À l’occasion d’un échange organisé à Cocody Riviera 2, le dimanche 8 juin 2025, entre la MUDEB (Mutuelle de Développement de Broudoumé) et un panel de journalistes ivoiriens et italiens, les voix de la diaspora ivoirienne installée en Italie se sont élevées pour raconter des parcours souvent invisibilisés : ceux d’hommes et de femmes qui réussissent, investissent, et s’engagent dans la transformation sociale de leurs localités d’origine.
Alphonse Yacouba, fondateur d'un groupe scolaire à Abidjan et PDG de d'une entreprise à Milan, incarne cette nouvelle figure du migrant-entrepreneur qui défie les clichés. Lauréat du prix de l’entrepreneur migrant à Milan en 2018, il a su transformer une trajectoire migratoire en levier de transformation sociale« Quand j’ai commencé dans les télécoms, mes collègues italiens me demandaient si j’avais vu des lions en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, ce sont eux qui me sollicitent pour mes compétences », témoigne-t-il avec une pointe d’ironie.
Entre Milan et Abidjan, il développe une entreprise de 70 salariés, un groupe scolaire de 600 élèves, et tente d’introduire des solutions de désinfection hospitalière par nanotechnologie à travers sa société. Mais sur le terrain, le retour au pays reste semé d’obstacles « Nos containers de matériel médical sont bloqués pendant des mois. On nous parle d’incitations au retour des cerveaux, mais les procédures sont kafkaïennes. Il faut une vraie volonté politique. »
À ses côtés, Fatou Diako, présidente de l’association HAMEF basée à Naples, rappelle que les femmes migrantes sont trop souvent reléguées à des rôles subalternes dans l’imaginaire collectif « On nous voit comme des victimes ou des aides ménagères. Pourtant, nous créons des structures, nous formons des jeunes, nous soutenons nos villages », souligne-t-elle.
À travers son organisation, elle a déjà formé plus de 200 jeunes aux métiers du numérique, tout en initiant un jumelage culturel entre Naples et Broudoumé « Les Napolitains défendent leur langue avec passion, comme nous défendons le bété. Il y a des ponts culturels à construire, pas des murs. »
En ligne depuis l’Italie, plusieurs voix du monde des médias sont venues renforcer ce plaidoyer en faveur d’un changement de narratif. Anna Pozzi, journaliste au quotidien Avvenire, s’est montrée particulièrement critique envers le traitement médiatique dominant « Le mot “migrant” est systématiquement accolé à “clandestin” ou “urgence” dans nos rédactions. Jamais à “entrepreneur” ou “pionnier”. Cette rencontre m’ouvre les yeux. Nous avons une responsabilité de raconter autrement », confie-t-elle.
Son enquête récente montre que les Ivoiriens de Milan créent trois fois plus d’entreprises que la moyenne des autres communautés migrantes « Pourtant, ces chiffres ne sont jamais repris. Ce sont des récits qui dérangent la vision misérabiliste du migrant. »
Massimiliano Verde, éditeur au quotidien Il Mattino et président de l’Académie napolitaine, partage le même constat « Quand un Alphonse réussit, on le montre comme une exception. Mais en réalité, ce sont des trajectoires reproductibles, à condition de créer un écosystème de soutien et de reconnaissance. »
Zago Francis, président de la MUDEB, a rappelé que cette diaspora active ne se limite pas aux discours. Les réalisations à Broudoumé parlent d’elles-mêmes : 1 200 kits scolaires distribués, un forage d’eau potable réalisé, un lycée en cours de construction. Mais les défis restent colossaux « Nous avons un médecin qui ne peut venir que deux fois par semaine faute de logement. La route est impraticable, certains malades meurent avant d’atteindre l’hôpital. On ne peut pas continuer sans soutien structurel. »
La rencontre s’est conclue sur des engagements concrets : un projet d’observatoire médiatique binational est en gestation, ainsi qu’un programme d’échange entre journalistes ivoiriens et italiens pour permettre un traitement plus juste des réalités migratoires.
L’anthropologue Marzia Mauriello, également présente en ligne, a plaidé pour un rééquilibrage des priorités de l’Union européenne « L’UE dépense des millions dans les centres de rétention, mais ignore ces micro-projets qui transforment réellement des vies. C’est une aberration humaine, sociale et économique. »
Ce dialogue transcontinental a mis en lumière une vérité incontournable : derrière les chiffres de la migration se trouvent des individus aux projets solides, aux engagements profonds, et aux histoires puissantes « Ce n’est pas une opposition Nord-Sud ou Noirs-Blancs. C’est une histoire humaine, celle de femmes et d’hommes qui bâtissent des ponts », conclut Anna Pozzi.
Et comme le résume si bien Fatou Diako : « La clé, c’est de savoir d’où l’on vient. C’est en restant enracinés qu’on peut vraiment s’élever. ».
Jb

