Bouaké - Le problème des enfants et personnes adultes n’ayant jamais été déclarées à l’état-civil et ne disposant d’aucun acte de naissance, donc en situation d’apatridie, touche des milliers de personnes, des nationaux comme non nationaux, de la sous-préfecture de Kounahiri, comme ailleurs en Côte d’Ivoire. L’AIP y a mené une investigation pour en savoir davantage sur les spécificités de la localité.
Située dans la région du Béré, au Centre-Nord de la Côte d’Ivoire à plus de 500 km d’Abidjan, Kounahiri (chef-lieu de sous-préfecture et département) regorge d’énormes potentialités économiques. Les populations semblent négliger la déclaration de la naissance de leurs enfants et l’établissement de pièces d’identité au profit des activités économiques.
La négligence et l’ignorance, ‘’le couple de péché mignon’’ le mieux partagé
Plusieurs personnes s’accordent à dire que les populations de cette région du pays ne déclarent pas les naissances par pure négligence et ignorance. Les gens feignent de connaître l’importance de l’acte de naissance mais ignorent en réalité qu’au-delà de ce qu’ils savent, avoir une identité est un droit pour tout enfant qui naît. C’est l’acte de naissance qui confère ce droit duquel découlent les autres reconnus à tout citoyen dans sa patrie ou l’étranger.
Dès sa prise de fonction le 2 février 2017, le nouveau sous-préfet de Kounahiri, Jacques Gnionsahé, a effectué une tournée dans les villages de sa circonscription où il a découvert après des renseignements recueillis qu’il y a encore plusieurs centaines de personnes (des adultes et des enfants) qui n’ont jamais été déclarés à l’état-civil et qui n’ont pas d’acte de naissance.
A propos des raisons, il note que les gens se confortent dans cette situation sous-prétexte qu’ils ne vont jamais quitter leurs villages et qu’ils n’ont pas de concours de la Fonction publique à passer. Donc, pour eux, l’extrait d’acte de naissance n’est pas nécessaire. En plus, ils disent qu’ils ne savent pas conserver ce document à l’abri de la pluie. Les constructions en paillote sous lesquelles ils habitent ne sont pas des endroits appropriés. Il y en a même qui pensent que l’acte de naissance est un moyen qui ouvre la voie à l’exode rural des forces vives, c’est-à-dire les jeunes bras valides. Quand on leur parle de contrôle de routine des forces de l’ordre au cours d’un voyage, ils répondent qu’ils préfèrent les corrompre. Car, selon eux, que ‘’l’on ait en sa possession une pièce d’identité ou pas, il faut toujours leur payer de l’argent’’. ‘’Alors à quoi ça sert d’établir un acte d’identité ?’’, se demandent ceux qui soutiennent cette opinion.
Boayaokro/Blipla, un village jumelé, l’une des grandes localités de la circonscription de Kounahiri au regard de sa population estimée à plus de 6 000 habitants et de ses potentialités agricoles, est situé à 25 kilomètres du chef-lieu de sous-préfecture. L’un des chefs, Zouzou Vincent, le notable N’Deni Roger et le président de la mutuelle, Sahourou Détho Jean-Pierre, expliquent le phénomène de non-déclaration des naissances par ‘’l’ignorance et la négligence’’. A ce propos, M. Sahourou cite l’exemple de son propre frère cadet qui n’a déclaré aucun de ses enfants alors qu’il a fait des études jusqu’au niveau du Cours moyen deuxième année (CM2). Même leur géniteur qui était illettré n’a pas eu ce comportement, souligne-t-il.
Ils confirment ce que l’on évoque par ailleurs, à savoir que le manque de moyen ne peut pas être une raison valable pour justifier le comportement des populations parce qu’elles tirent quand même un bon revenu des productions agricoles. Par exemple, dans ce gros village, la production annuelle d’anacarde est estimée à plus de 1000 tonnes, celle de cacao à quelques centaines de tonnes et l’igname à plus de 1000 tonnes également. Pendant la période de commercialisation de l’anacarde, des jeunes paysans s’adonnent à cœur joie à des actes de démonstration de richesse. On lave une nouvelle moto qu’on vient d’acheter avec le contenu des bouteilles de bière, pour montrer à ses camarades sa puissance financière. Après la naissance d’un enfant, le père organise un festin avec ses amis mais après il oublie d’aller déclarer sa naissance.
La décennie de crise militaro-politique indexée
L’on évoque par ailleurs que la crise militaro-politique a contribué en partie à la non déclaration de plusieurs enfants nés après 2002. En effet, la rébellion a contraint des milliers de personnes de certaines localités de la zone à abandonner leurs villages pour se réfugier dans d’autres régions du pays. Par ignorance ou par négligence, les populations ont manqué de déclarer leurs enfants nés dans leurs localités d’accueil. C’est le cas de Boayaokro/Blipla qui avait été occupé par les rebelles d’alors parce que le village était supposé acquis à la cause du régime de l’ex-président Laurent Gbagbo. Revenus sur leur site habituel après la crise, certains ne savent toujours pas profiter des opportunités d’audience foraines offertes. Pour preuve, l’ONG femme et enfants en détresse a mené dans la localité une opération de sensibilisation et d’identification des personnes non déclarés à l’état-civil, de septembre 2017 à janvier 2018, avec la collaboration du Service d’Aide et d’Assistance aux Réfugiés et Apatrides (SAARA) et l’appui du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés.
Plusieurs habitants ne s’étaient manifestés durant toute cette période. Ce n’est qu’au lendemain de la projection d’un film de sensibilisation marquant la fin de l’opération, le 15 janvier, qu’ayant eu leur lanterne éclairée, plusieurs personnes se sentent concernées et intéressées dans le village. Ils viennent prendre les renseignements auprès des chefs et des notables après le départ de l’équipe. Sangaré Ali, éleveur d’origine malienne, père de 12 enfants (deux filles 10 garçons) non déclarés, fait partie de ces personnes. Le 16 janvier, il s’est présenté au moment où l’équipe de l’ONG faisait ses bagages pour avoir des informations relatives à l’établissement présenter le cas de ses deux derniers enfants qu’il a l’intention de scolariser. Il affirme n’avoir jamais entrepris de démarches pour déclarer ses enfants.
Des agents de centres secondaires d’état-civil bénévoles à confirmer
Un autre facteur favorisant le phénomène est la situation des agents de centres secondaires d’état-civil. Un agent de centre secondaire d’état-civil est une personne nommée par le sous-préfet pour recevoir les déclarations de naissance ou même de décès dans un village et pour signer dans le registre. Il n’est certes pas un agent de l’Etat mais l’Administration a fait cette ouverture pour faciliter les déclarations.
Plusieurs villages de Kounahiri ne disposent pas d’agent de centre secondaire d’état-civil et même là où il en existe un, ce dernier exerce de façon bénévole et n’est pas reconnu officiellement par l’Administration parce qu’il n’a pas été nommé par Arrêté sous-préfectoral. Cette situation encourage les populations dans leurs mauvaises habitudes de ne pas déclarer les naissances de leurs enfants. C’est le cas de Boayaokro/Blipla, peuplé de plus de 6000 habitants, distant de 25 kilomètres du chef-lieu de sous-préfecture Kounahiri, où il n’existe plus d’agent de centre secondaire d’état-civil depuis que celui qui était en fonction a été tué dans la crise militaro-politique de 2002.
Dans les localités où existent les agents d’état-civil bénévoles, les communautés villageoises s’organisent pour les encourager en assurant leur frais de déplacement chaque fois qu’ils se rendent à l’état-civil. Cependant, ce soutien n’est pas toujours évident pour des gens qui n’ont pas encore intégré dans leurs mœurs, la déclaration des naissances.
Le sous-préfet de Kounahiri considère la situation des agents de centres secondaires d’état-civil comme l’une des difficultés de ce service. Il veut y remédier pour un meilleur fonctionnement. De ce fait, il les a tous invités à lui adresser une demande par l’entremise des chefs de village pour être nommés officiellement. La caution du chef de village, a-t-il expliqué, est nécessaire parce que celui qui cherche à devenir agent de centre secondaire d’état-civil ne peut être nommé sans son avis. Cela permet non seulement de savoir que l’agent témoigne d’une bonne moralité dans le village mais aussi d’avoir une harmonie de sorte que le chef soit régulièrement informé des décisions prises par l’autorité préfectorale.
L’administrateur civil est toujours dans l’attente des demandes et se pose la question de savoir pourquoi ces agents bénévoles ne s’exécutent pas. "Est-ce parce qu’il leur a été demandé de passer par les chefs?", se demande-t-il. Il compte approfondir la question. En attendant, il ne les a pas exclus du système mais leur permet de recevoir les déclarations en son nom, sans rien signer. Il vérifie lui-même ses déclarations et signe. Ils donnent aussi un coup de main à l’agent d’état-civil de Kounahiri, si nécessaire, soit pour le rangement des registres ou la recherche, quand ils sont de passage. Ces agents seront certainement confirmés par Arrêté sous-préfectoral mais la question qui demeure concerne leur rémunération et leur motivation.
En réalité, le fait d’être nommé par un Arrêté sous-préfectoral ne donne pas droit à un traitement salarial. L’Etat n’a pas prévu une rémunération en tant que tel, si ce n’est une prime de 75 FCFA par déclaration de nouveau-né par agent de centre secondaire d’état-civil. Ce qui voudrait dire que pour 100 naissances déclarées, l’agent d’état-civil perçoit 7500 FCFA dans l’année. L’officier d’état-civil est tenu de déposer les états du cumul annuel de ces primes à la trésorerie départementale de la circonscription. A ce niveau, il faut souligner que Kounahiri est chef-lieu de département mais dépend de la trésorerie départementale de Bouaflé où devaient se rendre les agents d’état-civil pour encaisser leurs primes, s’ils en bénéficiaient.
«Avec ce montant, personne ne peut faire ce travail aisément, surtout qu’il y a beaucoup de papier à remplir», souligne le sous-préfet. Il souhaite que les agents des centres secondaires d’état-civil soient de plus en plus responsabilisés et pris en compte financièrement par l’Etat, pour être encouragés à faire convenablement le travail de déclaration des naissances. «C’est un maillon très important, l’agent de centre secondaire. S’il est pris en compte financièrement de façon consistante, il peut se consacrer à ce travail exclusivement et donner de meilleurs résultats», conclut l’administrateur civil.
Des centaines d’enfants privés de leur droit à une identité dans des campements de pêcheurs au bord du fleuve Bandama
Sur la rive ouest du fleuve Bandama, au nord et en amont du barrage de Kossou, à moins de 10 km du village de Boayaokro et à 25 km de Kouanahiri, sont installés 11 campements de pêcheurs originaires du Mali appelés communément Bozo. Des années plus tôt, ils se seraient établis sur la rive opposée, du côté de Béoumi d’où ils ont été délogés. Plus d’un millier de personnes vivent dans ces zones enclavées où l’on n’accède que par des pistes, à moto ou à pieds. Ils vivent là paisiblement, isolés de leurs tuteurs Wan, depuis plus de deux décennies.
Ces populations spécialisées dans la pêche artisanale sont plus préoccupées par cette activité qui génère des revenus importants et négligent les droits fondamentaux de leurs progénitures. Selon leurs propres dires, ceux qui ont tenté des démarches en vue de l’obtention d’un acte de naissance pour leurs nouveaux-nés n’ont pas eu gain de cause. La vraie raison, c’est qu’ils ignorent la procédure de déclaration normale et les parents n’arrivent pas à produire eux-mêmes les pièces exigées. Le triste constat est que plusieurs centaines d’enfants, dont certains sont devenus adultes, nés dans ces campements où ils résident avec leurs parents, sont privés de leur premier droit, celui d’avoir une identité. N’ayant pas encore été déclaré dans un état-civil conformément aux normes en vigueur, ces enfants se trouvent en situation d’apatridie et sont également privés de leur droit à l’éducation, témoignent quelques pêcheurs.
Le chef du campement Moussawéré, Kanta Maman, rencontré à bord sa pirogue le 27 janvier 2018, s’occupant du produit de sa pêche, mais interrogé quelques temps après à son domicile, avoue n’avoir déclaré aucun de ses six enfants (quatre garçons et deux filles) nés dans la région. Il dit avoir essayé de déclarer en vain sa première fille, un mois après sa naissance survenue à la maternité de Béoumi en 2001. Depuis lors, il se demande s’il est possible de déclarer les ressortissants de son pays en Côte d’Ivoire. A l’en croire, depuis cette première tentative infructueuse, il n’a plus eu le courage de chercher à déclarer tous ses enfants qui sont nés après. Son dernier est âgé de quatre ans et aucun de ses enfants n’est scolarisé. Pourtant, il affirme connaître l’importance de l’acte de naissance et des pièces administratives. M. Kanta dit avoir ses papiers au complet mais atteste que les gens qui sont en règle comme lui sont très peu nombreux dans son campement. A l’en croire, personne ne s’en occupe, ce qui les intéresse, c’est leur pêche.
A quelques mètres de là, Coulibaly Bouba, préparant la matière servant d’appât pour la pêche, confirme les propos de son chef en affirmant ne pas avoir le temps pour entreprendre les démarches à cause de ses activités de pêche. Son prétexte est qu’il a été négativement marqué par l’exemple de son frère aîné qui aurait essayé en vain de déclarer son fils à Kounahiri en 2016, avant de retourner au Mali. Ce cas ne lui donne pas, selon lui, le courage d’entreprendre une démarche quelconque pour la déclaration de ses enfants dont sa dernière fille de 10 mois. Il ignore que le délai requis est de trois mois pour la déclarer.
Dans le même campement, vivent leur compatriote Mamadou Yaya Kamiya, ses 11 enfants et ses deux femmes ne disposant d’aucune pièce d’identité. Il dit lui-même avoir égaré son extrait d’acte de naissance depuis cinq ans et la carte nationale d’identité en sa possession est périmée. Depuis, il a des difficultés pour la renouveler dans son pays d’origine, le Mali. Le plus âgé de ses enfants est né en 2004 et le dernier le 26 janvier 2017. Il a en sa possession, les carnets de maternité indiquant les dates de naissance mais n’a déclaré ni scolarisé aucun. Ses démarches qu’il affirme avoir entreprises auprès de l’état-civil de Béoumi et Bouaké en vue de la déclaration de ses enfants se sont avérées sans résultats satisfaisants parce qu’il n’a pas pu produire les pièces exigées. Deux de ses enfants sont scolarisés au Mali sans extrait d’acte de naissance mais il bénéficie d’un délai d’un an pour produire ce document. Dans le cas contraire, ils seront exclus, a-t-il confié.
A quelques kilomètres de Moussawéré, à Dagaba (un campement d’éleveur), le bouvier Sangaré Ali, la cinquantaine révolue, donne le même son de cloche. Il est mari de deux femmes sans papier et père de 12 enfants (deux filles 10 garçons) non déclarés ni scolarisés et pourtant, il possède lui-même ses papiers. Son fils aîné est né en 1996 à Tiébissou et le dernier est âgé de sept mois. Il reconnaît en toute honnêteté n’avoir jamais entrepris de démarche parce qu’il n’avait même pas l’idée de déclarer ses enfants. M. Sangaré est plus préoccupé par l’encadrement des bœufs mais n’a jamais été auprès de quelque administration que ce soit pour essayer d’obtenir des papiers pour ses deux femmes encore moins pour ses enfants durant les 14 ans qu’il a passés dans la zone. A l’en croire, il lui arrive même d’accompagner ses enfants ou leurs mères à l’hôpital quand ils sont malades mais n’a jamais eu le courage pour la déclaration des naissances.
La chose curieuse qui s’apparente à une mode dans ces campements est que les épouses de ses braves hommes n’ont aucun papier contrairement à leurs maris. «Si on leur dit d’aller à la pêche, ils se mobilisent tous mais aller en ville pour déclarer la naissance d’un enfant ou établir leurs actes d’identité, ils ne sont pas partant», a confié le chef du campement Kêlêguêdaga, Traoré Koboye, qui affirme avoir déclaré ses neuf enfants. Deux seulement sont inscrits dans une école franco-arabe. Il promet de sensibiliser les siens et les encourager à saisir les éventuelles opportunités pour régulariser leur situation.
Le cri de cœur des instituteurs face aux conséquences du phénomène d’élèves sans extrait d’acte de naissance
Les enseignants acceptent d’inscrire les enfants sans extrait de naissance. Etant donné que l’école est devenue obligatoire, ils disent ne pas avoir le droit de refouler un enfant pour un problème de papier mais très souvent, les parents attendent jusqu’à la classe de CM2 avant de produire l’acte. Et ce, sous la pression des maîtres afin de permettre à leurs élèves de présenter le Certificat de fin d’étude primaire (CEPE) et l’entrée en Sixième.
Interrogés sur la question, le directeur de l’école d’Agbahou 2 (7 km de Kounahiri), Poussi Jonas et ses collègues des trois écoles de Boayaokro/Blipla, Gbotto Tokou Ella, Soro Sehena et Yéo Dokaha Djakaridja, révèlent que le taux d’élèves sans extrait d’acte de naissance varie entre 40% et 80% des effectifs dans leurs établissements. Par exemple, à l’EPP Agbahou 2, une école à quatre niveaux, sur un effectif global de 176 élèves, 86 n’ont pas d’extrait d’acte de naissance. Au niveau de Boayaokro 2, c’est 105 enfants qui n’en ont pas sur un effectif de 230 élèves. Selon les témoignages des directeurs d’école, les actes produits par les parents sont très souvent des jugements supplétifs, confirmant que les enfants ne sont pas déclarés dès leur naissance.
En conséquence, l’on note que l’extrait d’acte de naissance est exigé pour l’immatriculation des élèves à travers une plateforme numérique au niveau de l’Inspection de l’enseignement primaire (IEP). Sans acte de naissance, l’enfant ne peut être pris en compte dans le fichier et recevoir un numéro matricule. De plus, les maîtres ont du mal à renseigner certains documents administratifs nécessitant une précision sur l’âge de l’élève tel que le tableau des âges. Ils sont obligés de faire des estimations au regard de la physionomie ou sur la déclaration des parents pour remplir les documents administratifs. Cependant, quand le jugement supplétif est produit, le nom qui y figure ou même l’âge change quelques fois. Les enseignants sont obligés de reprendre les documents et de corriger les informations. Ce qui requiert une longue procédure et un travail supplémentaire, donc des heures de cours perdues et difficilement rattrapables.
Au recrutement, l’enseignant attire l’attention du parent en acceptant l’enfant sans acte de naissance. Malgré cela, ils attendent que l’enfant arrive en en fin de cycle pour produire l’acte de naissance. Cela a aussi des incidences sur l’enfant lui-même qui a souvent du mal à accepter et à maîtriser son nouveau nom ou âge. Il est déphasé et peut se tromper en remplissant sa copie d’examen. La directrice de Boayaokro 3, Gbotto Tokou Ella, a déjà vécu un cas où l’un de ses élèves refuse le nouveau nom porté sur son jugement supplétif. Il ne répond pas à ce nom lorsqu’on l’appelle et pourtant il sait qu’agit de lui. Les maîtres déplorent la persistance du problème et invitent les parents à faire des efforts pour régulariser la situation de leurs enfants dès la naissance.
Lors de notre passage à EPP Agbahou2, les agents vaccinateurs de la campagne contre la rougeole et la rubéole, rencontrés en pleine opération dans l’enceinte de l’établissement, ont fait part de leurs difficultés en rapport avec le manque d’extrait d’acte de naissance des élèves. Ne pouvant inventer leur âge, il leur est difficile de renseigner les fiches statistiques mises à leur disposition pour certains enfants. Le fait de laisser les cases vides a créé entre eux et les superviseurs de la campagne une incompréhension qui s’est vite résolue. De leur côté, il a fallu que les enseignants demandent l’avis des autorités administratives et sanitaires, avant d’autoriser les élèves sans extrait d’acte de naissance à recevoir les doses de vaccin. Les autorités se sont basées sur le fait que tous les enfants inscrits à l’école primaire se retrouvent dans la tranche d’âge de neuf mois à 14 ans concernée par la campagne.
Les agents vaccinateurs ont eu la même préoccupation à propos des enfants non scolarisés sans acte de naissance dans les villages de la circonscription. Sur quel critère se baser pour savoir s’ils doivent administrer une dose de vaccin ou pas à un enfant sans acte de naissance? Le témoignage des parents et l’apparence des enfants ont constitué la réponse à cette question.
L’audience foraine, l’opération la plus avantageuse pour les populations
Le phénomène d’enfants non déclarés n’est pas propre à la circonscription de Kounahiri. Conscient de la situation, le Gouvernement ivoirien a procédé, en mai 2017, à Abidjan Cocody, par l’entremise du ministère de la Justice et des Droits de l’Homme, au lancement d’une opération spéciale de délivrance d’extraits de naissance à plus d’un million d’élèves du primaire qui n’ont jamais été déclarés à l’état-civil. Pour la réussite de l’opération, le lancement a été couplé à un séminaire de sensibilisation des magistrats, des maires, des sous-préfets et des préfets ainsi que les directeurs d’école. Ces derniers constituant le point de départ de l’opération, ont eu pour mission de recenser les élèves concernés et de renseigner pour chacun d’eux une fiche sur son identité, celle de ses parents et son lieu de naissance. D’un coût de 1,8 milliard de francs CFA, le projet soutenu par UNICEF permettra de délivrer gratuitement des jugements supplétifs aux élèves concernés. Une autre opération du même genre est prévue et concernera les autres enfants de Côte d’Ivoire qui n’ont ni acte de naissance ni jugement supplétif.
Dans la circonscription de Kounahiri, plus 1000 élèves ont été identifiés dans le cadre de ce projet. Le juge de Séguéla a déjà signé les ordonnances. Les actes de naissance devaient être enregistrés avec des numéros avant la signature du sous-préfet mais le processus est momentanément interrompu par la grève des agents de l’Administration du territoire.
Les déclarations hors délais entrent dans une procédure longue et coûteuse. Pour les enfants, l’idéal, c’est l’audience foraine, estime le sous-préfet Jacques Gnionsahé. Ainsi, avant le lancement de cette opération du Gouvernement, il a initié un projet d’audience foraine en faveur des enfants d’un an à quatre ans et des personnes âgées de plus de 15 ans, non scolarisés. Cette opération couplée à un projet de numérisation de l’état-civil sera relancée entre mars et avril. Car, selon l’administrateur, dans cette période, les populations auront certainement des ressources nécessaires pour contribuer à l’opération, après avoir vendu leur anacarde. Par ailleurs, il compte prendre son bâton de pèlerin pour une campagne de sensibilisation afin de susciter le changement durable des comportements.
Au nombre des solutions durables, il est envisagé, du côté de l’Administration ivoirienne, de donner compétence aux chefs de villages, aux sages-femmes et aux infirmiers de recenser et déclarer les naissances à l’état-civil, indique-t-on.
nbf/cmas
Située dans la région du Béré, au Centre-Nord de la Côte d’Ivoire à plus de 500 km d’Abidjan, Kounahiri (chef-lieu de sous-préfecture et département) regorge d’énormes potentialités économiques. Les populations semblent négliger la déclaration de la naissance de leurs enfants et l’établissement de pièces d’identité au profit des activités économiques.
La négligence et l’ignorance, ‘’le couple de péché mignon’’ le mieux partagé
Plusieurs personnes s’accordent à dire que les populations de cette région du pays ne déclarent pas les naissances par pure négligence et ignorance. Les gens feignent de connaître l’importance de l’acte de naissance mais ignorent en réalité qu’au-delà de ce qu’ils savent, avoir une identité est un droit pour tout enfant qui naît. C’est l’acte de naissance qui confère ce droit duquel découlent les autres reconnus à tout citoyen dans sa patrie ou l’étranger.
Dès sa prise de fonction le 2 février 2017, le nouveau sous-préfet de Kounahiri, Jacques Gnionsahé, a effectué une tournée dans les villages de sa circonscription où il a découvert après des renseignements recueillis qu’il y a encore plusieurs centaines de personnes (des adultes et des enfants) qui n’ont jamais été déclarés à l’état-civil et qui n’ont pas d’acte de naissance.
A propos des raisons, il note que les gens se confortent dans cette situation sous-prétexte qu’ils ne vont jamais quitter leurs villages et qu’ils n’ont pas de concours de la Fonction publique à passer. Donc, pour eux, l’extrait d’acte de naissance n’est pas nécessaire. En plus, ils disent qu’ils ne savent pas conserver ce document à l’abri de la pluie. Les constructions en paillote sous lesquelles ils habitent ne sont pas des endroits appropriés. Il y en a même qui pensent que l’acte de naissance est un moyen qui ouvre la voie à l’exode rural des forces vives, c’est-à-dire les jeunes bras valides. Quand on leur parle de contrôle de routine des forces de l’ordre au cours d’un voyage, ils répondent qu’ils préfèrent les corrompre. Car, selon eux, que ‘’l’on ait en sa possession une pièce d’identité ou pas, il faut toujours leur payer de l’argent’’. ‘’Alors à quoi ça sert d’établir un acte d’identité ?’’, se demandent ceux qui soutiennent cette opinion.
Boayaokro/Blipla, un village jumelé, l’une des grandes localités de la circonscription de Kounahiri au regard de sa population estimée à plus de 6 000 habitants et de ses potentialités agricoles, est situé à 25 kilomètres du chef-lieu de sous-préfecture. L’un des chefs, Zouzou Vincent, le notable N’Deni Roger et le président de la mutuelle, Sahourou Détho Jean-Pierre, expliquent le phénomène de non-déclaration des naissances par ‘’l’ignorance et la négligence’’. A ce propos, M. Sahourou cite l’exemple de son propre frère cadet qui n’a déclaré aucun de ses enfants alors qu’il a fait des études jusqu’au niveau du Cours moyen deuxième année (CM2). Même leur géniteur qui était illettré n’a pas eu ce comportement, souligne-t-il.
Ils confirment ce que l’on évoque par ailleurs, à savoir que le manque de moyen ne peut pas être une raison valable pour justifier le comportement des populations parce qu’elles tirent quand même un bon revenu des productions agricoles. Par exemple, dans ce gros village, la production annuelle d’anacarde est estimée à plus de 1000 tonnes, celle de cacao à quelques centaines de tonnes et l’igname à plus de 1000 tonnes également. Pendant la période de commercialisation de l’anacarde, des jeunes paysans s’adonnent à cœur joie à des actes de démonstration de richesse. On lave une nouvelle moto qu’on vient d’acheter avec le contenu des bouteilles de bière, pour montrer à ses camarades sa puissance financière. Après la naissance d’un enfant, le père organise un festin avec ses amis mais après il oublie d’aller déclarer sa naissance.
La décennie de crise militaro-politique indexée
L’on évoque par ailleurs que la crise militaro-politique a contribué en partie à la non déclaration de plusieurs enfants nés après 2002. En effet, la rébellion a contraint des milliers de personnes de certaines localités de la zone à abandonner leurs villages pour se réfugier dans d’autres régions du pays. Par ignorance ou par négligence, les populations ont manqué de déclarer leurs enfants nés dans leurs localités d’accueil. C’est le cas de Boayaokro/Blipla qui avait été occupé par les rebelles d’alors parce que le village était supposé acquis à la cause du régime de l’ex-président Laurent Gbagbo. Revenus sur leur site habituel après la crise, certains ne savent toujours pas profiter des opportunités d’audience foraines offertes. Pour preuve, l’ONG femme et enfants en détresse a mené dans la localité une opération de sensibilisation et d’identification des personnes non déclarés à l’état-civil, de septembre 2017 à janvier 2018, avec la collaboration du Service d’Aide et d’Assistance aux Réfugiés et Apatrides (SAARA) et l’appui du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés.
Plusieurs habitants ne s’étaient manifestés durant toute cette période. Ce n’est qu’au lendemain de la projection d’un film de sensibilisation marquant la fin de l’opération, le 15 janvier, qu’ayant eu leur lanterne éclairée, plusieurs personnes se sentent concernées et intéressées dans le village. Ils viennent prendre les renseignements auprès des chefs et des notables après le départ de l’équipe. Sangaré Ali, éleveur d’origine malienne, père de 12 enfants (deux filles 10 garçons) non déclarés, fait partie de ces personnes. Le 16 janvier, il s’est présenté au moment où l’équipe de l’ONG faisait ses bagages pour avoir des informations relatives à l’établissement présenter le cas de ses deux derniers enfants qu’il a l’intention de scolariser. Il affirme n’avoir jamais entrepris de démarches pour déclarer ses enfants.
Des agents de centres secondaires d’état-civil bénévoles à confirmer
Un autre facteur favorisant le phénomène est la situation des agents de centres secondaires d’état-civil. Un agent de centre secondaire d’état-civil est une personne nommée par le sous-préfet pour recevoir les déclarations de naissance ou même de décès dans un village et pour signer dans le registre. Il n’est certes pas un agent de l’Etat mais l’Administration a fait cette ouverture pour faciliter les déclarations.
Plusieurs villages de Kounahiri ne disposent pas d’agent de centre secondaire d’état-civil et même là où il en existe un, ce dernier exerce de façon bénévole et n’est pas reconnu officiellement par l’Administration parce qu’il n’a pas été nommé par Arrêté sous-préfectoral. Cette situation encourage les populations dans leurs mauvaises habitudes de ne pas déclarer les naissances de leurs enfants. C’est le cas de Boayaokro/Blipla, peuplé de plus de 6000 habitants, distant de 25 kilomètres du chef-lieu de sous-préfecture Kounahiri, où il n’existe plus d’agent de centre secondaire d’état-civil depuis que celui qui était en fonction a été tué dans la crise militaro-politique de 2002.
Dans les localités où existent les agents d’état-civil bénévoles, les communautés villageoises s’organisent pour les encourager en assurant leur frais de déplacement chaque fois qu’ils se rendent à l’état-civil. Cependant, ce soutien n’est pas toujours évident pour des gens qui n’ont pas encore intégré dans leurs mœurs, la déclaration des naissances.
Le sous-préfet de Kounahiri considère la situation des agents de centres secondaires d’état-civil comme l’une des difficultés de ce service. Il veut y remédier pour un meilleur fonctionnement. De ce fait, il les a tous invités à lui adresser une demande par l’entremise des chefs de village pour être nommés officiellement. La caution du chef de village, a-t-il expliqué, est nécessaire parce que celui qui cherche à devenir agent de centre secondaire d’état-civil ne peut être nommé sans son avis. Cela permet non seulement de savoir que l’agent témoigne d’une bonne moralité dans le village mais aussi d’avoir une harmonie de sorte que le chef soit régulièrement informé des décisions prises par l’autorité préfectorale.
L’administrateur civil est toujours dans l’attente des demandes et se pose la question de savoir pourquoi ces agents bénévoles ne s’exécutent pas. "Est-ce parce qu’il leur a été demandé de passer par les chefs?", se demande-t-il. Il compte approfondir la question. En attendant, il ne les a pas exclus du système mais leur permet de recevoir les déclarations en son nom, sans rien signer. Il vérifie lui-même ses déclarations et signe. Ils donnent aussi un coup de main à l’agent d’état-civil de Kounahiri, si nécessaire, soit pour le rangement des registres ou la recherche, quand ils sont de passage. Ces agents seront certainement confirmés par Arrêté sous-préfectoral mais la question qui demeure concerne leur rémunération et leur motivation.
En réalité, le fait d’être nommé par un Arrêté sous-préfectoral ne donne pas droit à un traitement salarial. L’Etat n’a pas prévu une rémunération en tant que tel, si ce n’est une prime de 75 FCFA par déclaration de nouveau-né par agent de centre secondaire d’état-civil. Ce qui voudrait dire que pour 100 naissances déclarées, l’agent d’état-civil perçoit 7500 FCFA dans l’année. L’officier d’état-civil est tenu de déposer les états du cumul annuel de ces primes à la trésorerie départementale de la circonscription. A ce niveau, il faut souligner que Kounahiri est chef-lieu de département mais dépend de la trésorerie départementale de Bouaflé où devaient se rendre les agents d’état-civil pour encaisser leurs primes, s’ils en bénéficiaient.
«Avec ce montant, personne ne peut faire ce travail aisément, surtout qu’il y a beaucoup de papier à remplir», souligne le sous-préfet. Il souhaite que les agents des centres secondaires d’état-civil soient de plus en plus responsabilisés et pris en compte financièrement par l’Etat, pour être encouragés à faire convenablement le travail de déclaration des naissances. «C’est un maillon très important, l’agent de centre secondaire. S’il est pris en compte financièrement de façon consistante, il peut se consacrer à ce travail exclusivement et donner de meilleurs résultats», conclut l’administrateur civil.
Des centaines d’enfants privés de leur droit à une identité dans des campements de pêcheurs au bord du fleuve Bandama
Sur la rive ouest du fleuve Bandama, au nord et en amont du barrage de Kossou, à moins de 10 km du village de Boayaokro et à 25 km de Kouanahiri, sont installés 11 campements de pêcheurs originaires du Mali appelés communément Bozo. Des années plus tôt, ils se seraient établis sur la rive opposée, du côté de Béoumi d’où ils ont été délogés. Plus d’un millier de personnes vivent dans ces zones enclavées où l’on n’accède que par des pistes, à moto ou à pieds. Ils vivent là paisiblement, isolés de leurs tuteurs Wan, depuis plus de deux décennies.
Ces populations spécialisées dans la pêche artisanale sont plus préoccupées par cette activité qui génère des revenus importants et négligent les droits fondamentaux de leurs progénitures. Selon leurs propres dires, ceux qui ont tenté des démarches en vue de l’obtention d’un acte de naissance pour leurs nouveaux-nés n’ont pas eu gain de cause. La vraie raison, c’est qu’ils ignorent la procédure de déclaration normale et les parents n’arrivent pas à produire eux-mêmes les pièces exigées. Le triste constat est que plusieurs centaines d’enfants, dont certains sont devenus adultes, nés dans ces campements où ils résident avec leurs parents, sont privés de leur premier droit, celui d’avoir une identité. N’ayant pas encore été déclaré dans un état-civil conformément aux normes en vigueur, ces enfants se trouvent en situation d’apatridie et sont également privés de leur droit à l’éducation, témoignent quelques pêcheurs.
Le chef du campement Moussawéré, Kanta Maman, rencontré à bord sa pirogue le 27 janvier 2018, s’occupant du produit de sa pêche, mais interrogé quelques temps après à son domicile, avoue n’avoir déclaré aucun de ses six enfants (quatre garçons et deux filles) nés dans la région. Il dit avoir essayé de déclarer en vain sa première fille, un mois après sa naissance survenue à la maternité de Béoumi en 2001. Depuis lors, il se demande s’il est possible de déclarer les ressortissants de son pays en Côte d’Ivoire. A l’en croire, depuis cette première tentative infructueuse, il n’a plus eu le courage de chercher à déclarer tous ses enfants qui sont nés après. Son dernier est âgé de quatre ans et aucun de ses enfants n’est scolarisé. Pourtant, il affirme connaître l’importance de l’acte de naissance et des pièces administratives. M. Kanta dit avoir ses papiers au complet mais atteste que les gens qui sont en règle comme lui sont très peu nombreux dans son campement. A l’en croire, personne ne s’en occupe, ce qui les intéresse, c’est leur pêche.
A quelques mètres de là, Coulibaly Bouba, préparant la matière servant d’appât pour la pêche, confirme les propos de son chef en affirmant ne pas avoir le temps pour entreprendre les démarches à cause de ses activités de pêche. Son prétexte est qu’il a été négativement marqué par l’exemple de son frère aîné qui aurait essayé en vain de déclarer son fils à Kounahiri en 2016, avant de retourner au Mali. Ce cas ne lui donne pas, selon lui, le courage d’entreprendre une démarche quelconque pour la déclaration de ses enfants dont sa dernière fille de 10 mois. Il ignore que le délai requis est de trois mois pour la déclarer.
Dans le même campement, vivent leur compatriote Mamadou Yaya Kamiya, ses 11 enfants et ses deux femmes ne disposant d’aucune pièce d’identité. Il dit lui-même avoir égaré son extrait d’acte de naissance depuis cinq ans et la carte nationale d’identité en sa possession est périmée. Depuis, il a des difficultés pour la renouveler dans son pays d’origine, le Mali. Le plus âgé de ses enfants est né en 2004 et le dernier le 26 janvier 2017. Il a en sa possession, les carnets de maternité indiquant les dates de naissance mais n’a déclaré ni scolarisé aucun. Ses démarches qu’il affirme avoir entreprises auprès de l’état-civil de Béoumi et Bouaké en vue de la déclaration de ses enfants se sont avérées sans résultats satisfaisants parce qu’il n’a pas pu produire les pièces exigées. Deux de ses enfants sont scolarisés au Mali sans extrait d’acte de naissance mais il bénéficie d’un délai d’un an pour produire ce document. Dans le cas contraire, ils seront exclus, a-t-il confié.
A quelques kilomètres de Moussawéré, à Dagaba (un campement d’éleveur), le bouvier Sangaré Ali, la cinquantaine révolue, donne le même son de cloche. Il est mari de deux femmes sans papier et père de 12 enfants (deux filles 10 garçons) non déclarés ni scolarisés et pourtant, il possède lui-même ses papiers. Son fils aîné est né en 1996 à Tiébissou et le dernier est âgé de sept mois. Il reconnaît en toute honnêteté n’avoir jamais entrepris de démarche parce qu’il n’avait même pas l’idée de déclarer ses enfants. M. Sangaré est plus préoccupé par l’encadrement des bœufs mais n’a jamais été auprès de quelque administration que ce soit pour essayer d’obtenir des papiers pour ses deux femmes encore moins pour ses enfants durant les 14 ans qu’il a passés dans la zone. A l’en croire, il lui arrive même d’accompagner ses enfants ou leurs mères à l’hôpital quand ils sont malades mais n’a jamais eu le courage pour la déclaration des naissances.
La chose curieuse qui s’apparente à une mode dans ces campements est que les épouses de ses braves hommes n’ont aucun papier contrairement à leurs maris. «Si on leur dit d’aller à la pêche, ils se mobilisent tous mais aller en ville pour déclarer la naissance d’un enfant ou établir leurs actes d’identité, ils ne sont pas partant», a confié le chef du campement Kêlêguêdaga, Traoré Koboye, qui affirme avoir déclaré ses neuf enfants. Deux seulement sont inscrits dans une école franco-arabe. Il promet de sensibiliser les siens et les encourager à saisir les éventuelles opportunités pour régulariser leur situation.
Le cri de cœur des instituteurs face aux conséquences du phénomène d’élèves sans extrait d’acte de naissance
Les enseignants acceptent d’inscrire les enfants sans extrait de naissance. Etant donné que l’école est devenue obligatoire, ils disent ne pas avoir le droit de refouler un enfant pour un problème de papier mais très souvent, les parents attendent jusqu’à la classe de CM2 avant de produire l’acte. Et ce, sous la pression des maîtres afin de permettre à leurs élèves de présenter le Certificat de fin d’étude primaire (CEPE) et l’entrée en Sixième.
Interrogés sur la question, le directeur de l’école d’Agbahou 2 (7 km de Kounahiri), Poussi Jonas et ses collègues des trois écoles de Boayaokro/Blipla, Gbotto Tokou Ella, Soro Sehena et Yéo Dokaha Djakaridja, révèlent que le taux d’élèves sans extrait d’acte de naissance varie entre 40% et 80% des effectifs dans leurs établissements. Par exemple, à l’EPP Agbahou 2, une école à quatre niveaux, sur un effectif global de 176 élèves, 86 n’ont pas d’extrait d’acte de naissance. Au niveau de Boayaokro 2, c’est 105 enfants qui n’en ont pas sur un effectif de 230 élèves. Selon les témoignages des directeurs d’école, les actes produits par les parents sont très souvent des jugements supplétifs, confirmant que les enfants ne sont pas déclarés dès leur naissance.
En conséquence, l’on note que l’extrait d’acte de naissance est exigé pour l’immatriculation des élèves à travers une plateforme numérique au niveau de l’Inspection de l’enseignement primaire (IEP). Sans acte de naissance, l’enfant ne peut être pris en compte dans le fichier et recevoir un numéro matricule. De plus, les maîtres ont du mal à renseigner certains documents administratifs nécessitant une précision sur l’âge de l’élève tel que le tableau des âges. Ils sont obligés de faire des estimations au regard de la physionomie ou sur la déclaration des parents pour remplir les documents administratifs. Cependant, quand le jugement supplétif est produit, le nom qui y figure ou même l’âge change quelques fois. Les enseignants sont obligés de reprendre les documents et de corriger les informations. Ce qui requiert une longue procédure et un travail supplémentaire, donc des heures de cours perdues et difficilement rattrapables.
Au recrutement, l’enseignant attire l’attention du parent en acceptant l’enfant sans acte de naissance. Malgré cela, ils attendent que l’enfant arrive en en fin de cycle pour produire l’acte de naissance. Cela a aussi des incidences sur l’enfant lui-même qui a souvent du mal à accepter et à maîtriser son nouveau nom ou âge. Il est déphasé et peut se tromper en remplissant sa copie d’examen. La directrice de Boayaokro 3, Gbotto Tokou Ella, a déjà vécu un cas où l’un de ses élèves refuse le nouveau nom porté sur son jugement supplétif. Il ne répond pas à ce nom lorsqu’on l’appelle et pourtant il sait qu’agit de lui. Les maîtres déplorent la persistance du problème et invitent les parents à faire des efforts pour régulariser la situation de leurs enfants dès la naissance.
Lors de notre passage à EPP Agbahou2, les agents vaccinateurs de la campagne contre la rougeole et la rubéole, rencontrés en pleine opération dans l’enceinte de l’établissement, ont fait part de leurs difficultés en rapport avec le manque d’extrait d’acte de naissance des élèves. Ne pouvant inventer leur âge, il leur est difficile de renseigner les fiches statistiques mises à leur disposition pour certains enfants. Le fait de laisser les cases vides a créé entre eux et les superviseurs de la campagne une incompréhension qui s’est vite résolue. De leur côté, il a fallu que les enseignants demandent l’avis des autorités administratives et sanitaires, avant d’autoriser les élèves sans extrait d’acte de naissance à recevoir les doses de vaccin. Les autorités se sont basées sur le fait que tous les enfants inscrits à l’école primaire se retrouvent dans la tranche d’âge de neuf mois à 14 ans concernée par la campagne.
Les agents vaccinateurs ont eu la même préoccupation à propos des enfants non scolarisés sans acte de naissance dans les villages de la circonscription. Sur quel critère se baser pour savoir s’ils doivent administrer une dose de vaccin ou pas à un enfant sans acte de naissance? Le témoignage des parents et l’apparence des enfants ont constitué la réponse à cette question.
L’audience foraine, l’opération la plus avantageuse pour les populations
Le phénomène d’enfants non déclarés n’est pas propre à la circonscription de Kounahiri. Conscient de la situation, le Gouvernement ivoirien a procédé, en mai 2017, à Abidjan Cocody, par l’entremise du ministère de la Justice et des Droits de l’Homme, au lancement d’une opération spéciale de délivrance d’extraits de naissance à plus d’un million d’élèves du primaire qui n’ont jamais été déclarés à l’état-civil. Pour la réussite de l’opération, le lancement a été couplé à un séminaire de sensibilisation des magistrats, des maires, des sous-préfets et des préfets ainsi que les directeurs d’école. Ces derniers constituant le point de départ de l’opération, ont eu pour mission de recenser les élèves concernés et de renseigner pour chacun d’eux une fiche sur son identité, celle de ses parents et son lieu de naissance. D’un coût de 1,8 milliard de francs CFA, le projet soutenu par UNICEF permettra de délivrer gratuitement des jugements supplétifs aux élèves concernés. Une autre opération du même genre est prévue et concernera les autres enfants de Côte d’Ivoire qui n’ont ni acte de naissance ni jugement supplétif.
Dans la circonscription de Kounahiri, plus 1000 élèves ont été identifiés dans le cadre de ce projet. Le juge de Séguéla a déjà signé les ordonnances. Les actes de naissance devaient être enregistrés avec des numéros avant la signature du sous-préfet mais le processus est momentanément interrompu par la grève des agents de l’Administration du territoire.
Les déclarations hors délais entrent dans une procédure longue et coûteuse. Pour les enfants, l’idéal, c’est l’audience foraine, estime le sous-préfet Jacques Gnionsahé. Ainsi, avant le lancement de cette opération du Gouvernement, il a initié un projet d’audience foraine en faveur des enfants d’un an à quatre ans et des personnes âgées de plus de 15 ans, non scolarisés. Cette opération couplée à un projet de numérisation de l’état-civil sera relancée entre mars et avril. Car, selon l’administrateur, dans cette période, les populations auront certainement des ressources nécessaires pour contribuer à l’opération, après avoir vendu leur anacarde. Par ailleurs, il compte prendre son bâton de pèlerin pour une campagne de sensibilisation afin de susciter le changement durable des comportements.
Au nombre des solutions durables, il est envisagé, du côté de l’Administration ivoirienne, de donner compétence aux chefs de villages, aux sages-femmes et aux infirmiers de recenser et déclarer les naissances à l’état-civil, indique-t-on.
nbf/cmas