Depuis le 1er novembre 2022, M. Facinet Sylla est l’administrateur du Fonds Monétaire International (FMI) pour le Groupe Afrique II. Dans cette interview exclusive accordée à Abidjan.net, il évoque les enjeux économiques mondiaux et les intérêts des pays africains qu’il représente au sein du Conseil d’administration de l’institution notamment face aux répercussions économiques de la Covid-19 et la guerre en Ukraine . Entretien.
Vous êtes le nouvel Administrateur représentant 23 pays africains, dont la Guinée, votre pays, et la Côte d’Ivoire, au Conseil d’Administration du Fonds Monétaire International (FMI) à Washington. Alors, dites-nous d’entrée de jeu, comment devient-on Administrateur du FMI ?
Le Conseil d’Administration du FMI est composé de 24 Administrateurs ; tous sont élus soit par un pays (comme les Etats-Unis ou la France) ou par un groupe de pays comme notre cas, par 23 pays. Il y a deux chaises sur les 24 qui représentent les pays africains ; notre Chaise constituée en majorité de pays francophones et l’autre Chaise de pays africains anglophones. Nous sommes les deux Chaises les plus grandes au Conseil, en termes de nombre de pays, représentant 23 pays africains chacun.
En quoi va consister votre travail d’Administrateur au quotidien ?
Mon travail consiste essentiellement, avec mon équipe, à faire des analyses des rapports des Services du Fonds et produire des déclarations écrites et prendre la parole au Conseil d’Administration pour défendre les intérêts et donner les positions des pays que je représente ; et cela, sur toutes les questions débattues au Conseil, y compris les prises de décisions. Ces questions portent notamment sur les programmes des pays avec le FMI, la surveillance multilatérale au titre de l’Article IV, les politiques économiques, les enjeux économiques mondiaux, les questions macro-critiques ainsi que des questions liées au fonctionnement administratif de l’institution. L’accomplissement de ce travail commande une consultation régulière avec les autorités de nos pays que mon équipe et moi assistons par ailleurs dans leurs négociations avec les Services du Fonds.
Vous avez évoqué les mots enjeux économiques mondiaux et intérêts des pays africains. Alors, dites-nous quelles sont les grands enjeux économiques mondiaux au moment où vous prenez la Chaise d’Administrateur et quels sont les intérêts particuliers des pays africains que vous allez défendre dans ces débats ?
Les deux grandes crises qui secouent le monde actuellement sont les effets persistants de la pandémie de la COVID-19 et la guerre en Ukraine, avec des conséquences multiformes, y compris humanitaires et économiques. Les effets les plus ressentis presque par tous les pays, riches comme pauvres, c’est la hausse des prix des produits pétroliers et des denrées alimentaires. Les prix de l’essence grimpent autant en Côte d’Ivoire qu’aux Etats-Unis, hélas !
Pour les denrées alimentaires, la flambée des prix est due notamment aux dérèglements des systèmes de production et de distribution. Il y a un choc important sur l’offre de ces produits, surtout les céréales. L’offre mondiale de denrées alimentaires, comme presque tous les biens et services, est restreinte à cause de la baisse des capacités de production partout, du fait de la pandémie de la COVID-19. Les exportations de céréales, en particulier celles provenant de la Russie et de l’Ukraine, sont gravement perturbées à cause du conflit ; et vous savez que la Russie est la première exportatrice mondiale de blé par exemple et plusieurs pays africains, au niveau alimentaire, dépendent des exportations céréalières ukrainiennes. Quand vous ajoutez à tout cela la perturbation des circuits traditionnels d’approvisionnements internationaux et la hausse des coûts du transport qui s’en suit, le résultat final, c’est le renchérissement spectaculaire des prix et la forte inflation que subissent tous les pays, particulièrement nos pays africains dont plusieurs sont importateurs nets de ces denrées alimentaires.
Mr l’Administrateur, si je vous ai bien compris, vous êtes en train de nous dire que la « cherté de la vie » dont se plaignent les populations, y compris à Abidjan, est de sources exogènes ? Dans ce cas, que font les institutions internationales comme le FMI pour répondre aux répercussions économiques de ces crises, et que peuvent faire nos gouvernements pour amoindrir le coût de la vie qui écrase les populations ?
Au niveau du FMI : d’abord à l’éclatement de la pandémie de la COVID-19, le FMI a débloqué des ressources énormes au titre de ses financements d’urgence pour soutenir ses pays membres à remettre à flot leurs économies durement affectées. De mémoire, tous les pays de notre Chaise, y compris la Côte d’Ivoire et la Guinée, ont bénéficié de ces financements qui allaient jusqu’à 100% de leurs quotas au FMI. Je précise que ce sont des lignes de crédit très concessionnels avec des taux d’intérêt nuls.
Ensuite, en août 2021, le FMI a consenti à tous ses pays membres, une allocation historique de Droits de Tirages Spéciaux (DTS) d’une valeur record de 650 milliards de dollars US pour les aider à renforcer leurs réserves internationales qui se sont fortement amenuisées du fait des conséquences de la pandémie. A la suite de cette opération, certains pays avancés qui n’en ont pas grand besoin ont accepté de renoncer à une partie de leurs parts de DTS au profit des pays en développement. Les ressources ainsi mobilisées ont permis de créer un nouvel instrument de financement au profit des pays en développement ; c’est le nouveau Fonds Fiduciaire pour la Résilience et la Durabilité (FFRD), financement auquel sont éligibles les 23 pays que je représente. Dans la même optique, récemment, le 30 Septembre, nous, Conseil d’Administration du FMI, avons adopté une nouvelle fenêtre de financement au titre des instruments d’urgence qu’on appelle le « Food Shock window » en Anglais ; ce sont des ressources que le FMI va dégager en ces temps tumultueux pour les pays qui sont en situation d’insécurité alimentaire ou de crise alimentaire.
Au niveau des gouvernements, ils disposent d’une palette d’instruments de politique économique pour faire face à la forte inflation et soutenir leurs populations ; et je vois que presque tous nos gouvernements africains utilisent des combinaisons de ces instruments. Certains diminuent les taxes sur les produits de première nécessité comme le riz et d’autres céréales, d’autres prennent des mesures pour tenter de réduire les coûts locaux du transport qui contribuent à renchéri les prix au niveau national, et d’autres enfin, lancent des programmes de production locale des denrées alimentaires. Comme je l’ai déjà dit, on observe généralement une combinaison de toutes ces instruments de politique. Nous encourageons nos autorités à redoubler d’efforts dans cette direction et surtout à assurer l’effectivité de ces mesures sur le terrain pour le bénéfice du consommateur final.
Il est vrai que nous sommes toujours englués dans les deux crises que vous avez mentionnées, mais quelles leçons les pays africains pourraient déjà tirer, à mi-parcours de ces développements économiques adverses ? :
Merci. Pour répondre à votre question, je citerais le regretté Président américain, John Kennedy. Il disait en substance que « en toute crise, réside une opportunité ». Les pays africains et leurs populations souffrent particulièrement des chocs actuels dont le renchérissement des prix des denrées alimentaires ; cela, c’est la crise. Mais il y a en même temps une opportunité historique à saisir de ces moments difficiles. Les mesures fiscales prises à court terme par nos gouvernements pour faire baisser les prix au consommateur final sont à saluer, compte tenu des coûts budgétaires énormes de ces mesures. Mais à moyen et long terme, c’est l’occasion pour les leaders Africains d’engager la réflexion sur ces questions fondamentales, d’adopter des politiques vigoureuses et d’allouer les ressources budgétaires nécessaires pour lancer des programmes de production locale suffisante de ce que nous mangeons, permettez-moi le mot.
Nos gouvernements devraient se faire aider dans cette réflexion et ces initiatives par des institutions comme la Banque Africaine de Développement (BAD) dont le Président a d’ailleurs fait de la question de la sécurité alimentaire en Afrique, son cheval de bataille. Avant même les crises actuelles, il avait identifié dans sa vision et au titre des programmes prioritaires de la BAD, les « High 5 », l’impératif pour l’Afrique de « Feed Africa », c’est-à-dire « Nourrir l’Afrique ». Des Chefs d’Etat, notamment les Présidents Kagame du Rwanda, Macky Sall du Sénégal et Mamady Doumbouya de la Guinée ont lancé récemment, à des occasions diverses, un véritable cri de cœur et demandé à l’Afrique de produire pour se nourrir. Vous voyez donc que la prise de conscience est bien là, des embryons d’initiatives existent aussi. S’il faut retenir une seule chose, c’est que sans sécurité alimentaire, point de sécurité et point de développement.
Avant de nous quitter Mr l’Administrateur, quel est votre regard sur l’avenir notamment en terme de perspective de développement du continent africain ?
Je voudrais remercier la direction et les équipes d’Abidjan.net pour l’occasion que vous me donnez à l’entame de mon mandat d’Administrateur du FMI. Je profite aussi de votre lucarne pour exprimer toute ma gratitude aux autorités guinéennes qui me permettent de servir l’Afrique à ce haut niveau de responsabilité. Je remercie enfin l’ensemble des 23 pays de notre Groupe Afrique II qui m’ont élu pour défendre leurs intérêts au FMI. Que Dieu m’aide à mériter de leur confiance pendant les deux ans. Je conclurais en invitant à l’optimisme quant au développement de notre continent. Nous avons juste besoin de changer de regard sur nous-mêmes et de promouvoir la bonne gouvernance tant au niveau individuel que public. Je vous remercie.
Par Rk