L’Institut Français a hébergé, le 11 mars dernier, un concert du groupe traditionnel de Kpapékou dénommé Zétchéligba. Les spectateurs, pour la majorité, ne se sont pas rendu compte qu’ils traversaient l’exposition sur Présence Africaine pour accéder à la salle de spectacle. Il s’agit de la même présence, niée, combattue, tolérée, depuis les pères du Panafricanisme jusqu’à nous, en passant par Alioune Diop. Il s’agit des mêmes voix et des mêmes paroles de protestation, d’appel à la raison, à l’ouverture et à la tolérance. Nous avons donc eu droit à un chœur de vétérans de la culture pour rappeler des paroles éprouvées d’une quête séculaire.
Zétchéligba était donc à sa place. Les autorités qui ont accueilli le spectacle ont tenu à nous rassurer sur ce point. Naturellement, celui qui vous dit que vous êtes chez vous est plus chez lui que vous ! Ce fut une consécration, a-t-on entendu dire par rapport à Ouragahio et Yopougon, espaces habituels pour ce genre de prestation. J’en conviens absolument. En fréquentant assidûment le Plateau et ce qu’il incarne socialement, nous ne voyions pas combien nous nous étions éloignés de nous-mêmes et de nos classiques. Au-dessus de nos têtes survolait une odeur de nostalgie ou de culpabilité gênée.
La parade des pépés du gbégbé et du lougboutouwèli nous a tous impressionnés. Elle leur a permis de se donner à voir pour montrer le passé et nous rafraîchir la mémoire afin que nous nous souvenions. Toute parade est confiance en soi et non honte de soi. Ici, la parade est aussi assurance des beaux restes !
Nous avons ensuite été interpellés par le nom du groupe :Zétchéligba (zètchè é yi ligba). Dans la salle, on l’a traduit par « Demain on se souviendra ». Cela est juste. Mais n’est-il pas encore plus juste de dire « Demain, on me regrettera » ? On peut se souvenir d’événements négatifs sansles regretter, comme on ne peut regretter sans se souvenir !Ici, c’est la puissance des prestations qui est mise en exergue. On se souviendra parce que l’écho du spectacle se prolongera dans nos mémoires. Le verbe regretter met davantage en lumière notre état actuel d’aliénation car cette culture classique est en voie de disparition ou aura disparu. On regrette ce qu’on a perdu de bien ! Nous sommes donc invités à prendre des dispositions en vue de ne pas avoir à regretter demain quand nous aurons tout perdu. Nous serons la risée des autres car nous ne serons plus nous et ne serons pas devenus eux ! La mémoire n’est plus seule sollicitée, la conscience aussi !
Qu’il s’agisse d’artistes d’un âge certain, même si le jeune Goubo nous a rassurés, cela veut dire qu’il y a péril en la demeure. Nous ne sommes plus au stade où on pouvait dire « Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles ». Elles ne sont pas mortelles, elles sont en train de mourir ! Oui, sous nos yeux souvent indifférents.
Le concert a présenté deux visages. Le premier est festif. Prenant appui sur le gbégbé, mais aussi sur le zaouli et le rythme gagou d’Oumé, il a fait bouger les corps. Ceux qui étaient sur la scène aussi bien que ceux qui étaient assis dans la salle. La mobilisation pouvait se percevoir par le public venu nombreux. Elle se lisait aussi dans la participation de ceux qui se sont risqués à esquisser des pas sur le podium et ont réussi à partager la gloire des artistes invités.
Ce corps qui bouge et danse est aussi lui-même une œuvre d’art, une sculpture naturelle qui se donne à voir et admirer. Voilà qui explique la dernière tenue de l’artiste vedette, on dirait tenue de vérité dans le concours de Miss. Voix harmonieuse, corps proportionné ! Taille, torse, jambes, toutes qualités exigées du bagnon.
Après le concert, une question a traversé mon esprit. D’où vient le mot gbégbé ? Quelle que soit la réponse, il est agréable de découvrir qu’il se retrouve dans d’autres cultures. En relisant les recherches de Memel-Foté sur la fête de l’homme riche, j’ai vu que le mot est employé chez les Abè, pour désigner l’activité artistique qui crée de la joie. Selon l’anthropologue, les Odjoukrou de leur côté disent « es-gbëgbl » (le jeu ou l’art). Chez les Abè, comme dans le gbégbé bété, l’olifant joue un rôle important. Le gbégbé est une danse de fête et une fête est un gbégbé. Considérant la diversité de ce qu’il nous a été donné de voir, Memel-Foté parlerait d’un « gbegbe de gbegbe », une très grande fête avec différents types de prestations.
Les Gagou (Oumé) et Gouro (originaires de Gohitafla résidant à Attécoubé) n’ont pas été associés pour une simple raison de voisinage. Chacun a pu voir la convergence entre olifant et flutes, comme celle des pas et du rythme de la parole.
La canne de l’artiste principal est un des liens qui unissent le premier au second visage. Dans le cas du gbégbé, la canne rythme le jeu, se pointe comme une arme qui va à l’assaut du public, devient complice du danseur pour mettre en relief sa dextérité et démentir son âge.
Dans l’autre genre, le lougboutouwéli, la canne vient appuyer l’image de sagesse associée au troisième âge. En même temps qu’elle, l’olifant renvoie à la richesse (sans commune mesure avec les orchestres d’olifants des riches Abè), à l’accomplissement que le pagne d’apparat vient confirmer. De sorte que le geste d’un des vieux qui a montré son ablakon (cache-sexe de jadis) vient constituer une sorte de contrepoint. En remontant du Sud en direction du nord-ouest, la richesse et la démocratie en viennent à rivaliser, amenant l’homme ordinaire à partager la dignité du riche, là « Vievi » abè ou Gbrembi akan, ici klôgbôgnon bété.
Plus lents, les morceaux de lougboutouwèli, nous ont plutôt invités à la méditation. Même ceux qui ne comprenaient pas la langue se sentaient pris aux tripes et pressentaient que notre destin à tous se jouait dans ces chansons. Le nom du genre signifie paroles pour faire le deuil. Zadi Zaourou dit « wiégweu » ou « triste mélopée ». Quel être humain ne serait pas concerné par la mort et la tristesse qu’elle cause ?
Le rythme lent et posé est lui-même renforcé par des paroles d’apaisement célébrant à la fois l’esprit viril (wuidi) et le cœur « froid » (dré woti) ou le tempérament calme (yôkôyôkô). L’âme chevaleresque, ici noblesse non aristocratique, n’est pas emportée ni agressive. Merci donc à tous ceux qui sont courageux et généreux !
On ne peut passer sous silence la polyphonie qui nous a tous séduits : distinction des individus mais prédominance du chœur, différence de timbre, de tessiture dirait peut-être mon frère Valen Guédé, lui qui aurait apprécié ce spectacle si santé le lui avait permis, inégalité de hauteur qui crée une certaine intensité dramatique sans que l’harmonie en pâtisse, sans que les danseurs non plus se marchent sur les pieds.
Après les voix et les instruments à vent, il n’y aurait rien à dire des percussions ? Ce serait une vraie injustice. Crépitements sans blessure ni mort, diversité et complémentarité, complicité avec les danseurs ! Alors, quelle est la place du tigbla, ce tambour surélevé et plus long que les autres ? Il semble détenir l’autorité, il apporte la basse, et domine le rythme, en dernier ressort. Dans les cérémonies, si on doit utiliser le langage tambouriné, c’est lui qui servira à appeler les uns et les autres par leurs noms et leurs devises. Et ceux qui sont fiers de leur identité partagent son aura. Ceux-là, naturellement, savent reconnaitre leur nom quand le tigbla l’énonce. Et ils se doutent bien des raisons pour lesquelles il les interpelle et les convoque. Césaire dirait qu’ils savent à quoi le tigbla les appelle !
Il y a ce que nous avons entendu et ce qui nous a été offert sur Cd. J’ai apprécié la célébration de l’œuf de « zoguéhi», le caméléon symbole de la sagesse. La valeur de cet objet vient déjà de sa rareté. En plus, il se trouve qu’il est résistant. Mais, plus que tout, il incarne l’avenir parce qu’il doit éclore et ouvrir de nouvelles perspectives. Tel est le destin de tout œuf ! Oui, si on sait le couver ! Le mystère de l’œuf commandait de ne pas interpréter cette chanson dans cette enceinte où le gbégbé était chez lui sans être vraiment chez lui. Je ressens ce concert comme un grand hommage à Maître Yassi Ziri, juriste et éminent homme de culture.
Sery bally
Zétchéligba était donc à sa place. Les autorités qui ont accueilli le spectacle ont tenu à nous rassurer sur ce point. Naturellement, celui qui vous dit que vous êtes chez vous est plus chez lui que vous ! Ce fut une consécration, a-t-on entendu dire par rapport à Ouragahio et Yopougon, espaces habituels pour ce genre de prestation. J’en conviens absolument. En fréquentant assidûment le Plateau et ce qu’il incarne socialement, nous ne voyions pas combien nous nous étions éloignés de nous-mêmes et de nos classiques. Au-dessus de nos têtes survolait une odeur de nostalgie ou de culpabilité gênée.
La parade des pépés du gbégbé et du lougboutouwèli nous a tous impressionnés. Elle leur a permis de se donner à voir pour montrer le passé et nous rafraîchir la mémoire afin que nous nous souvenions. Toute parade est confiance en soi et non honte de soi. Ici, la parade est aussi assurance des beaux restes !
Nous avons ensuite été interpellés par le nom du groupe :Zétchéligba (zètchè é yi ligba). Dans la salle, on l’a traduit par « Demain on se souviendra ». Cela est juste. Mais n’est-il pas encore plus juste de dire « Demain, on me regrettera » ? On peut se souvenir d’événements négatifs sansles regretter, comme on ne peut regretter sans se souvenir !Ici, c’est la puissance des prestations qui est mise en exergue. On se souviendra parce que l’écho du spectacle se prolongera dans nos mémoires. Le verbe regretter met davantage en lumière notre état actuel d’aliénation car cette culture classique est en voie de disparition ou aura disparu. On regrette ce qu’on a perdu de bien ! Nous sommes donc invités à prendre des dispositions en vue de ne pas avoir à regretter demain quand nous aurons tout perdu. Nous serons la risée des autres car nous ne serons plus nous et ne serons pas devenus eux ! La mémoire n’est plus seule sollicitée, la conscience aussi !
Qu’il s’agisse d’artistes d’un âge certain, même si le jeune Goubo nous a rassurés, cela veut dire qu’il y a péril en la demeure. Nous ne sommes plus au stade où on pouvait dire « Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles ». Elles ne sont pas mortelles, elles sont en train de mourir ! Oui, sous nos yeux souvent indifférents.
Le concert a présenté deux visages. Le premier est festif. Prenant appui sur le gbégbé, mais aussi sur le zaouli et le rythme gagou d’Oumé, il a fait bouger les corps. Ceux qui étaient sur la scène aussi bien que ceux qui étaient assis dans la salle. La mobilisation pouvait se percevoir par le public venu nombreux. Elle se lisait aussi dans la participation de ceux qui se sont risqués à esquisser des pas sur le podium et ont réussi à partager la gloire des artistes invités.
Ce corps qui bouge et danse est aussi lui-même une œuvre d’art, une sculpture naturelle qui se donne à voir et admirer. Voilà qui explique la dernière tenue de l’artiste vedette, on dirait tenue de vérité dans le concours de Miss. Voix harmonieuse, corps proportionné ! Taille, torse, jambes, toutes qualités exigées du bagnon.
Après le concert, une question a traversé mon esprit. D’où vient le mot gbégbé ? Quelle que soit la réponse, il est agréable de découvrir qu’il se retrouve dans d’autres cultures. En relisant les recherches de Memel-Foté sur la fête de l’homme riche, j’ai vu que le mot est employé chez les Abè, pour désigner l’activité artistique qui crée de la joie. Selon l’anthropologue, les Odjoukrou de leur côté disent « es-gbëgbl » (le jeu ou l’art). Chez les Abè, comme dans le gbégbé bété, l’olifant joue un rôle important. Le gbégbé est une danse de fête et une fête est un gbégbé. Considérant la diversité de ce qu’il nous a été donné de voir, Memel-Foté parlerait d’un « gbegbe de gbegbe », une très grande fête avec différents types de prestations.
Les Gagou (Oumé) et Gouro (originaires de Gohitafla résidant à Attécoubé) n’ont pas été associés pour une simple raison de voisinage. Chacun a pu voir la convergence entre olifant et flutes, comme celle des pas et du rythme de la parole.
La canne de l’artiste principal est un des liens qui unissent le premier au second visage. Dans le cas du gbégbé, la canne rythme le jeu, se pointe comme une arme qui va à l’assaut du public, devient complice du danseur pour mettre en relief sa dextérité et démentir son âge.
Dans l’autre genre, le lougboutouwéli, la canne vient appuyer l’image de sagesse associée au troisième âge. En même temps qu’elle, l’olifant renvoie à la richesse (sans commune mesure avec les orchestres d’olifants des riches Abè), à l’accomplissement que le pagne d’apparat vient confirmer. De sorte que le geste d’un des vieux qui a montré son ablakon (cache-sexe de jadis) vient constituer une sorte de contrepoint. En remontant du Sud en direction du nord-ouest, la richesse et la démocratie en viennent à rivaliser, amenant l’homme ordinaire à partager la dignité du riche, là « Vievi » abè ou Gbrembi akan, ici klôgbôgnon bété.
Plus lents, les morceaux de lougboutouwèli, nous ont plutôt invités à la méditation. Même ceux qui ne comprenaient pas la langue se sentaient pris aux tripes et pressentaient que notre destin à tous se jouait dans ces chansons. Le nom du genre signifie paroles pour faire le deuil. Zadi Zaourou dit « wiégweu » ou « triste mélopée ». Quel être humain ne serait pas concerné par la mort et la tristesse qu’elle cause ?
Le rythme lent et posé est lui-même renforcé par des paroles d’apaisement célébrant à la fois l’esprit viril (wuidi) et le cœur « froid » (dré woti) ou le tempérament calme (yôkôyôkô). L’âme chevaleresque, ici noblesse non aristocratique, n’est pas emportée ni agressive. Merci donc à tous ceux qui sont courageux et généreux !
On ne peut passer sous silence la polyphonie qui nous a tous séduits : distinction des individus mais prédominance du chœur, différence de timbre, de tessiture dirait peut-être mon frère Valen Guédé, lui qui aurait apprécié ce spectacle si santé le lui avait permis, inégalité de hauteur qui crée une certaine intensité dramatique sans que l’harmonie en pâtisse, sans que les danseurs non plus se marchent sur les pieds.
Après les voix et les instruments à vent, il n’y aurait rien à dire des percussions ? Ce serait une vraie injustice. Crépitements sans blessure ni mort, diversité et complémentarité, complicité avec les danseurs ! Alors, quelle est la place du tigbla, ce tambour surélevé et plus long que les autres ? Il semble détenir l’autorité, il apporte la basse, et domine le rythme, en dernier ressort. Dans les cérémonies, si on doit utiliser le langage tambouriné, c’est lui qui servira à appeler les uns et les autres par leurs noms et leurs devises. Et ceux qui sont fiers de leur identité partagent son aura. Ceux-là, naturellement, savent reconnaitre leur nom quand le tigbla l’énonce. Et ils se doutent bien des raisons pour lesquelles il les interpelle et les convoque. Césaire dirait qu’ils savent à quoi le tigbla les appelle !
Il y a ce que nous avons entendu et ce qui nous a été offert sur Cd. J’ai apprécié la célébration de l’œuf de « zoguéhi», le caméléon symbole de la sagesse. La valeur de cet objet vient déjà de sa rareté. En plus, il se trouve qu’il est résistant. Mais, plus que tout, il incarne l’avenir parce qu’il doit éclore et ouvrir de nouvelles perspectives. Tel est le destin de tout œuf ! Oui, si on sait le couver ! Le mystère de l’œuf commandait de ne pas interpréter cette chanson dans cette enceinte où le gbégbé était chez lui sans être vraiment chez lui. Je ressens ce concert comme un grand hommage à Maître Yassi Ziri, juriste et éminent homme de culture.
Sery bally