Abidjan, Kouakou Marie Philomène, malvoyante depuis son adolescence, la cinquantaine aujourd’hui, est depuis 2009 agent de bureau à l’agence emploi jeune. Elle est devenue fonctionnaire grâce au concours de recrutement dérogatoire initié par le gouvernement qui permet depuis 1997 aux personnes en situation de handicap d’avoir un emploi décent dans l’administration publique. Se disant méprisée, Marie Philomène affirme avoir retrouvé sa "dignité" grâce à cette mesure de l’Etat ivoirien.
Quelles sont les circonstances de la survenue de ta cécité ?
J’ai été voyante jusqu’à l’âge de 14 ans. J’ai d’abord perdu l’usage d’un œil qui me faisait atrocement souffrir. Mon père, enseignant avec à son actif de nombreux enfants, a négligé mon mal, et je n’ai bénéficié d’aucun soin à l’hôpital. Je voyais bien d’un œil jusqu'à la classe de CM1, où j’ai été totalement plongée dans le noir, perdant l’usage de mes deux yeux.
Comment a réagi ta famille face à ta situation
J’ai été traitée comme un pariât. Quand j’ai totalement perdu la vue, j’ai été retirée de l’école et recueillie par ma tante. Là, je vendais du vin de palme extrait par son conjoint. Un jour, alors que je ne me portais pas bien, j’ai demandé à ma tante de me permettre de me reposer au lieu d’aller vendre le vin de palme, hélas elle a cru que je feignais une maladie et a décidé de me battre. J’ai pu m’échapper et j’ai quitté la maison. J’ai été recueillie par la famille d’une amie qui m’a bien soignée, lavée, et habillée. La mère de mon amie m’a remis 400 Francs CFA pour le transport, afin de rejoindre ma mère que je n’avais plus vu depuis des années. J’ai retrouvé ma mère à Vridi-cité après des recherches toute seule, aveugle et sans repères précis, rien qu'avec son nom et l'aide de bonnes volontés.
Comment s’est passée la cohabitation avec ta mère
Avec ma mère, je dirais que c’est là que mon calvaire a commencé. Je vivais elle, mais son mari ne voulait pas de ma présence dans sa maison. Il a demandé que je quitte la maison. Ma mère a demandé à son père (mon grand-père) de me récupérer. Je me suis retrouvée au village où pratiquement toutes mes tantes, ma grande mère étaient décédées. Les seules personnes qui pouvaient me donner à manger étaient occupées par les travaux champêtres. Je restais donc seule couchée sur une natte sans nourriture la journée.
Je suis donc revenue chez ma mère, celle-ci a entrepris de me trouver une maison au bord de la plage dans un quartier précaire de Vridi-cité. Je pleurais à longueur de journée, dans le couloir menant à la maison. Heureusement pour moi j’appartenais à un mouvement de l’église Catholique de vridi-cité, la Légion de Marie. « Les frères et sœurs » m’ont adoptée comme leur grande sœur, je ne me suis plus sentie seule, j’ai eu une famille. J’ai aussi fait la connaissance de personnes de bonnes volontés.
Quelles sont les actions menées par ces personnes en ta faveur ?
J’avais fait une demande d’aide que j'avais déposée à « Radio espoir », je n’avais plus souvenance de cette lettre qui est arrivée dans les mains d’une animatrice qui a été bouleversée par ma demande. Elle est venue le lendemain à la messe sur ma paroisse à Vridi cité et a rencontré une Tantie du quartier, « Tantie Eugenie ». Ces dames sont venues me rencontrer chez ma mère qui leur a réitéré son projet de location d’une maison pour moi. Elles ont trouvé aberrant cette décision de laisser vivre une malvoyante dans un quartier où régnait l’insécurité. « Tantie Eugénie » m’a donc recueillie chez elle. Elle voulait que je puisse me prendre en charge au cas où elle venait à disparaître de ce monde. Elle a pu me faire entrer à l'Institut national pour la promotion des aveugles de Yopougon (INIPA), où j’ai appris l’écriture braille, et aussi suivi une formation de standardiste. Ensuite elle a introduit en 2008 mon dossier au sein de l'Agence d'études et de promotion de l'emploi (AGEPE) appelée aujourd’hui Agence emploi jeune. Depuis 2009 j’ai été recruté comme agent de bureau à l’ex-Agepe.
Comment s’est effectuée ta formation et ton insertion ?
J’ai d’abord travaillé sur le téléphone, on m’a appris comment tâter les touches. Je sais que la première touche en bas est étoile, juste en haut c’est le chiffre 7 plus haut le chiffre 4 et vient le chiffre 1 puis la touche pour décrocher un appel. J’ai mémorisé la place des touches, (votre androïde me fatigue). J’ai fini ma formation en 2006, et en 2009 j’ai été affectée. J’ai déposé mon dossier à la direction de la promotion des personnes handicapées, et par le bais du recrutement dérogatoire j’ai été retenue.
Quelle a été ton sentiment le jour où tu as appris que tu as été retenue ?
C’était une grande joie pour moi. Je ne pouvais pas imaginer qu’un jour je serais fonctionnaire de l’Etat de Côte d’Ivoire. J’étais épanouie. Depuis 2009 jusqu'à aujourd’hui, dans la discrétion je peux aider une personne qui a besoin de quelque chose, or avant c’était moi qui tendais la main. Aujourd’hui par la grâce de Dieu, c’est vrai qu’il y a des personnes qui sont bien placées qui me font des petites surprises, mais il y a des situations où j’aide des personnes. Je ne tends plus la main, je donne aujourd’hui.
Un conseil pour les personnes en situation de handicap
Pour ceux qui ont perdu la vue au cours de la vie, ce n’est pas facile mais ce n’est pas impossible, qu’ils aient le courage. S’ils sont encore jeunes, ils peuvent suivre une formation. Aujourd’hui Dieu nous fait la grâce, aussi avec l’Etat, les handicapés toutes formes confondues ont droit à l’école, et ensuite à des places dans l’administration. Pour tous les autres, nous pouvons suivre une formation de cordonnier, de couturier, même vendre de l’eau. Avant que je ne travaille, j’ai fait de petits commerces. Il faut commencer quelque chose pour que les personnes de bonne volonté puissent te venir en aide. Il ne faut pas se laisser aller au découragement.
Le gouvernement ivoirien a accordé 200 postes budgétaires portant sur le recrutement dérogatoire des personnes en situation de handicap à la fonction publique, au titre de l’année 2021, avait annoncé, vendredi 2 mars 2021, le Directeur de la promotion des personnes handicapées (DPPH), Victorien Krouwelé.
Interview réalisée par Tiémélé Ama Danielle
(AIP)
tad/ask