A la faveur du déjeuner de travail que le président Gbagbo aura demain avec le chef de l’exécutif américain, Notre Voie vous propose de redécouvrir l’importante contribution publiée dans la presse d’Etat par l’historien et homme d’Etat Laurent Gbagbo sur la longue marche des Afro-américains qui les a conduits à la Maison Blanche, le 4 novembre dernier, à la suite de l’élection du 44ème président des Etats-Unis, Barack H. Obama. Le mardi 4 novembre 2008, au terme d’une campagne électorale palpitante, les Américains ont élu le démocrate Barack Obama, 44ème président des Etats-Unis. Il s’agissait d’une élection nationale, intervenant dans le fonctionnement régulier du système démocratique américain qui est réglé comme une horloge et devant lequel nous sommes toujours en admiration. Tous les quatre ans, le mardi qui suit le premier lundi de novembre de l’année des élections, le peuple américain est appelé aux urnes pour élire, dans chaque Etat de l’Union, les personnes qui composent le collège des “Grands électeurs”. Ce sont ces derniers qui élisent officiellement le président et le vice-président des Etats-Unis au cours d’un vote, le vote électoral proprement dit, ayant lieu le premier lundi qui suit le dernier mercredi de décembre. Ce système censitaire, plus proche des premières démocraties de la Grèce et de la Rome antiques que des démocraties actuelles, est régi par la Constitution américaine, l’une des plus anciennes du monde puisqu’elle remonte à la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776. Il se trouve cependant que le président élu ce mardi 4 novembre 2008 est un Noir, un Africain-Américain, le premier à accéder ainsi à la tête de l’un des Etats les plus puissants du monde. Dans un pays ayant connu l’esclavage, la ségrégation raciale et où la lutte pour les droits civiques a ses martyrs, l’élection de cet homme donne beaucoup à penser, en même temps qu’elle confirme la force de l’idéal démocratique. A tout point de vue, c’est un vote révolutionnaire. Il introduit un changement analogue à la conversion de l’Empereur romain Constantin 1er au christianisme vers 312, au début de l’ère chrétienne. Un individu choisit sa religion et la foi du plus grand Empire du monde bascule. Ici c’est un peuple, le peuple américain qui fait un choix, celui de son président, et le monde entier a le sentiment d’avoir changé. Il ne s’agit que du renouvellement normal des institutions aux Etats-Unis mais on a le sentiment qu’il s’est produit un changement de régime. Je suis né en 1945, l’année où s’est terminée la seconde guerre mondiale. Les hommes et les femmes de ma génération sont témoins et parfois acteurs de grands événements ayant changé le regard de l’homme sur le monde et le regard de l’homme sur lui-même. L’élection de Barack Obama s’inscrit dans l’ordre de ces événements importants. Il y a eu la découverte de l’arme atomique et la fin de la seconde guerre mondiale; la découverte des camps de concentration et la création de l’Etat d’Israël en 1948; la naissance de l’Organisation des Nations-unies dont le projet essentiel et le principal objet sont d’éviter les conflits entre Etats; la révolution chinoise en 1949 avec la prise du pouvoir par Mao Tse Toung qui a vu la moitié de l’humanité s’éveiller pour transformer “l’Empire du milieu” en un pôle de puissance; la nationalisation du canal de Suez par Gamal Abdel Nasser en 1956; la constitution du “Bloc de l’Est” et les différentes crises internationales de la “Guerre froide”; les indépendances africaines dans les années 1960; les luttes pour les Droits civiques aux Etats-Unis, marquées par l’assassinat de Martin Luther King en 1968; le voyage de Anouar El-Sadate, premier dirigeant arabe à se rendre officiellement en Israël en novembre 1977 où il rencontre Menahem Begin et prend la parole devant la Knesset à Jérusalem; l’effondrement du Bloc soviétique en 1989 et la fin de la “Guerre froide”, avec pour conséquence la naissance de la démocratie pluraliste dans les Etats africains, etc. C’est dans ce contexte qu’un Noir, Nelson Mandela, a été élu à la tête de l’Etat d’Afrique du Sud en 1994, consacrant ainsi la fin de l’Apartheid électoral. Notre génération a également assisté à la construction progressive de l’Europe, d’abord comme un projet de paix devenu ensuite un projet économique et financier qui a abouti aujourd’hui à l’adoption de l’Euro, la monnaie unique européenne. Nous avons vu aussi la naissance de l’Organisation de l’unité africaine (Oua) en 1963, puis de l’Union africaine en 2002... Et aujourd’hui nous avons l’élection de Barack Obama. Nous ne savons pas encore ce qu’il va faire. Par contre, nous savons qu’il est le président des Etats-Unis, qu’il va gouverner dans l’intérêt des Américains et que, dans le monde, il va œuvrer pour les intérêts de l’Amérique. Un président élu dans un pays ne peut traiter et il ne traite les problèmes qui se posent dans un autre pays, voire dans le monde, que dans la mesure où le règlement de ces problèmes est profitable au pays qu’il dirige. Mais les Etats-Unis ne sont pas un pays quelconque. Parce que tout ce qui se passe dans ce pays a une portée mondiale, chacun se doit de saisir le message que le peuple américain adresse au monde à travers cette élection historique. Une première série de considérations concerne la place de l’évènement dans l’histoire même des Etats-Unis, s’agissant en particulier du progrès des libertés et de l’éthique politique en démocratie. L’on retient volontiers à cet égard et à juste titre, que la première grande portée symbolique de l’élection de Barack Obama, c’est qu’elle s’intègre dans l’histoire des luttes pour la cause des Noirs et des droits civiques en Amérique. Le monde entier a suivi l’expression de l’immense émotion de l’instant sur le visage du pasteur Jesse Jackson qui n’a pu retenir ses larmes. Le combat de nombreuses générations, dont la sienne, venait d’aboutir. Ce compagnon de Martin Luther King, lui-même deux fois candidat aux primaires démocrates, voyait là une victoire que beaucoup n’imaginaient pas qu’elle arriverait si tôt, voire qu’elle arriverait un jour. Mais cela ne les avait nullement empêchés de s’engager. La présence de Jesse Jackson, dans la foule cette nuit électorale à Chicago, donnait en fait une profondeur historique à la victoire de Barack Obama. L’un des enjeux principaux de la Guerre de sécession ayant opposé les Etats du Nord à ceux du Sud entre 1861 et 1865 était en effet l’abolition de l’esclavage. C’est à la suite de cette guerre que l’esclavage est aboli aux Etats-Unis en 1865. Mais sitôt la guerre finie et la reconstruction terminée, les Etats du Sud instaurent dès 1876 les lois dites Jim Crow Laws créant la ségrégation raciale. Ces lois permettent de contourner les 13ème et 15ème amendements de la Constitution ayant aboli l’esclavage et accordé le statut de citoyen aux Noirs américains. La Cour suprême des Etats-Unis les entérine par l’arrêt Ferguson en 1896 en formulant la doctrine “Separate but equal” (Séparés mais égaux). C’est contre cette législation raciste, restée en vigueur pendant près d’un siècle, que se créent les mouvements pour les Droits civiques animés par des générations de militants comprenant des hommes comme Marcus Garvey, Thurgood Marshall, Martin Luther King, ... La lutte pour les droits civiques s’intensifie à partir de 1955, avec le début du boycott des transports en commun à Montgomery. Les lois Jim Crow seront abolies par le Civil Rights Act, voté en 1964, soit quatre-vingt-huit ans après leur adoption. Le Civil rights Act sera complété par le Voting Rights Act, accordant le droit de vote aux Noirs en 1965. C’est au bout de cette longue histoire qu’intervient l’élection de Barack Obama. Cette histoire illustre bien le principe qui guide tous ceux et toutes celles qui se battent pour une cause juste, sans se soucier de savoir s’ils verront l’aboutissement de leur combat ni a fortiori s’ils seront eux-mêmes les héros de la victoire. Les larmes de Jesse Jackson rappellent celles de Pierre Mendès France, accueillant la victoire de François Mitterrand en 1981, au terme d’une longue lutte pour l’alternance politique en faveur de la Gauche en France. Si Martin Luther King et les autres avaient attendu d’être certains d’arriver eux-mêmes au pouvoir avant de s’engager, les Etats-Unis n’auraient certainement pas franchi de sitôt ce pas décisif qui leur permet aujourd’hui de combler le fossé entre l’idée qu’ils ont de leur grandeur et leur histoire concrète. “J’ai vu la Terre promise, disait Martin Luther King. Je peux ne pas y arriver avec vous mais, je voudrais que vous sachiez ce soir que nous, en tant que peuple, nous atteindrons la Terre promise.” Pour un continent comme l’Afrique, où il y a tant et tant de luttes à mener pour les libertés, mais où le contexte de pénurie amène souvent à sacrifier l’avenir sur l’autel des besoins immédiats et des attentes personnelles, l’Amérique vient de nous donner la preuve que le combat pour une cause juste n’est jamais vain, même si celui qui le mène n’en voit pas l’aboutissement. Mais il y a une deuxième leçon à tirer de cette élection et elle est donnée par McCain. Dans son adresse devant ses partisans, après la proclamation des résultats, le candidat du parti républicain a non seulement reconnu sa part de responsabilité dans la défaite, mais il a clairement indiqué la portée historique de la victoire de son adversaire. “Le peuple américain a parlé, disait-il, et il a parlé clairement…C’est une élection historique. Je connais la signification particulière qu’elle a pour les Noirs américains, la fierté qui doit être la leur ce soir.” C’est une preuve de grandeur d’âme, une admirable leçon d’éthique politique, et le signe d’une démocratie sûre d’elle-même. C’est le discours d’un patriote et d’un homme profondément pénétré des valeurs de la démocratie. La victoire de Barack Obama marque en effet l’échec des analyses de type ethniciste en matière électorale. Le nouveau président élu des Etats-Unis est issu de la communauté noire américaine. Mais le seul vote de cette communauté n’aurait pas suffi à le faire élire. L’Amérique compte en effet trois grandes communautés: les Anglo-Saxons, les “Latinos” et les Africains- Américains. Ces derniers ne viennent qu’en troisième position en terme d’importance démographique. C’est donc le peuple américain, dans son ensemble, qui a choisi le président des Etats-Unis en faisant fi des considérations raciales. Cette victoire constitue également un démenti des discours politiques qui s’appuient sur la prédestination ou l’héritage en politique. Les peuples n’entrent en mouvement que pour les grands défis de leur histoire. Les peuples entrent toujours en mouvement quand il s’agit d’honorer leur rendez-vous avec l’Histoire. Nous l’avons vu dans les luttes pour la libération en Afrique et ailleurs. Quand le destin des nations est en jeu, les peuples se jouent de leurs clivages, pour aller à l’essentiel, à ce qui les unit, à ce qui fait la grandeur et la solidité de leur communauté de vie. La mobilisation exceptionnelle du peuple américain dans ce contexte de crise sociale et économique aux Etats-Unis et de crises multiples au plan international est un signal que chacun de nous doit pouvoir lire, interpréter et comprendre. Nous sommes à l’âge de la démocratie, l’âge des peuples. L’âge où les peuples s’emparent des idées d’un individu, se les approprient, et se battent pour porter cet individu au pouvoir afin de voir se réaliser leurs espérances. Un électeur américain d’un certain âge s’est contenté pour tout commentaire, après la proclamation des résultats, de dire: “Yes we did it ! We the people” (Oui, nous l’avons fait ! Nous le peuple), avant d’éclater en sanglots de joie. C’est avec honneur et fierté que je salue le peuple américain, l’homme Obama et sa victoire pour cette belle leçon de démocratie qu’ils viennent de nous donner. Mais cet homme qui suscite tant d’espoir aux Etats-Unis et dont l’élection est saluée dans tous les pays, dans quel état trouve-t-il le monde en arrivant à la Maison Blanche? Les grands dossiers ne manquent pas et sur chacun de ces dossiers, l’avis, la position, voire les solutions de l’administration Obama sont attendus avec la plus grande attention au niveau des Etats comme au sein des peuples à travers la planète. Parmi ces dossiers, il y en a un qui est imposé par l’actualité; c’est celui de la crise financière, que l’on compare déjà à la crise de 1929 qui a précipité les Etats-Unis dans la “Grande dépression”. Il est trop tôt pour dire si la crise financière de 2008 est en train de s’achever ou si, au contraire, elle ne fait que commencer. Mais, d’ores et déjà, elle met en lumière certaines faiblesses du système financier aux Etats-Unis et dans le monde, en même temps qu’elle impose la nécessité de repenser le système financier et économique à l’échelle internationale. Un phénomène qui ne concernait au départ que le crédit immobilier aux Etats-Unis, ce que l’on a appelé la crise des subprimes, aura révélé, au bout de quelques mois, la forte interdépendance des systèmes financiers en provoquant le krach en cascade des bourses mondiales. Des réactions adoptées face à cette crise, allant du plan Paulson aux Etats-Unis au recours à des fonds colossaux injectés par les Etats dans les banques privées en Europe, en Amérique et ailleurs; allant aussi de la logique de solutions nationales à celle de solutions concertées, il se dégage une constante: le retour de l’Etat. L’Etat comme acteur essentiel du système financier et économique, au niveau des pays comme au niveau international. Il est d’ailleurs assez révélateur que le président élu, Obama, demande au président sortant, Georges Bush, de faire intervenir au plus vite l’Etat pour sauver la société General Motors. Il serait toutefois hasardeux d’affirmer que le capitalisme est à genoux ou, a fortiori, que nous assistons à la fin du capitalisme. Ce que l’on peut dire, c’est que l’économie fonctionne de manière cyclique et que la crise actuelle marque certainement la fin d’un cycle et le début d’un autre. L’un des enjeux de cette crise sera la place et le rôle des économies émergentes parmi lesquelles, l’Afrique n’occupe encore qu’une place marginale. A côté de ce dossier, et outre ceux qui impliquent directement les Etats-Unis, comme les deux guerres en Irak et en Afghanistan, il y a de façon générale, la question de la Paix dans le monde. Aujourd’hui, la “Guerre froide est finie”. Elle opposait d’un côté les Etats-Unis et leurs alliés de l’Ouest et, de l’autre, l’ex-Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), et ses alliés du “Bloc de l’Est”. En 1989, le Mur de Berlin, symbole sur le continent européen de la division du monde en deux, s’est écroulé, entraînant dans sa chute le Bloc de l’Est. L’Union soviétique a éclaté. L’Allemagne est réunifiée. La plupart des anciens pays alliés de l’Urss intègrent l’Union européenne. Dans ce contexte, quelle approche la nouvelle administration américaine aura-t-elle des relations entre la Russie et les Etats-Unis ? Irons-nous vers le développement d’un climat d’amitié ou plutôt vers la réminiscence d’attitudes héritées de la Guerre froide ? Le monde entier a plutôt intérêt à ce qu’il y ait des rapports amicaux entre les Etats-Unis, l’Europe, la Russie et la Chine, les pays-continents les plus armés dans le monde. Le troisième sujet de préoccupation, lié à la paix dans le monde, concerne la prolifération de l’arme nucléaire et, de façon générale, la question des armes de destruction massive. Cette question est délicate puisqu’elle implique un arbitrage entre ce que la souveraineté des Etats autorise et ce qui ne peut être toléré au nom de la paix et de la sécurité des Etats, des peuples et des individus. Elle constitue aujourd’hui l’un des grands défis de la Paix dans le monde. Il est nécessaire de développer une approche globale, sur la base d’une nouvelle définition de la notion même “d’arme de destruction massive” pour prendre en compte les armes de ce type existantes et à venir. Parmi les questions de géopolitique, il y a toujours celle qui oppose à travers le monde les partisans d’une seule Chine, à ceux qui sont pour l’existence de deux Chine. Pour nous, il est évident que la Chine est une et qu’elle est représentée par les autorités de Pékin. Quoi qu’il en soit, ce problème doit trouver une solution politique et pacifique. Et il est heureux, à cet égard, de voir que les autorités de l’île et celles du continent multiplient ces derniers temps les signes d’un rapprochement. Il y a également le problème israélo-arabe. Tout le monde semble désormais d’accord, dans la région comme au sein de la communauté internationale, qu’à côté de l’Etat d’Israël il puisse exister un Etat palestinien. Mais depuis quinze ans, la mise en œuvre d’un tel projet n’avance guère. Espérons que les années à venir verront enfin une paix équitable s’établir dans la région. Le dossier de l’environnement est enfin la grande préoccupation de notre temps. Le monde ne peut plus se permettre de traiter les problèmes de l’environnement et les interrogations qu’ils suscitent comme un sujet mineur. Les forêts disparaissent, les glaciers des pôles fondent, le niveau des eaux monte, les villes et régions côtières sont menacées par l’érosion côtière. Les effets du changement climatique sont d’ores et déjà perceptibles à travers les catastrophes qui se multiplient. C’est dans un tel contexte de défis aussi cruciaux les uns que les autres que Barack Obama est élu à la tête des Etats-Unis. Le peuple américain l’a jugé apte à affronter ces défis. Cette confiance de son peuple est le premier capital dont il dispose. Son parcours personnel, son programme politique, la rigueur dont il a fait preuve tout au long de la campagne électorale, tout ceci indique qu’il est à la hauteur des enjeux de son temps, aux Etats-Unis comme dans le monde.
Laurent Gbagbo
Historien
Laurent Gbagbo
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