Interview / Narcisse Kuyo Tea (pdt Africa Sports): “Il faut un débat national autour du football ivoirien”

Encadrement technique et élimination précoce de l`Africa, événement tragique du 29 mars 2009, potentialités de la sélection nationale de Côte d`Ivoire, débat sur le football ivoirien… C`est, entre autres, sur ces différents sujets que le président des Vert et Rouge, Narcisse Kuyo Téa, s`est prononcé dans cet entretien.

Vous venez de solliciter les services de deux autres techniciens italiens, Gianni Bortoletto (coach principal) et Lorenzo Cresta (adjoint et joueur). Quelle est la durée du contrat ?
Notre objectif, avec eux, c`est de les laisser finir la saison en cours. Et après, nous apprécierons. Les démarches se sont faites dans l`urgence. Au terme du championnat, nous allons revoir les clauses pour repartir.

Quels sont les objectifs que vous visez avec les deux techniciens ?
Ils ont le leur, nous avons le nôtre. Mon premier objectif, c`est de faire en sorte qu`il y ait deux techniciens bien qualifiés dans l`encadrement technique de l`Africa Sports. L`adjoint de Gianni, Lorenzo, est un jeune de 28 ans qui a joué en 1ère division en Europe ; il veut embrasser la carrière d`entraîneur. S`il a la possibilité de jouer avec nous, nous ferons l`effort pour le qualifier pour montrer qu`on peut faire jouer un Italien dans le championnat ivoirien. Il va nous apporter ce qu`il sait pour servir de leçon aux autres.

D`aucuns penseraient que c`est parce qu`il est en fin de carrière qu`il a accepté de jouer en Côte d`Ivoire…
On n`est pas fini à 28 ans. A l`Africa, nous avons en ce moment, des joueurs de 32 et 33 ans. L`expérience est tellement particulière que j`espère qu`il donnera les résultats escomptés. Si ça se passe mal, on avisera. Mais il faut qu`on puisse nous aussi recruter en Europe.

Quel sort réservez-vous à Gba Bernadin qui a tenu l`équipe après le départ de Toto Nobile ?
Gba Bernadin reste toujours entraîneur adjoint. C`est grâce à lui que, quand je suis arrivé en 2006, nous avions pu nous en sortir bien. Quand j`arrivais en son temps, il était déjà là avec Perreira. Gba Bernadin a été le seul à accepter de rester malgré les difficultés en 2006. Et quand les entraîneurs italiens sont arrivés, je lui ai demandé d`apprendre auprès d`eux. Parce qu`objectivement, ils ont une meilleure formation que lui. Ce qu`il reconnaît. Les acquis obtenus en Italie nous permettent d`envoyer des Ivoiriens pour s`y former. Gba Bernadin et certains de ses camarades partiront en Italie pour se recycler, pour que dans le futur, ils reprennent définitivement la relève. Parce qu`il faut qu`un jour, les Ivoiriens puissent prendre définitivement la relève. Mais pour l`instant, il faut les préparer. Le métier d`entraîneur est un métier qui s`apprend pendant de longues années. Gba a le temps d`apprendre et je ferai en sorte que ses collègues et lui partent se former.

Le Pca de l`Asec, Me Roger Ouégnin dit que l`Africa ne sera pas champion trois fois successivement. Qu`en pensez-vous ?
Nous n`allons pas polémiquer dessus. Mais il est légitime que chaque président souhaite être champion. Qu`il se batte pour être champion. Moi également, je me battrai pour être champion. Chacun mènera son combat pour être champion. Si le combat reste au niveau sportif, c`est une bonne chose.

On dit de l`Africa qu`il n`a pas un comité directeur digne de ce nom ?
C`est un sujet qui me gêne et je n`ai pas envie d`en parler dans la presse. Mais il faut simplement mener une enquête pour vérifier si l`Africa n`a pas de comité directeur. Les gens font comme s`ils connaissent les comités directeurs des autres clubs. Qu`on publie le comité directeur des autres clubs pour qu`on le sache. L`Africa Sports à des collaborateurs. Mais nous sommes dans une société où, comme on le dit, on préfère avoir affaire au bon Dieu qu`à ses anges. La preuve est que depuis décembre 2008, c`est la 1ère fois que je donne une interview. Ce sont mes collaborateurs Alexis Vagba, Assémian Kassi…qui interviennent. Mais il ne faut pas tomber dans les considérations de certains qui, quand ils n`ont pas leur copain dans un bureau, c`est qu`il n`y a pas de bureau.

Les supporters de l`Africa, après l`élimination précoce de leur équipe, craignent parce qu`ils n`ont que le championnat pour sauver leur saison. Qu`avez-vous à leur dire ?
C`est normal que les supporters soient inquiets. Après deux défaites, c`est normal qu`ils s`inquiètent. C`est nous qui devons leur donner toujours des explications. Le pire qui puisse arriver à un malade, c`est quand il n`a pas de médecin. Il faut un bon médecin, qui puisse faire un bon diagnostic et par la suite, le malade doit avoir de l`argent pour payer les médicaments. Dans notre cas, nous avons diagnostiqué tous les maux de l`Africa avec des médecins compétents. Mais nous, les dirigeants, nous n`avons pas les moyens pour acheter les médicaments. Voilà où nous en sommes. Je l`ai déjà dit, l`Africa a des problèmes de moyens financiers. C`est une réalité sérieuse. Il n`est pas normal qu`un seul individu mette entièrement son argent dans un club. On peut le faire pendant un temps ; mais il faut d`autres formules. Les clubs sont devenus de très grosses entreprises qui ne peuvent plus être supportés par un seul individu. Il y a des clubs dont les budgets avoisinent 10 ou 15 milliards de F cfa. Une seule personne ne peut les avoir. Mon objectif, ce n`est pas de m`investir seul, totalement.

Etes-vous surpris de votre élimination précoce en Ligue des Champions ?
Je ne suis pas surpris de notre élimination précoce. Je ne suis pas surpris ne veut pas dire je m`en fous. Je suis un homme réaliste. On ne gagne pas la Ligue des Champions dans n`importe quelle condition. On ne peut pas demander à un enfant qui a eu beaucoup de peine à passer au Cm2 d`aller passer le Bepc. L`équipe est partie une semaine avant le match, en Zambie. Mais ça ne suffit pas pour s`acclimater. Je ne vais pas demander aux joueurs de faire un miracle. L`élimination en Ligue des Champions ne reflète pas la qualité des joueurs de l`Africa Sports. Et il ne faut pas que les gens restent chez eux pour croire que ça va marcher tout seul.

Vous évoquez les problèmes financiers de votre équipe et dans le même temps, vous vous attachez les services de deux techniciens italiens. N`est-ce pas paradoxal ?
On n`a pas le choix, nous sommes obligés de recruter de nouveaux joueurs. C`est pareil pour l`entraîneur. Qu`il soit Ivoirien ou Italien, nous avons besoin de recruter un entraîneur. Mais celui qui peut vous donner plus de chances de gagner.

Où en êtes-vous avec le conflit qui vous oppose à la Fédération ivoirienne de Football ? Que pensez-vous de la méthode, de la façon de procéder de la Fif concernant la ponction des 17 millions sur votre dû ?
Je ne pense pas qu`il s`agit de conflit. Ce sont des réclamations que nous avions faites à la Fif après qu`elle nous a prélevé au total 17 millions de F cfa. Nous avons réclamé cet argent que nous n`avons pas encore reçu. Il y a quelque temps, nous en reparlions ; la Fif s`est engagée à nous faire appel afin que, en famille, nous trouvions une solution. Je suis pour cette formule. J`attends donc que la Fif m’appelle pour voir le sort qui est réservé à cette question. Il n`y a pas de conflit. Si on fait une réclamation, c`est parce qu`on n`est pas d`accord avec la méthode. Mais je dis qu`il vaut mieux un arrangement qu`un mauvais procès. Quand la Fif s`est proposée de prendre contact avec nous, pour que discrètement, hors de tout bruit on règle cette affaire, j`ai accepté le principe. C`est l`autorité du football ivoirien et j`attends qu`elle m`appelle pour me dire : voilà la solution que nous avons trouvée à votre réclamation. Si ça se fait dans le sens que je souhaite, je serai heureux. Et on va continuer.

Votre désaccord n`est-il pas fonction du dysfonctionnement qu`il y a au sein de la Fif ?
Je ne veux pas parler du fonctionnement de la Fif. La tension est trop forte en ce moment pour ouvrir des brèches inutiles. Nous avons la possibilité, dans notre organisation, d`en parler lors des Assemblées. Il est prévu, selon ce qui est ressorti de notre dernière rencontre avec la Fif, une Assemblée générale le 25 avril prochain. C`est la tribune qui permet aux présidents de clubs de s`exprimer.

Vous qui avez en charge le football ivoirien, vous avez, le 29 mars dernier, organisé un spectacle, Côte d`Ivoire-Malawi, qui a occasionné la mort de 19 personnes. Qu`en dites-vous ?
Je ne suis pas organisateur de spectacle. Quand un club organise un match, on peut dire qu`il organise un spectacle. Pour le drame qui vient de se passer, ce n`est pas moi l`organisateur. L`organisateur de ce qui est arrivé, c`est la Fif. Moi, pour l`instant, je ne peux que compatir à la douleur des victimes. Ce n`est plus une affaire qui ne touche que les parents des victimes. Mais c`est une affaire qui touche directement tous les Ivoiriens et les sportifs de tout le monde entier. Comme je le disais, le football est d`abord un jeu qui apporte de la gaieté aux gens. Il est fait pour les amuser, pour les distraire, pour leur apporter la joie. On ne peut pas transformer ce jeu-là à un jeu suicidaire. Il faut prendre les dispositions pour ne pas que, à la fin, ce soit un jeu suicidaire. Si non, il n`y aura plus d`importance. Parce que les règles du football n`ont pas changé. Mais le jeu est devenu plus important. C`est pour cela que je dis : nous sommes obligés de nous responsabiliser dans les organisations de ce qui est devenu un spectacle. Quand vous organisez un tournoi dans votre village, on peut appeler cela un spectacle. Néanmoins, ça ne l`est pas vraiment. Mais quand l`équipe nationale de Côte d`Ivoire joue avec Drogba, Baky…, tous connus comme de grands faiseurs de spectacle à travers le monde ; à ce niveau-là, le spectacle suscite beaucoup plus d`engouement et partant, beaucoup plus de risques. Il faut en être conscient. En Afrique, l`équipe nationale de Côte d`Ivoire est la plus regardée et c`est elle qui suscite le plus d`engouement. Alors, il faut prendre les dispositions quand elle joue.

Est-ce que vous insinuez qu`on aurait pu éviter ce drame qui est arrivé ?
On aurait pu éviter tout ! (il durcit le ton). Malheureusement, cela n`a pas été le cas. Le drame qui est survenu est trop récent. Il ne faut pas remuer le couteau dans la plaie. En ce moment, il faut plutôt compatir à la douleur des parents des victimes. Il faut les soutenir. Vous savez que depuis le début de cette catastrophe, le Président Laurent Gbagbo a diligenté une enquête. Moi, j`ai confiance qu`elle va aboutir pour que les responsabilités soient situées. Et qu`un certain nombre de décision se prenne. Pour éviter que ce qui est source de plaisir ne se transforme en une danse de sorciers. Dès lors que les enquêtes sont en cours, tous les autres commentaires ne sont plus utiles. Ce qui est arrivé doit nous amener à nous interroger. Nous devons être conscients qu`à côté du jeu, il y a un danger.

Vous qui avez une certaine expérience en matière de sécurité dans le football, comment expliquez-vous ce qui est arrivé ?
Quand un événement prend fin, on a toujours beau jeu en disant qu`on a toutes les solutions. Malheureusement, dans cette affaire tragique, nous avons perdu beaucoup d`Ivoiriens. Attendons donc les résultats des enquêtes en cours. Les spécialistes qui en ont la charge, vont nous révéler quelles ont été les failles. En ce moment-là, on pourra faire les commentaires. Avant ça, il est inutile d`en faire.

Est-ce que le stade Félix Houphouët-Boigny pourrait être fermé par la Fifa ?
Les résultats des enquêtes permettront à la Fifa d`agir. C`est possible car les règles en la matière, pour telle ou telle autre raison, peuvent suspendre le stade. Ce sera en fonction des résultats des enquêtes. Mais il faut espérer que la Côte d`Ivoire ne subisse pas trop de sanctions de la Fifa et pénaliser son football et le public ivoirien.

Le président de la Fif, Jacques Anouma devrait-il démissionner ?
Je n`en sais rien. C`est une question qui ne regarde que lui. C`est lui qui gère sa carrière, ce n`est pas moi.

Mais il y a des présidents de clubs qui voudraient qu`il démissionne…
C`est leur point de vue.

Quel est le vôtre ?
Je n`en ai pas. Dans la vie, quand vous avez des responsabilités, vous l`assumez comme bon vous semble. Si Jacques Anouma décide de poser un acte, c`est lui seul que ça regarde. Ce qui me préoccupe, c`est le football ivoirien. Je suis président de club, et je souffre d`un certain nombre de maux. Je fais en sorte qu`on le corrige dans l`intérêt du football ivoirien. Parce que le football est devenu une affaire sérieuse qu`il faut qu`on corrige un certain nombre de choses afin que ceux qui vivent du football et investissent dans le football n`en souffrent pas trop.

Que pensez-vous du football ivoirien ?
Je dirai du football ivoirien qu`il a de la matière. Mais il ne bénéficie pas suffisamment de cette matière.

Soyez plus explicite…
Cela veut dire qu`en Côte d`Ivoire, nous produisons le café, le cacao, l`or, le diamant, le pétrole…, beaucoup de ressources. Et on n`est pas riche. Parce qu`on n`a pas su gérer. La qualité de joueurs que nous avons en Côte d`Ivoire représente pour moi une mine. Que nous n`avons pas encore su bien exploiter. Dans notre pays en voie de développement, avec une population à majorité jeune et non scolarisée, s`il y a des jeunes qui ont des aptitudes physiques, techniques dans le domaine du football, il faut leur donner leur chance.

Comment devrait-on exploiter cette mine ?
J`ai été en Italie et j`ai lu l`interview de l`un des meilleurs entraîneurs du monde (Enceloti) avait dit qu`il était prêt à entraîner les Eléphants gratuitement. Il dit qu`on a de l`or qu`on ne sait pas transformer. A-t-il raison ou tort? Toujours est-il que je ne suis pas le premier à le dire. Ensemble, nous devons réfléchir en nous demandant : nous avons de l`or, comment faire pour bien l`exploiter. Il faut qu`on discute. Il faut qu`on s`asseye. Il faut qu`il y ait des débats. Au lieu que chacun reste dans son coin et pense détenir la vérité. Le football, de nos jours, a un enjeu extrêmement important. Tous les jeunes veulent jouer au foot, tous les parents veulent emmener leurs enfants au foot. Et les inscrire dans les centres de formation. Parce qu`au football, on gagne mieux que quand on va à l`école. Si on n`y prend garde, on va se retrouver dans une situation qui va nous surprendre.

Qui doit ouvrir ce débat dont vous faites allusion ?
C`est un débat qui peut être ouvert par la tutelle, la Fif, par la Conférence des présidents de clubs, par une association qui s`intéresse au sport. C`est un débat national que n`importe quel Ivoirien peut ouvrir. Les journalistes eux-mêmes peuvent le faire. Il faut ouvrir le débat parce que l`Etat investit beaucoup dans le football.


Interview réalisée par
Eugène Djabia
djabia05664285@yahoo.fr