Le 19 août 1996 à 5h30, Martin Fallet Lago animateur à Radio Côte d’Ivoire, annonçait la mort au CHU de Treichville, Gnaoré Lago Antoine dit Gnaoré Djimi. Ce décès du maître incontesté du Polihet, rythme et danse traditionnels phare des années 90 a bouleversé toute la Côte d’Ivoire. L’artiste dans la fleur de l’âge et au summum de son art quittait brutalement les ‘’polihetphiles’’. Celui dont les obsèques ont déchaîné tant de passions repose à Labazubia, village de la sous-préfecture de Boguédia, département de Issia. 13 ans après, L’Intelligent d’Abidjan est allé à la rencontre de ses parents mais aussi pour découvrir ce qui reste de la sépulture de cet homme qui n’a pas encore eu de successeur. Samedi 15 Août 2009, lorsque nous quittons Abidjan pour Issia, c’est un véritable saut dans l’inconnu que nous nous apprêtons à faire. En effet, en l’absence de guide et d’indications précises, nous prenons le pari de nous rendre sur les terres qui ont vu naître l’un des plus célèbres artistes que la Côte d’Ivoire n’ait jamais produit. La veille, nous échangions brièvement avec le Directeur des Moyens Généraux de la Douane Aka Bidi qui, tout en regrettant de ne pouvoir nous accompagner dans ce voyage auquel il aurait aimé participer - l’artiste lui a dédié une chanson prophétique qui s’est réalisée- nous ‘’encourage’’ dans notre odyssée. Après plusieurs heures de routes dans un véhicule ‘’Massa’’ qui roulait à tombeaux ouverts, nous prenons pied à Issia puis quelques minutes plus tard à Boguédia situé à une trentaine de Kilomètres. Il est 14h 45. Cette bourgade qui ne grouille pas de monde à cette période de la journée ressemble à une cité qui cherche ses marques. Sur place, nous prenons quelques renseignements pour avoir la position du village de Gnaoré Djimi et le moyen le plus rapide pour y accéder avant la tombée de la nuit. Un jeune de passage que nous hélons nous indique que le village est à environ deux kilomètres de Boguédia et que la route n’est pas bitumée. Il nous propose son vélo pour nous accompagner. Ce que nous acceptons, faisant nôtre le dicton qui veut qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras. En chemin, un automobiliste qui voyait notre souffrance sur cette bicyclette, nous stoppe et nous emmène avec lui. Quelques instants plus tard voici Labazubia, le village de Gnaoré Djimi. A l’entrée du village, l’on aperçoit sur la droite dans la brousse deux tombes côte-à-côte. “Il s’agit sûrement de celle de l’artiste et d’une autre personne défunte”, nous nous disons intérieurement. Au fur et à mesure que nous avançons dans ce petit village, déserté par ses habitants sûrement aux champs, des regards inquisiteurs se figent vers nous. Ne parlant pas la langue locale, il est difficile de s’adresser à quiconque en faisant savoir que nous cherchons les parents de Gnaoré Djimi. Mais la chance nous sourit un peu lorsque nous pénétrons une concession où une jeune fille pilait le riz dans ces gros mortiers qui donnent une saveur spéciale au ‘’riz local’’. Un vieillard assis sur la terrasse et qui nous donnait dos se retourne en nous toisant. La ressemblance est trop frappante pour qu’il y ait le moindre soupçon de doute ; il s’agit bien du père de l’artiste Gnaoré Djimi. Fonçant directement vers le ‘’vieux’’ qui continue de nous dévisager, nous lui expliquons l’objet de notre visite. Méfiant et ne comprenant pas vraiment ce que nous débitons, Zounongbo Gnaoré Alphonse fait appel à la jeune fille au mortier pour m’interroger non sans nous avoir donné à asseoir. Les motifs de notre ‘’intrusion’’ expliqués, la jeune fille esquisse un sourire qui est repris par le ‘’vieux’’ qui fait tomber le masque de la méfiance. Aussi parce que nous le mettons en contact téléphonique avec Huberson Digbeu, notre collaborateur à Abidjan qui déblaye les ‘’dernières poches’’ de résistance dans le patois ‘’Bété’’. Bien que souriant, le père de Djimi ne peut cacher la douleur indicible qui l’étreint à l’évocation du nom de son illustre fils trop tôt disparu. Nous essayons tant bien que mal de le faire sourire au maximum. Assise dans la cuisine de fortune de la famille, la mère de Gnaoré Djimi est appelée pour assister à l’entretien. Du haut de ses 73 ans, cette brave dame arrive d’un pas chancelant et prend place. Les années ont passé mais la blessure reste vivace. Et le visage de la ‘’vieille’’ est plus qu’évocateur. L’entretien qui s’engage est insupportable car il est entrecoupé de soupirs des deux parents, rappelant des souvenirs insupportables. Il a fallu l’arrivée du chef du village qui passait par là pour que l’atmosphère très morose puisse se détendre. Né en 1939, le chef Sibri Gaston connaît bien Zounongbo Gnaoré et sa femme Bouazo Ibo Gisèle. En fait, il est parenté au père de l’artiste disparu. Jouant pour la circonstance le rôle d’interprète, Sibri Gaston indique que la famille se sent trahie et par les fans de l’artiste et par les cadres de la région. Les parents expliquent que treize ans après le décès de leur fils, plus personne ne vient les réconforter encore moins leur dire un simple bonjour. Or, au moment où l’artiste était tout feu, tout flamme, la maisonnée ne désemplissait presque pas. Et le chef Sibri d’ajouter : ‘’Aujourd’hui notre fils nous manque ; il était la fierté de Labazubia ; c’est grâce à lui que ce village tout petit attirait tous les cadres de la région. Quand Djimi vivait, le village était toujours animé. Nous regrettons aujourd’hui que toutes ses copines et ces grandes dames qui venaient chacune avec des complets de pagnes pour sa mère aient disparu’’. Effectivement, le village de Djimi semble n’avoir vécu que du vivant de l’artiste. C’est un village très calme comme s’il n’avait pas encore fait le deuil de son fils prodige que nous avons visité. Quelques habitants rencontrés au détour d’une piste ont indiqué ‘’qu’il n’y a plus rien dans le village depuis la mort de Gnaoré Djimi’’. Pendant la conversation, la mère de Djimi s’absente un peu pour vérifier la cuisson de bananes plantain sur des braises. Nous en profitons pour aller faire un tour sur la tombe de celui qui aura tenu Yopougon en haleine pendant près d’une décennie. Le chef Sibri, le père de Djimi et un autre vieux forment la procession. Alors que nous croyions nous diriger vers les deux belles tombes situées à l’entrée du village en venant de Boguédia, c’est plutôt vers une broussaille que nous évoluons. Située non loin du domicile de la famille, cette broussaille laisse apparaître trois sépultures dont l’une est recouverte de marbre et les deux autres à même le sol et dans un état qui en dit long sur leur entretien. Sur place, une gêne s’empare subitement et du chef du village et du père de Gnaoré Djimi. C’est qu’instinctivement, nous nous sommes dirigés vers la tombe en marbre pour des prises de vue. Au moins, l’on n’a pas réservé le même sort à Gnaoré Djimi comme ce fut le cas d’Ernesto Djédjé dont la tombe est perdue quelque part à Tahiraguhé. Entre temps, la mère de Djimi au bord des larmes nous rejoint. C’est le chef Sibri qui prenant son courage à deux mains nous signifie que nous nous trompons de sépulture (il s’agit en fait de la tombe de son oncle Srolou Gabriel) et que celle de Gnaoré Djimi est bien celle sur laquelle rien n’est inscrit et gît à même le sol. Une tombe anodine autour de laquelle l’on venait de défricher des herbes qui sans être des ‘’polihetphiles’’ avaient pris d’assaut la dernière demeure de l’enfant terrible de Labazubia. La mère de l’artiste, devant ce spectacle désolant, quitte les lieux en nous indiquant qu’ils sont nombreux les cadres du département d’Issia ainsi que les pseudo-fans de l’artiste qui passent leur chemin, en voyant dans un tel état la tombe de son fils. Selon elle ‘’ tout le monde passe ici ; ils ne font que s’arrêter et prendre des photos avant de s’en aller sans rien faire’’. Sur ce, nous quittons ce lieu chargé d’émotions pour aller voir la maison que l’artiste était en train de se bâtir pour se reposer lorsqu’il aurait fini les nuits abidjanaises. Traversant le domicile du père, nous débouchons sur ce qu’il reste de cette ‘’maison de retraite’’ envahie par de hautes herbes où serpents et autres reptiles viennent s’y abriter. Lorsqu’il a commencé cette maison, l’artiste est tombé gravement malade et n’a pu l’achever. Cinq mètres en face, son père montre la maison de fortune dans laquelle il dormait lorsqu’il venait voir ses parents au village. A côté, se trouve le manguier qu’il a planté et sous lequel, il se prélassait. La femme de son frère Gnaoré Feka, qui vit actuellement en France, s’activait dans la cuisine et a refusé d’être photographiée au motif qu’elle n’était pas dans une bonne posture. La nuit tombant, nous décidons de mettre fin à notre reportage et prendre congé de nos hôtes. Mais avant de partir, Bouazo Ibo Gisèle la mère de Gnaoré Djimi insiste pour que nous goûtions le repas qu’elle a rapidement concocté pour nous. Nous faisons droit à sa requête. Puis, après avoir demandé comment rencontrer Gnaoré Camille, un autre frère de l’artiste résident à Abidjan, nous partons de Labazubia, en faisant le chemin du retour à pied, avec le sentiment d’avoir contribué à faire revivre dans les esprits, le souvenir d’un monument de la culture ivoirienne que cette même culture a relégué aux calendes grecques. Il était presque 18h30 lorsque nous atteignions Boguédia. Et pourtant il avait chanté tous les cadres du Centre-ouest Treize ans après sa mort, le maître du Polihet a été oublié. Sa tombe laissée pour compte est la preuve que tous les cadres du Centre-ouest qu’il a chantés, il y a treize ans, ont certainement d’autres chats à fouetter. Ces cadres sont entre autres, Boniface Brito Nama, maître Sery Kossougro, Michel Ipaud Lago, Gnapi Aka Zahui, Edmond Zegbehi Bouazo, Alphonse Djédjé Mady, Jean Likane Yagui, Zadi Kouko Raphaël, Zigui Koléa Paulin, Zobo Batheï Eugénie, Yagba Dogbo. Si nombreux des cadres du Centre-ouest chantés par Gnaoré Djimi sont aussi morts, beaucoup sont ceux qui sont en ce moment en vie, qui devraient se rappeler qu’ils ont été couverts par moments, des chants élogieux de l’enfant de Labazubia. Djimi, pour tout ce qu’il a donné à Daloa et à Issia ne méritait pas d’être abandonné doublement par ces cadres, qui, pourtant, ont les moyens de donner une image digne du nom de l’artiste à sa tombe. A Labazubia, le constat est amer. Toutes les grandes femmes et grands hommes de la région du Centre-ouest qu’a chantés Gnaoré Djimi n’ont plus laissé de traces après sa mort. Certainement que Désiré Dallo viendra répondre à l’appel des parents de l’ex-maître du Polihet, comme il l’a fait pour Lougah à Lakota. Huberson Digbeu La vie de l’artiste en quelques lignes Lorsqu’il décède le 19 Août 1996 au Chu de Treichville, Gnaoré Djimi a officiellement 36 ans. C’est l’une des raisons qui ont heurté ses millions de fans qui ne comprenaient pas pourquoi le sort s’était abattu sur lui dans la fleur de l’âge. Gnaoré Djimi est le seul artiste ivoirien qui, après la mort d’Ernesto Djédjé en 1983, a pu porter haut le flambeau de la musique traditionnelle bété. Comme Djédjé, sa musique a dépassé les frontières ethniques pour être appréciée par toute la population ivoirienne. A la mort de son oncle Srolou Gabriel, maître du Tohourou, mordu par un serpent en 1980, Djimi qui est comptable dans une entreprise du nom de IBS à San-Pédro revisite ses tubes. Il s’entraîne à partir des chansons de Srolou et rapidement, Ernesto Djédjé décèle en lui une étoile qui fera tabac. Malheureusement, le Gnoantré National décède. Et c’est un certain Sery Bolou du village de Guédégueh qui le lance dans l’arène musicale en le produisant dans les années 80. Sa voix phénoménale fait de lui le ‘’chouchou des funérailles ‘’en pays bété. En 1990, “Dissahouan”, le titre phare de sa première cassette le propulse à jamais. Il écrase toute concurrence aidé en cela par un Arsène Douho qui le fait jouer au Bomanin puis au Bar “Eclat”. Gnaoré Djimi règne sur tous les artistes Bété et produit entre 1990 et 1996, pas moins de neuf albums. Celui qui voulait enterrer sa mère avant de rendre l’âme n’en aura pas l’occasion puisqu’il a quitté la terre des hommes avant elle en laissant au moins 13 enfants orphelins et des milliers de fans inconsolables. Valery Foungbé
Showbizz Publié le jeudi 20 août 2009 | L’intelligent d’Abidjan