C'est le plus beau coup de marketing politique qu'on ait vu depuis longtemps. Un concept fédérateur, servi par une organisation sans faille, dans un contexte tout ce qu'il y a de porteur. En créole, cela s'appelle la "pwofitasyon". Profits abusifs, exploitation outrancière, les tentatives de traduction ne manquent pas pour définir les raisons de la colère ; goinfrerie serait peut-être le terme le plus approprié; celle dont font preuve les sociétés qui tiennent l'économie insulaire, souvent aux mains de descendants de colons (voir encadré page 35), avec pour conséquence un coût de la vie supérieure d'un tiers à ce qu'il est en métropole.
Il a suffi que le collectif Lyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) appelle à une grève générale le 20 janvier pour que l'île soit en quelques heures saisie d'un engourdissement qui a rapidement tourné à la paralysie. Véritable poumon de l'économie locale, le tourisme est mis à mal : la saison bat son plein, mais les hôtels ferment les uns après les autres faute de clients ou parce que le personnel ne peut offrir les prestations attendues. À Pointe-à-Pitre, la rue Frébault, principale artère commerçante, est déserte pour cause de rideaux de fer baissés. En périphérie, la zone industrielle de Jarry et les centres commerciaux sont frappés du même mal. Tout comme les établissements scolaires et l'université des Antilles, dont les élèves et les étudiants pratiquent l'école buissonnière depuis fin janvier. Et ce qui est vrai de Pointe-à-Pitre l'est dans des proportions à peine moindres du reste du département, qu'il s'agisse de Grande-Terre ou de Basse-Terre.
C'est finalement autour des barrages dressés par les militants du LKP et aux abords de la vingtaine de stations-service encore ouvertes que se manifeste la plus grande animation. Des files d'attente s'allongent à toute heure du jour, les conducteurs devant parfois patienter plusieurs heures avant d'avoir accès au carburant : "Je suis déjà venu hier, se désole un chauffeur de taxi, mais mon réservoir a été siphonné dans la nuit." Le mouvement n'est pas né par génération spontanée. À la mi-décembre, le LKP a lancé un ultimatum pour obtenir une baisse des prix à la pompe, restés obstinément élevés alors que le cours du brut avait été divisé par trois depuis l'été. Dès lors, les animateurs de LKP disposaient d'un mois avant le début de la grève générale pour transformer cette formation embryonnaire en un puissant collectif au service d'une cause sociale, mais aussi identitaire.
À l'Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG), qui a remporté la majorité absolue aux dernières élections prud'homales, et à la quasi-totalité des autres formations syndicales sont venus s'ajouter des groupes alternatifs et de nombreuses formations culturelles. Au bout du compte, un agrégat de 49 structures différentes, représentant une majorité écrasante de la population guadeloupéenne. Avec les avantages et les inconvénients que cette diversité implique : une capacité à ratisser très large, mais aussi la nécessité de s'en tenir au plus petit commun dénominateur, frustrante pour certains. Ainsi la question de l'indépendance de la Guadeloupe est-elle taboue, alors que l'UGTG la revendique ouvertement. Il ne restait plus qu'à trouver une figure suffisamment légitime et charismatique susceptible de mener cette troupe à la bataille. Élie Domota avait déjà la légitimité en sa qualité de secrétaire général de l'UGTG. Et le charisme lui est venu assez rapidement. Carrure de rugbyman qu'enveloppent généralement des tee-shirts de couleur vive et à fort contenu politique, fine moustache qui coiffe parfois un sourire, plus souvent une expression de gravité, à 42 ans, Domota a vite appris les codes qui régissent sa nouvelle fonction.
Didactique lors des entretiens, théâtral juste ce qu'il faut dans la négociation, capable de galvaniser les foules sans pour autant élever la voix lorsqu'il est sur une estrade, ce directeur adjoint de l'ANPE qui est passé par les Jeunesses ouvrières chrétiennes peut compter sur une logistique rodée, comme l'a prouvé la manifestation organisée le 14 février au Moule, une localité située sur la côte est de l'île.
Pouvoir de mobilisation
Il y a quelque chose de subliminal dans le calendrier fixé par le LKP. Le début de la grève générale aurait pu être fixé à un autre moment, mais si le 20 janvier a été retenu, c'est assurément parce que cette date correspondait également à l'intronisation de Barack Obama, premier Afro-Américain à accéder à la Maison-Blanche. Le jour de la première rencontre avec le secrétaire d'État à l'outre-mer, Yves Jégo, n'est pas anodin non plus : le 4 février, anniversaire de l'abolition de l'esclavage en 1794. Samedi 14 février, l'objectif du rendez-vous était plus clairement affiché. Il s'agissait de rendre hommage à quatre ouvriers agricoles en grève, tués dans ce village par les forces de l'ordre cinquante-sept ans plus tôt, jour pour jour. Et prouver au passage qu'après quatre semaines d'un conflit usant, le LKP n'avait rien perdu de son pouvoir de mobilisation. Une démonstration de force tranquille qui allait doucher les espoirs de pourrissement nourris par les adversaires de Lyannaj. Plus de 10.000 personnes (sur une île qui compte moins de 500.000 habitants) ont ainsi défilé sur un mode festif sans que le moindre incident soit à déplorer, les hommes du service d'ordre, reconnaissables à leur polo "Sécurité LKP", veillant à ce que rien ne vienne gâcher la fête. Deux jours plus tard, le collectif a administré une nouvelle preuve de ses capacités opérationnelles, mais dans un registre plus percutant. Domota a averti que, faute d'un accord sur le principal point d'achoppement, une augmentation de 200 euros pour les bas salaires, cette semaine serait celle de l'escalade. Ses hommes ont tenu parole, dressant à nouveau des barrages sur les principales routes de l'île, comme ils l'avaient fait au début de la grève.
Personne n'a jamais douté de la possibilité, pour le LKP, de jouer sur les deux tableaux, mais tout indique, après un mois de bras de fer, que la manière forte est désormais privilégiée. La nécessité de maintenir un rapport de force favorable incite le collectif à privilégier les moyens coercitifs. Premiers visés, les commerçants qui refusent de se plier aux ordres de fermeture.
Rideau baissé ou pillage organisé
"Les hommes du LKP procèdent toujours de la même manière, témoigne l'un d'eux sous le couvert de l'anonymat. Ils viennent à plusieurs et expliquent que, si on ne boucle pas, ça sera ouvert à tout le monde ; bref, c'est rideau baissé ou pillage organisé." Et gare à ceux qui résistent ou affichent publiquement leur désaccord. À Sainte-Anne, station balnéaire proche de Pointe-à-Pitre, le gérant d'un magasin de photos s'est fait rosser par les gros bras du collectif pour avoir refusé d'obéir à leurs injonctions. Puis, ça a été au tour des entreprises de la zone industrielle de recevoir ce genre de visites dissuasives. Parallèlement, le LKP a opéré un glissement d'ordre dialectique, la dimension communautaire semblant prendre le pas sur la revendication sociale. Ce faisant, il joue sur du velours. Les propos aberrants tenus sur Canal+ par Alain Huyghues-Despointes, un vieux béké martiniquais hostile au métissage par souci de "préserver" sa race, risquent de lui valoir une condamnation pour incitation à la haine raciale, mais le mal est fait : les Antillais sont tentés d'en conclure que, décidément, rien ne changera jamais sous le soleil. Par ailleurs, l'absence de toute référence à la crise guadeloupéenne au cours de la prestation télévisée de Nicolas Sarkozy a également choqué une population qui garde une certaine nostalgie de l'intérêt que lui portait Jacques Chirac. Et les accusations de double langage portées contre Yves Jégo, qui se serait engagé sur les fameux 200 euros (ce qu'il dément) avant de regagner Paris, trouvent ici des oreilles attentives. "Autour de la table des négociations, vous avez des Guadeloupéens d'origines africaine et indienne qui revendiquent face à l'État et au patronat, qui sont à 99 % des personnes dites blanches. [...] Il faudra qu'une frange de ce patronat qui a toujours pensé que la compétence était blanche finisse par admettre que nous ne sommes plus dans l'ex-Afrique du Sud", avertissait le week-end dernier, dans le quotidien France-Antilles, une spécialiste des conflits sociaux insulaires, Patricia Braflan-Trobo.
Source : lepoint.fr
Il a suffi que le collectif Lyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) appelle à une grève générale le 20 janvier pour que l'île soit en quelques heures saisie d'un engourdissement qui a rapidement tourné à la paralysie. Véritable poumon de l'économie locale, le tourisme est mis à mal : la saison bat son plein, mais les hôtels ferment les uns après les autres faute de clients ou parce que le personnel ne peut offrir les prestations attendues. À Pointe-à-Pitre, la rue Frébault, principale artère commerçante, est déserte pour cause de rideaux de fer baissés. En périphérie, la zone industrielle de Jarry et les centres commerciaux sont frappés du même mal. Tout comme les établissements scolaires et l'université des Antilles, dont les élèves et les étudiants pratiquent l'école buissonnière depuis fin janvier. Et ce qui est vrai de Pointe-à-Pitre l'est dans des proportions à peine moindres du reste du département, qu'il s'agisse de Grande-Terre ou de Basse-Terre.
C'est finalement autour des barrages dressés par les militants du LKP et aux abords de la vingtaine de stations-service encore ouvertes que se manifeste la plus grande animation. Des files d'attente s'allongent à toute heure du jour, les conducteurs devant parfois patienter plusieurs heures avant d'avoir accès au carburant : "Je suis déjà venu hier, se désole un chauffeur de taxi, mais mon réservoir a été siphonné dans la nuit." Le mouvement n'est pas né par génération spontanée. À la mi-décembre, le LKP a lancé un ultimatum pour obtenir une baisse des prix à la pompe, restés obstinément élevés alors que le cours du brut avait été divisé par trois depuis l'été. Dès lors, les animateurs de LKP disposaient d'un mois avant le début de la grève générale pour transformer cette formation embryonnaire en un puissant collectif au service d'une cause sociale, mais aussi identitaire.
À l'Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG), qui a remporté la majorité absolue aux dernières élections prud'homales, et à la quasi-totalité des autres formations syndicales sont venus s'ajouter des groupes alternatifs et de nombreuses formations culturelles. Au bout du compte, un agrégat de 49 structures différentes, représentant une majorité écrasante de la population guadeloupéenne. Avec les avantages et les inconvénients que cette diversité implique : une capacité à ratisser très large, mais aussi la nécessité de s'en tenir au plus petit commun dénominateur, frustrante pour certains. Ainsi la question de l'indépendance de la Guadeloupe est-elle taboue, alors que l'UGTG la revendique ouvertement. Il ne restait plus qu'à trouver une figure suffisamment légitime et charismatique susceptible de mener cette troupe à la bataille. Élie Domota avait déjà la légitimité en sa qualité de secrétaire général de l'UGTG. Et le charisme lui est venu assez rapidement. Carrure de rugbyman qu'enveloppent généralement des tee-shirts de couleur vive et à fort contenu politique, fine moustache qui coiffe parfois un sourire, plus souvent une expression de gravité, à 42 ans, Domota a vite appris les codes qui régissent sa nouvelle fonction.
Didactique lors des entretiens, théâtral juste ce qu'il faut dans la négociation, capable de galvaniser les foules sans pour autant élever la voix lorsqu'il est sur une estrade, ce directeur adjoint de l'ANPE qui est passé par les Jeunesses ouvrières chrétiennes peut compter sur une logistique rodée, comme l'a prouvé la manifestation organisée le 14 février au Moule, une localité située sur la côte est de l'île.
Pouvoir de mobilisation
Il y a quelque chose de subliminal dans le calendrier fixé par le LKP. Le début de la grève générale aurait pu être fixé à un autre moment, mais si le 20 janvier a été retenu, c'est assurément parce que cette date correspondait également à l'intronisation de Barack Obama, premier Afro-Américain à accéder à la Maison-Blanche. Le jour de la première rencontre avec le secrétaire d'État à l'outre-mer, Yves Jégo, n'est pas anodin non plus : le 4 février, anniversaire de l'abolition de l'esclavage en 1794. Samedi 14 février, l'objectif du rendez-vous était plus clairement affiché. Il s'agissait de rendre hommage à quatre ouvriers agricoles en grève, tués dans ce village par les forces de l'ordre cinquante-sept ans plus tôt, jour pour jour. Et prouver au passage qu'après quatre semaines d'un conflit usant, le LKP n'avait rien perdu de son pouvoir de mobilisation. Une démonstration de force tranquille qui allait doucher les espoirs de pourrissement nourris par les adversaires de Lyannaj. Plus de 10.000 personnes (sur une île qui compte moins de 500.000 habitants) ont ainsi défilé sur un mode festif sans que le moindre incident soit à déplorer, les hommes du service d'ordre, reconnaissables à leur polo "Sécurité LKP", veillant à ce que rien ne vienne gâcher la fête. Deux jours plus tard, le collectif a administré une nouvelle preuve de ses capacités opérationnelles, mais dans un registre plus percutant. Domota a averti que, faute d'un accord sur le principal point d'achoppement, une augmentation de 200 euros pour les bas salaires, cette semaine serait celle de l'escalade. Ses hommes ont tenu parole, dressant à nouveau des barrages sur les principales routes de l'île, comme ils l'avaient fait au début de la grève.
Personne n'a jamais douté de la possibilité, pour le LKP, de jouer sur les deux tableaux, mais tout indique, après un mois de bras de fer, que la manière forte est désormais privilégiée. La nécessité de maintenir un rapport de force favorable incite le collectif à privilégier les moyens coercitifs. Premiers visés, les commerçants qui refusent de se plier aux ordres de fermeture.
Rideau baissé ou pillage organisé
"Les hommes du LKP procèdent toujours de la même manière, témoigne l'un d'eux sous le couvert de l'anonymat. Ils viennent à plusieurs et expliquent que, si on ne boucle pas, ça sera ouvert à tout le monde ; bref, c'est rideau baissé ou pillage organisé." Et gare à ceux qui résistent ou affichent publiquement leur désaccord. À Sainte-Anne, station balnéaire proche de Pointe-à-Pitre, le gérant d'un magasin de photos s'est fait rosser par les gros bras du collectif pour avoir refusé d'obéir à leurs injonctions. Puis, ça a été au tour des entreprises de la zone industrielle de recevoir ce genre de visites dissuasives. Parallèlement, le LKP a opéré un glissement d'ordre dialectique, la dimension communautaire semblant prendre le pas sur la revendication sociale. Ce faisant, il joue sur du velours. Les propos aberrants tenus sur Canal+ par Alain Huyghues-Despointes, un vieux béké martiniquais hostile au métissage par souci de "préserver" sa race, risquent de lui valoir une condamnation pour incitation à la haine raciale, mais le mal est fait : les Antillais sont tentés d'en conclure que, décidément, rien ne changera jamais sous le soleil. Par ailleurs, l'absence de toute référence à la crise guadeloupéenne au cours de la prestation télévisée de Nicolas Sarkozy a également choqué une population qui garde une certaine nostalgie de l'intérêt que lui portait Jacques Chirac. Et les accusations de double langage portées contre Yves Jégo, qui se serait engagé sur les fameux 200 euros (ce qu'il dément) avant de regagner Paris, trouvent ici des oreilles attentives. "Autour de la table des négociations, vous avez des Guadeloupéens d'origines africaine et indienne qui revendiquent face à l'État et au patronat, qui sont à 99 % des personnes dites blanches. [...] Il faudra qu'une frange de ce patronat qui a toujours pensé que la compétence était blanche finisse par admettre que nous ne sommes plus dans l'ex-Afrique du Sud", avertissait le week-end dernier, dans le quotidien France-Antilles, une spécialiste des conflits sociaux insulaires, Patricia Braflan-Trobo.
Source : lepoint.fr