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Art et Culture Publié le samedi 2 avril 2016 | L’intelligent d’Abidjan

Littérature: un critique décortique l’œuvre “Championne L’Enjailleuse” de Alafé Wakili

© L’intelligent d’Abidjan Par D. Tagro
Dédicace: Wakili Alafé sort ‘’Championne l’enjailleuse’’
Vendredi 26 février 2016. Abidjan. Dédicace de ‘’Championne l’enjailleuse’’, ouvrage du journaliste-écrivain, Alafé Wakili ( photo )
Cédric Marshall Kissy est écrivain, critique littéraire, doctorant ès lettres et Master de communication. Il a porté son regard de critique littéraire sur le roman ‘’Championne L’Enjailleuse’’ de Alafé Wakili.
Il a fait une critique du roman ‘’Championne L’Enjailleuse’’ sous deux axes. Le premier référé au paratexte et le second, à la diégèse en elle-même, c'est-à-dire l’histoire relatée.

Paratexte
Selon lui, l’on doit la notion de paratexte au théoricien français de la littérature, Gérard Genette, dans son œuvre intitulée Seuils, parue pour la première fois en 1987. Le paratexte désigne l’ensemble des éléments entourant un texte et qui fournissent une série d’informations. Par souci d’efficacité, il s’est borné à la seule lecture de la première de couverture qui, de son point de vue, est assez parlante. D’abord, une lecture stylistique de l’intitulé de ce roman. Il fait remarquer que le titre de l’œuvre se compose de trois mots, « Championne », « l’ » et « enjailleuse ». Mais pour les besoins de la prosodie, il a regroupé les deux derniers. Ce qui donne « Championne » et « L’Enjailleuse ». Championne est un trisyllabe, c’est-à-dire un mot de trois syllabes, tout comme le groupement « L’Enjailleuse ».

On a une parfaite proportion, une symétrie entre ces deux éléments ; 3+3. Le chiffre 3, comme pour nous rappeler qu’Alafé Wakili est à son troisième livre, soit dit en passant. Enfin, le titre de ce roman mêle deux codes linguistiques différents, le français et le nouchi(argot ivoirien). Cette association homogène de deux codes apparemment hétéroclites confère à l’intitulé de ce roman, un soupçon de poéticité qui, du point de vue du linguiste Roman Jakobson, est le fait même de la littérarité.

Pour ce critique littéraire, la première de couverture participe, d’emblée, de ce que l’on pourrait appeler une « litote visuelle ». La litote étant une figure de rhétorique qui consiste à dire peu pour signifier beaucoup. Justement, l’image de couverture de ce roman s’insère aisément dans ce moule. Que dit-elle donc ? Le rouge est la couleur dominante. C’est notamment la couleur du sol. Ce qui pourrait s’apparenter à un tapis rouge. Pour qui déroule-t-on le tapis rouge ? Eh bien, pour les autorités, pour les leaders, les vedettes etc. c’est à point nommé que le premier niveau de la foule sur l’image se constitue d’un parterre de personnalités. De gauche à droite, à la 1ère de couverture un homme d’arme, un gendarme à coup sûr, un prêtre tenant en main une Bible et un chapelet, un homme politique de la trempe d’un maire ou d’un député, un imam et un homme d’affaires à l’extrême droite. Nous avons affaire à d’éminentes personnalités derrière lesquelles, se trouve le peuple.

Tous ont les yeux rivés sur la jambe d’une femme qui semble les « enjailler ». Ne serait-ce donc pas la jambe de l’enjailleuse, en l’occurrence, Championne ? Le peuple symbolisé par les ombres, est derrière les personnalités au premier plan. Cette disposition est loin d’être fortuite. En effet, n’est-ce pas là, la métaphore des rangs en Afrique ? On dit communément qu’en démocratie, le pouvoir appartient au peuple, et le peuple dans sa souveraineté délègue son pouvoir à un individu à qui, il incombe de veiller sur le peuple et sur les intérêts de celui-ci. Mais à peine, tient-il les rênes du pouvoir que l’individu accapare tous les biens et aussi les places de choix, comme le démontre l’image de couverture. Les gouvernants, les guides d’abord, le peuple après. Il est par ailleurs loisible de distinguer en filigrane, derrière la foule, des édifices. On y reconnaît les immeubles de la cité administrative du quartier Plateau, à Abidjan, contigüe à la cathédrale Saint-Paul, elle aussi visible. Cela participe de la construction d’une vraisemblance entendue comme la volonté manifeste d’ancrer ce récit, qui par définition est fiction, dans la réalité ; comme en atteste les analyses du théoricien Tzvetan Todorov dans son essai La Notion de littérature. Cet ancrage passe donc par une référentialité de l’espace, ici Abidjan, ou pour le nouchi, « Babi ». Bienvenue donc à Babi, capitale de l’enjaillement capital ! Les billets de banque qui traînent sur le sol participent du concept du « travaillement » que l’on doit aux chanteurs du couper-décaler des premières heures, tels que Douk Saga. Un autre billet collé à la cuisse de cette femme, sûrement Championne. Cet autre indice permet de catégoriser le personnage. Elle est adepte de cette conception féminine qui affirme haut et fort que « le pointeur doit payer cash », comme le chantait l’artiste ivoirienne Savan’ Allah. Le talon de Championne, haut de 10 cm environ, fonctionne comme une synecdoque de son ascension sociale. Grâce à ses charmes, elle a pris de la hauteur au point où même les leaders politiques et religieux, pour ne citer que ceux-là, lui mangent dans la main. Tous rêvent d’elle. Tous sont fous d’elle. Ce rapport de force est symbolisé par la taille des images. On pourrait dire, avec cette locution de la langue française, qu’ils ne lui arrivent pas à la cheville. Bref, la seule image de couverture permet de planter le décor : ce roman est une satire truculente de la société ivoirienne, que dis-je, de la société babinaise.

La diégèse (l’histoire)
D’un point de vue langagier, la narration de l’histoire est faite d’un mélange de différents codes langagiers, notamment le registre courant, et le registre argotique, plus précisément le nouchi. Longtemps considéré comme la langue des désœuvrés, des délinquants, le nouchi se détache peu à peu de ses haillons. Il s’est même permis d’emprunter la toge aux universitaires, faisant de plus en plus l’objet de recherches doctorales. Ce choix donc de mêler ivoirisme et français courant ne répond aucunement à une quelconque carence, mais simplement à un souci de créativité et aussi et surtout, de valorisation de la culture ivoirienne. L’auteur a décidé, lui aussi, de vendre ce produit ivoirien. Cela est d’autant plus méritoire dans la mesure où cette démarche participe d’un divorce d’avec ce que nous appelons « la politique de la reconnaissance internationale ». Tant qu’un produit issu de notre terroir ne fait pas l’objet d’études, de recherches de la part de l’Occident, on n’y accorde aucun prix. Ayant compris le message du psychiatre martiniquais Franz Fanon, dans son texte de référence Peau noire, masques blancs, Alafé Wakili sait avec Alpha Blondy que, et je cite, « personne d’autre que [nous] ne fera avancer notre vie », et donc, notre culture. On relève donc une surabondance d’ivoirismes qui jalonnent tout le texte. Les ivoirismes sont de deux ordres essentiellement. D’une part, les expressions empruntées aux langues locales telles que « un babatchè » (p 20,), « môgô (26) , « kpakpato » (p27) kôrô (48) warri (84) etc. D’autre part, les ivoirismes ressortissent à des expressions construites avec des mots de la langue française mais qui constituent des créations propres aux Ivoiriens. On a par exemple : « Championne a décidé de sortir du trou pour « se chercher » (p17) « Il aurait été soulagé de l’appeler pour lui faire « encaisser » (28-29)
Je vous gère sans problème (p32)
Vieille mère (32) etc.

Autour de Championne, cette fille qui ‘’enjaille’’ tout Babi, des dirigeants politiques aux guides religieux en passant par les bourgeois et autres personnes lambda, la trame de l’histoire se met en branle. Le texte se présente comme une constellation de motifs, une somme de micro-récits, de récits enchâssés qui forment un tout homogène, un récit globalisant. En des termes différents, l’histoire singulière de Championne constitue une macrostructure faite de microstructures, à savoir ses histoires plurielles avec une panoplie d’hommes. Championne est le personnage principal de ce roman. D’une grande taille (p11), cette dernière est née au pays de l’Oncle Sam, c'est-à-dire aux Etats-Unis d’Amérique (p12). Comme nous le décrit l’auteur, elle ne se sent donc concernée ni de près ni de loin par les schémas archétypaux de la ville de Babi, ou, pour nouchiser le discours, elle fait rien avec ça.

Orpheline de père et de mère depuis quelques mois (p12), Championne n’a que faire de la morale qui, chez elle, accorde son luth à l’immoral tant que le pouvoir d’achat ne quitte pas son port. Cette caractéristique du personnage suggère une lecture toponymique. En effet, il est possible d’établir un rapport analogique entre le nom du personnage « Championne » et le substantif, le nom commun féminin « championne » défini comme ce sportif que les performances placent parmi les meilleurs. Championne n’est-elle pas la championne de la provocation, n’est-elle pas l’incarnation de la petite Lolita, personnage principal du roman éponyme du grand écrivain américain d’origine russe Vladmir Nabokov ? Il y a intertextualité donc, pour convoquer une notion prêtée entre autres, à linguiste française Julia Kristeva.

Prenons pour illustration le sort réservé à Mario, sa première victime selon la chronologie de l’intrigue. Mario, Championne le manipule, le manœuvre à sa guise. Elle le réifie, comme en témoigne la page 12 : « Elle ne laisse personne indifférent. Depuis des semaines, Mario en bave. Il attend patiemment le grand moment. Le moment où il aurait le contrôle du corps de Championne pour satisfaire son désir. Mario, depuis lors, s’impose un sevrage. (…) Pour lui, rien ne vaut Championne. Elle a exigé d’être dans un taxi. Mario a garé sa voiture et libéré son chauffeur pour monter dans un taxi. Il y a bien longtemps qu’il n’avait pas emprunté un taxi. Pourquoi refuser ce plaisir à Championne ? D’ailleurs, ceux qui prennent le taxi sont des hommes. Le taxi n’avait jamais tué. Tout de même ! » Championne s’affirme comme une briseuse de foyers, comme une « sorcière », pour emprunter l’expression du groupe Espoir 2000, chanteurs ivoiriens connus pour ne pas faire de cadeaux à la gent féminine. Sur demande de celle-ci, Mario appelle sa femme pour lui notifier sa répudiation avec effet immédiat. A tour de rôle, les hommes vont faire les frais de la belle Championne. Le richissime Roméo, celui dont on disait qu’il tirait sur « beaucoup de choses qui bougent », Almamy l’imam playboy, Lago, une ancienne connaissance aux Etats-Unis, Grande Gueule et consorts. Malgré son succès retentissant auprès de la gent masculine, Championne, elle aussi connaîtra son déclin ; sa saison de regrets, conformément à cette sentence de l’Ecclésiaste selon laquelle Vanité des vanités, tout est vanité ! Rien n’est éternel. C’est toute la condition humaine, caractérisée par la dualité, comme nous le rappelle l’archétype des héros romantique et brechtien, qui est ainsi exprimée. Au chapitre XIII de son roman le Rouge et le noir, Stendhal affirme que le roman est un miroir que l'on promène le long d'un chemin. Le romancier Alafé Wakili a saisi le message de Stendhal. Son texte est un véritable miroir des réalités sociales de son pays, de son environnement, ou tout au moins, un pan. Au travers de cette fresque romanesque qui met en scène les amours de la belle Championne, c’est toutes les tares de la société africaine que l’auteur a choisi de fustiger, sans faire de concession ni à la religion, ni aux politiques, car il a compris avec le Professeur Makhily Gassama, dans la préface au livre 50 ans après, quelle indépendance ? que « se taire pour un intellectuel, c’est trahir ».
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