Le 16 septembre 2023, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont signé la Charte du Liptako-Gourma, donnant naissance à l'Alliance des États du Sahel (AES).
Cette organisation, qui se veut une alternative à la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), ambitionne de redessiner les équilibres politiques et sécuritaires de la région.
D'abord pacte de défense commune face aux menaces d'intervention militaire extérieure, les trois pays ont finalisé la création de la confédération en juillet 2024 et en ont élargi le champ d'intégration.
Les trois régimes militaires ont voulu dépasser le simple front sécuritaire pour bâtir un espace politique et économique commun.
Deux ans plus tard, un constat s'impose : derrière les grands symboles d'union, la quête de souveraineté se heurte à des défis sécuritaires persistants, une économie fragile et des critiques internationales nourries par les atteintes aux droits humains et à la liberté d'expression.
- Les pays de l'AES se retirent comme annoncé de la Cedeao. Que se passera-t-il ensuite ?
- La Cedeao ratifie la sortie des trois pays de l'Alliance du Sahel mais la médiation continue
- Ce que les dirigeants de l'AES décident pour les citoyens de la CEDEAO
Comment l'AES est née ?
« L'AES incarne notre souveraineté retrouvée », a résumé le général Nigérien Abdourahamane Tchiani président du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP), au moment de la signature.
Le 16 septembre 2023, à Niamey, Bamako et Ouagadougou, les chefs militaires au pouvoir au Burkina Faso, au Mali et au Niger scellaient leur destin commun en lançant l'Alliance des États du Sahel (AES).
A l'origine, l'AES s'est présentée comme une réponse défensive contre d'éventuelles menaces de rébellion armée ou d'agression extérieure.
La création de l'AES fait suite à des années de troubles politiques et d'insurrections djihadistes persistantes qui ont ravagé la région du Sahel. Historiquement, ces pays ont largement dépendu de partenaires internationaux comme la France et l'Union européenne pour leur soutien militaire, à travers des initiatives comme l'opération Barkhane et la force du G5 Sahel.
Cependant, le mécontentement face aux interventions étrangères, conjugué à une montée du nationalisme et à des prises de pouvoir militaires, a conduit à la formation d'un bloc régional capable de répondre directement à leurs défis sans influence extérieure.
En juillet 2023, la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) brandissait la menace d'une intervention militaire au Niger pour rétablir le président Mohamed Bazoum, renversé par un coup d'État.
Le Niger s'est alors replié sur ses voisins déjà en rupture avec la CEDEAO, pour une réponse commune à cette menace.
Les juntes au pouvoir à Bamako, Niamey et Ouagadougou ont choisi la solidarité militaire et l'émancipation vis-à-vis de l'espace régional ouest-africain qu'elles jugent hostile.
« Dans le contexte géopolitique actuel, l'AES constitue le seul regroupement sous-régional efficient dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. De ce fait, l'AES seule nous permet de faire face aux menaces terroristes comme aucune autre structure régionale, internationale ne l'a fait auparavant », a déclaré le général Tchiani dans son discours d'ouverture du sommet, le 6 juillet 2024.
En moins d'un an, l'alliance militaire s'est muée en Confédération.
Cette transformation intervenue le 6 juillet 2024 à Niamey, visait à aller au-delà d'un simple accord militaire pour bâtir un espace politique et économique commun.
« La confédération de l'AES consacrera ainsi à l'aboutissement des aspirations de nos populations à sceller sur le socle de notre espace sahélien, une union d'Etats partageant les mêmes défis et les mêmes ambitions, en un mot le même destin », a estimé le général Tchiani.
Les trois pays sous le coup des sanctions imposées par la CEDEAO après leurs coups d'État, accusent l'organisation régionale d'être influencée par les puissances occidentales, notamment la France, et de ne pas répondre aux urgences sécuritaires.
En un temps record, l'AES a multiplié les instruments de souveraineté :
- un hymne confédéral intitulé Sahel Benkan, entonné pour la première fois en juillet 2024;
- un passeport biométrique commun censé faciliter la mobilité ;
- une chaîne de radio et de télévision confédérales, destinée à forger un récit médiatique partagé ;
- et surtout l'annonce d'un Parlement confédéral, encore embryonnaire, censé donner une légitimité politique à l'ensemble.
« C'est une révolution symbolique mais il reste à transformer ces symboles en outils efficaces de gouvernance », commente Boubacar Ba, chercheur malien, spécialiste des questions sécuritaires et de gouvernance.
Conséquences de la rupture avec la CEDEAO
Mais cette rupture a un coût. Frontières plus lourdes, flux commerciaux perturbés, mobilité entravée pour des millions de citoyens habitués à voyager sans visa dans l'espace CEDEAO.
« La femme commerçante qui vend ses tomates entre le Niger et le Bénin paie le prix fort de cette décision politique », souligne une analyste du Policy Center for the New South.
Pour Bah Traoré, chargé de recherche à WATHI, l'enclavement reste le premier frein pour une indépendance économique, notamment à l'égard de la CEDEAO.
« Un des obstacles majeurs auxquels l'AES doit faire face est l'enclavement géographique de ses membres. Sans accès direct à la mer, ces pays sahéliens dépendent de leurs voisins côtiers pour accéder aux marchés internationaux, ce qui fragilise leur capacité à véritablement s'autonomiser. »
« Les relations entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont récemment été marquées par des rivalités et des tensions diplomatiques, et la rapidité avec laquelle ces pays ont convergé vers l'AES peut être perçue comme une stratégie de survie, plutôt qu'un réel engagement à long terme. », selon M.Traoré, analyste des questions politiques et sécuritaires au Sahel.
Malgré les promesses et les engagements déclinés par les chefs militaires des trois pays, dans les faits la situation économique ne s'est guère améliorée et la vie quotidienne reste précaire pour une grande partie des populations.
La situation sécuritaire est particulièrement fragile, l'AES est confrontée à une insécurité préoccupante, notamment au Mali et au Burkina Faso, où de vastes zones rurales échappent encore au contrôle de l'Etat.
Une situation sécuritaire alarmante
La Charte du Liptako-Gourma prévoit une défense collective : toute attaque contre l'un des membres sera considérée comme une agression contre tous.
Concrètement, Bamako, Ouagadougou et Niamey veulent mutualiser leurs forces pour sécuriser les frontières, mener des opérations conjointes et réduire leur dépendance aux interventions étrangères.
En dépit des promesses martelées par les juntes au pouvoir, les attaques jihadistes se multiplient, frappant aussi bien les civils que les forces armées.
Selon un rapport récent du Projet sur les menaces critiques (Critical Threats Project), le Sahel concentre désormais près de 40 % des attaques terroristes enregistrées sur le continent africain en 2025, avec un bilan humain qui ne cesse d'augmenter.
Depuis le début de l'année, les groupes armés affiliés à Al-Qaïda et à l'État islamique ont intensifié leurs opérations. Bombardements, embuscades, assassinats ciblés, attentats-suicides : les méthodes se diversifient pour maintenir un climat de peur permanent.
Au Niger, la région de Tillabéri, proche de la frontière malienne, est devenue une zone quasi inaccessible, où les attaques contre les convois humanitaires et les camps militaires se succèdent sans relâche.
Au Mali, malgré la présence de plusieurs missions internationales — dont la Minusma et la force Barkhane remplacée par une coalition africaine — les groupes jihadistes contrôlent encore de vastes territoires, notamment dans le centre et le nord du pays.
Le Burkina Faso, théâtre d'une grave crise sécuritaire depuis plusieurs années, voit aussi ses provinces de l'Est et du Sahel subir des attaques quasi quotidiennes, provoquant des déplacements massifs de populations.
Face à cette escalade, les trois régimes militaires, alliés au sein de l'AES, peinent à imposer un contrôle effectif. Les forces armées nationales souffrent de plusieurs handicaps majeurs : manque d'équipement moderne et faible coordination entre les armées, insuffisance de formation, problèmes logistiques et sous-effectifs.
Pour certains experts, la crise sécuritaire est également le symptôme d'un échec politique plus large, qui mêle absence de gouvernance, marginalisation des populations et crise économique.
Malgré la coordination affichée au sein de l'AES, les réponses militaires restent fragmentées.
Les relations tendues entre les pays membres, le retrait des forces françaises et européennes, ainsi que la montée en puissance de nouvelles puissances comme la Russie compliquent davantage la donne.
Souveraineté économique et quête d'indépendance monétaire
Sur le plan économique, l'AES revendique une rupture avec le modèle extractif hérité de la colonisation.
L'une des premières mesures phares adoptées récemment par ces régimes est la nationalisation progressive des sites miniers stratégiques, notamment dans les secteurs de l'uranium, de l'or et du lithium, ressources essentielles à l'économie locale.
Le Mali a nationalisé plusieurs sites aurifères, le Burkina et le Niger renforcent la tutelle sur leurs ressources stratégiques (uranium, or, manganèse).
Au Niger, premier producteur mondial d'uranium, cette décision vise à garantir une meilleure redistribution des revenus tirés des ressources naturelles au profit des populations.
Cette politique intervient dans un contexte où les compagnies étrangères dominaient historiquement ces secteurs, avec un impact jugé limité sur le développement local. Les autorités souhaitent ainsi renforcer leur mainmise et assurer une exploitation plus transparente et équitable.
Parallèlement, les pays de l'AES envisagent de rompre avec le franc CFA, monnaie héritée de la période coloniale et adossée à l'euro via le Trésor français.
Ce projet ambitieux de sortie du franc CFA s'inscrit dans une volonté affichée de recouvrer une autonomie monétaire et d'adapter les politiques économiques aux réalités locales, sans dépendance à une devise étrangère.
Cette transition monétaire, qui fait débat depuis plusieurs années en Afrique de l'Ouest, devra être menée avec prudence pour éviter toute instabilité, et se traduira notamment par la création d'une nouvelle monnaie commune à la zone AES.
Pour accompagner ces transformations, les États membres préparent aussi la mise en place d'une Banque confédérale d'investissement et de développement (BCID).
Cette institution aura pour mission de financer les projets d'infrastructures, soutenir les PME locales, et promouvoir un développement économique harmonieux dans la région.
Cette démarche traduit une volonté de construire une économie plus intégrée, moins dépendante de l'extérieur, et mieux à même de répondre aux besoins spécifiques des populations sahéliennes.
Cependant cette volonté souverainiste se heurte à un contexte difficile, marqué par des crises sécuritaires récurrentes, des pressions internationales et des fragilités institutionnelles.
Liberté d'expression étouffée, droits humains sous forte pression
Deux ans après la mise sur pied de l'Alliance des Etats Sahéliens, les promesses initiales des régimes militaires laissent place à un constat préoccupant : selon plusieurs organisations de défense des droits humains, la situation des libertés fondamentales se détériore rapidement dans ces trois pays.
Dans un rapport conjointement relayé par Amnesty International et Human Rights Watch, des atteintes systématiques à la liberté d'expression, aux droits des détenus et à l'espace civique sont dénoncées.
Niger
Depuis le renversement du président Mohamed Bazoum le 26 juillet 2023, les autorités militaires nigériennes ont suspendu la Constitution et instauré un régime d'exception. Le chef de l'État déchu, sa famille et plusieurs anciens ministres sont toujours détenus sans procès.
Amnesty International qualifie ces détentions d'arbitraires, et dénonce la violation répétée des décisions de justice, notamment celle rendue par la Cour de justice de la CEDEAO, qui a ordonné leur libération immédiate.
Dans les médias et la société civile, la situation est alarmante : plusieurs journalistes et activistes critiques ont été arrêtés, certains mis sur liste noire ou forcés à l'exil. La liberté d'expression est sévèrement restreinte, avec un climat d'autocensure généralisée, souligne Human Rights Watch.
Mali
Au Mali, dirigé depuis mai 2021 par le Général Assimi Goïta, les atteintes aux droits humains sont également bien documentées.
Selon Amnesty International, des journalistes, des blogueurs et des opposants politiques ont été arrêtés ou harcelés pour avoir critiqué le gouvernement de transition.
La suspension ou la fermeture de médias indépendants, comme Radio France Internationale et France 24, illustre une politique de contrôle de l'information.
Les autorités maliennes invoquent régulièrement la nécessité de défendre la nation contre « les ingérences extérieures et le terrorisme » mais pour les ONG, cette rhétorique sert surtout à légitimer la répression.
Burkina Faso
Sous le capitaine Ibrahim Traoré, au pouvoir depuis septembre 2022, le Burkina Faso s'illustre par une volonté de rupture avec les anciennes puissances partenaires, mais aussi par un resserrement de l'espace démocratique.
Human Rights Watch alerte sur la multiplication des violations :
- Suspension prolongée des partis politiques ;
- Arrestations arbitraires de journalistes et de membres de la société civile ;
- Pressions sur les médias locaux et étrangers.
Des lois récemment adoptées permettent de criminaliser la critique du gouvernement ou de l'armée. Plusieurs journalistes, comme Newton Ahmed Barry, ont signalé des menaces de mort ou des campagnes de dénigrement orchestrées sur les réseaux sociaux.
Amnesty International note pour sa part que « la lutte contre le terrorisme ne peut pas justifier une suspension durable des droits fondamentaux ».
Ces pratiques répressives, désormais documentées dans les trois pays de l'Alliance des États du Sahel (AES), suscitent l'inquiétude croissante de la communauté internationale. Les ONG dénoncent une dérive autoritaire régionale, où les libertés individuelles sont sacrifiées au nom de la souveraineté et de la sécurité.
« Ce que l'on observe au Sahel, c'est l'instauration progressive d'un régime de silence et de peur, où toute critique devient suspecte, voire criminelle », résume Human Rights Watch qui dénonce un rétrécissement de l'espace civique.
Dans ces contextes, les appels à la libération des prisonniers politiques, au rétablissement des libertés civiles et à la tenue d'élections crédibles se heurtent à un silence persistant des autorités militaires.
Une alliance encore fragile
Deux ans après sa création, l'AES n'a pas encore prouvé qu'elle peut transformer le Sahel en espace de sécurité et de prospérité. Elle a en revanche réussi à imposer un imaginaire souverainiste puissant, qui séduit une partie de la jeunesse.
Pour l'heure, l'alliance reste un projet jeune et fragile, avec des moyens militaires et financiers limités. Ses armées sont éprouvées par des années de combats, ses économies fragiles et enclavées, et ses régimes soumis à une forte pression internationale.
Les observateurs soulignent que la réussite de ce bloc sahélien dépendra de sa capacité à améliorer concrètement la sécurité et à améliorer durablement les conditions de vies des populations, très affectées par la pauvreté et les violences.
- Taxe de 0,5% sur les importations : l'AES renforce-t-elle son autonomie économique ?
- Bassirou Diomaye Faye a-t-il des atouts pour faire revenir les trois pays de l’AES dans la CEDEAO ?

