le pardon en
Côte d’Ivoire sortie d’une décennie de crise.
Critiquée pour sa désorganisation, la Commission, qui tentait d’adapter le
concept de justice "transitionnelle" instauré dans l’Afrique du Sud
post-apartheid - qui permit en partie à ce pays, à force d’écoutes, de ne pas
sombrer dans le chaos -, a échoué dans l’anonymat le plus complet.
"Je suis tombée dans la guerre de (Guillaume) Soro ! Je suis tombée dans la
guerre du président du l’Assemblée nationale !" A l’instar de Félicie (un
pseudonyme), les acteurs "représentatifs" de la crise politico-militaire de
2000-2011 choisis par la Commission ont pourtant joué le jeu, racontant leur
calvaire, nommant même leurs agresseurs présumés.
Pour cette quadragénaire fatiguée, le coup d’Etat manqué de 2002 contre
l’ex-président Laurent Gbagbo, dont M. Soro fut l’un des protagonistes, marqua
le point de non-retour. Violée par quatre rebelles, qui firent disparaître sa
fille après avoir abusé d’elle, Félicie se retrouve douze an plus tard seule,
chômeuse et séropositive.
"Madame, croyez-vous en Dieu ?", lui demande une commissaire de la CDVR.
"Auquel cas je vous demande de prier pour vos agresseurs."
Religion, compassion mais surtout pardon. Une vertu brandie à longueur de
séances par la Commission, investie pour que la Côte d’Ivoire ne revive "plus
jamais ça", selon son président Charles Konan Banny.
Le calvaire de Maïmouna (autre nom d’emprunt) date du début de l’année
2011, alors que la crise post-électorale, née du refus de Laurent Gbagbo de
reconnaître la victoire de son adversaire Alassane Ouattara, battait son
plein. Plus de 3.000 personnes moururent en cinq mois à peine.
La jeune femme, les traits figés, raconte sa fuite, ses chutes après
l’arrivée de miliciens libériens, pro-Gbagbo, dans son village de l’Ouest.
Restés chez elle, son mari et ses trois enfants, âgés de 8 ans, 5 ans et 6
mois, seront massacrés. "J’ai tout perdu", se désespère Maïmouna, presque
inaudible.
Les témoignages incriminent les deux camps. Un motif de satisfaction quand
de nombreux observateurs craignaient que la Commission, dirigée par un ancien
Premier ministre proche de l’actuel pouvoir, ne se montre partisane.
- ’Enorme occasion manquée’ -
Les abominations décrites dans "le musée national des horreurs", dixit le
président Banny, sont propres à écoeurer les plus va-t-en-guerre, autre
objectif déclaré. Viols, meurtres et même anthropophagie. Un femme déclare
avoir été forcée de cuire puis manger les restes de son mari. Mardi, un homme
défiguré explique qu’on l’a forcé à dévorer son oreille droite.
Les critiques pleuvent pourtant contre la CDVR. A commencer par son
rendement. Quelque 64.000 personnes ont été pré-auditionnées dans tout le pays
pendant plusieurs mois. Mais à peine 80 d’entre elles ont été entendues
publiquement en trois courtes semaines.
Le mandat de la commission, qui a débuté les audiences le 8 septembre,
s’achevait dimanche dernier, se justifie Charles Konan Banny, qui dit avoir
malgré tout rassemblé "la panoplie de tout ce qui était horrible" dans ce
"maigre échantillon quantitatif".
Le lieu choisi pour accueillir les audiences déroutait également : un hôtel
surplombant le golf d’Abidjan, éloigné du centre-ville ou des quartiers
populaires, dont "le luxe insolent (rajoutait) encore de la peine aux
victimes", souvent pauvres, remarque Yacouba Doumbia, du Mouvement ivoirien
des droits de l’Homme.
Entre piscines et 18 trous, une minuscule salle sombre pouvait accueillir
quelques dizaines de spectateurs dans un décor en carton pâte. Cinq caméras
filmaient en continu les protagonistes. Mais pas une image n’a pour l’instant
filtré à la télévision nationale, comme c’était pourtant prévu.
"Personne n’est au courant. Aucune presse n’est associée. Cela n’aura aucun
impact", se désole Mamadou Soromidjo Coulibaly, président de la principale
association de victimes de la crise.
Les journalistes, admis aux audiences, n’ayant même pas le droit d’apporter
un stylo, la couverture médiatique a été très maigre dans les journaux
ivoiriens.
"La catharsis qu’on a voulu avoir en donnant la parole aux victimes n’a pas eu lieu", faute d’"adhésion populaire", soupire M. Doumbia. Et de pester : la CDVR, "qui aurait pu mettre la réconciliation au centre de nos préoccupations", relève de "l’énorme occasion manquée".
jf/de
Côte d’Ivoire sortie d’une décennie de crise.
Critiquée pour sa désorganisation, la Commission, qui tentait d’adapter le
concept de justice "transitionnelle" instauré dans l’Afrique du Sud
post-apartheid - qui permit en partie à ce pays, à force d’écoutes, de ne pas
sombrer dans le chaos -, a échoué dans l’anonymat le plus complet.
"Je suis tombée dans la guerre de (Guillaume) Soro ! Je suis tombée dans la
guerre du président du l’Assemblée nationale !" A l’instar de Félicie (un
pseudonyme), les acteurs "représentatifs" de la crise politico-militaire de
2000-2011 choisis par la Commission ont pourtant joué le jeu, racontant leur
calvaire, nommant même leurs agresseurs présumés.
Pour cette quadragénaire fatiguée, le coup d’Etat manqué de 2002 contre
l’ex-président Laurent Gbagbo, dont M. Soro fut l’un des protagonistes, marqua
le point de non-retour. Violée par quatre rebelles, qui firent disparaître sa
fille après avoir abusé d’elle, Félicie se retrouve douze an plus tard seule,
chômeuse et séropositive.
"Madame, croyez-vous en Dieu ?", lui demande une commissaire de la CDVR.
"Auquel cas je vous demande de prier pour vos agresseurs."
Religion, compassion mais surtout pardon. Une vertu brandie à longueur de
séances par la Commission, investie pour que la Côte d’Ivoire ne revive "plus
jamais ça", selon son président Charles Konan Banny.
Le calvaire de Maïmouna (autre nom d’emprunt) date du début de l’année
2011, alors que la crise post-électorale, née du refus de Laurent Gbagbo de
reconnaître la victoire de son adversaire Alassane Ouattara, battait son
plein. Plus de 3.000 personnes moururent en cinq mois à peine.
La jeune femme, les traits figés, raconte sa fuite, ses chutes après
l’arrivée de miliciens libériens, pro-Gbagbo, dans son village de l’Ouest.
Restés chez elle, son mari et ses trois enfants, âgés de 8 ans, 5 ans et 6
mois, seront massacrés. "J’ai tout perdu", se désespère Maïmouna, presque
inaudible.
Les témoignages incriminent les deux camps. Un motif de satisfaction quand
de nombreux observateurs craignaient que la Commission, dirigée par un ancien
Premier ministre proche de l’actuel pouvoir, ne se montre partisane.
- ’Enorme occasion manquée’ -
Les abominations décrites dans "le musée national des horreurs", dixit le
président Banny, sont propres à écoeurer les plus va-t-en-guerre, autre
objectif déclaré. Viols, meurtres et même anthropophagie. Un femme déclare
avoir été forcée de cuire puis manger les restes de son mari. Mardi, un homme
défiguré explique qu’on l’a forcé à dévorer son oreille droite.
Les critiques pleuvent pourtant contre la CDVR. A commencer par son
rendement. Quelque 64.000 personnes ont été pré-auditionnées dans tout le pays
pendant plusieurs mois. Mais à peine 80 d’entre elles ont été entendues
publiquement en trois courtes semaines.
Le mandat de la commission, qui a débuté les audiences le 8 septembre,
s’achevait dimanche dernier, se justifie Charles Konan Banny, qui dit avoir
malgré tout rassemblé "la panoplie de tout ce qui était horrible" dans ce
"maigre échantillon quantitatif".
Le lieu choisi pour accueillir les audiences déroutait également : un hôtel
surplombant le golf d’Abidjan, éloigné du centre-ville ou des quartiers
populaires, dont "le luxe insolent (rajoutait) encore de la peine aux
victimes", souvent pauvres, remarque Yacouba Doumbia, du Mouvement ivoirien
des droits de l’Homme.
Entre piscines et 18 trous, une minuscule salle sombre pouvait accueillir
quelques dizaines de spectateurs dans un décor en carton pâte. Cinq caméras
filmaient en continu les protagonistes. Mais pas une image n’a pour l’instant
filtré à la télévision nationale, comme c’était pourtant prévu.
"Personne n’est au courant. Aucune presse n’est associée. Cela n’aura aucun
impact", se désole Mamadou Soromidjo Coulibaly, président de la principale
association de victimes de la crise.
Les journalistes, admis aux audiences, n’ayant même pas le droit d’apporter
un stylo, la couverture médiatique a été très maigre dans les journaux
ivoiriens.
"La catharsis qu’on a voulu avoir en donnant la parole aux victimes n’a pas eu lieu", faute d’"adhésion populaire", soupire M. Doumbia. Et de pester : la CDVR, "qui aurait pu mettre la réconciliation au centre de nos préoccupations", relève de "l’énorme occasion manquée".
jf/de