A l'heure où le débat sur l'identité nationale s'embrase, des milliers de Français sont, dans les faits, contraints de prouver leur nationalité. Enquête sur le durcissement de l'administration française. La première fois qu'Ounoussou Guissé a rencontré Hervé Morin, c'était en Afghanistan, le 31 décembre 2008. Le ministre de la Défense était venu fêter le réveillon avec son régiment, là où, quelques mois auparavant, avait eu lieu l'embuscade qui a coûté la vie à dix soldats français. «Je connaissais l'un deux, on avait été au Tchad ensemble», se rappelle ce hussard parachutiste. Pourtant, Ounoussou n'a pas hésité à se porter volontaire pour «l'Afgha». C'est un patriote, un vrai. qui parle de sa fierté «à servir le drapeau français». Répète qu'il «n'a pas peur», puisque «c'est le métier». Pendant ces nuits glaciales, ce ne sont ni les risques ni le froid de gueux qui tenaient éveillé Ounoussou. Mais ce qu'il appelle pudiquement «ses problèmes de papiers». En 2007, le para a , été convoqué par le tribunal de Rouen qui conteste sa nationalité française. Lui qui a toujours eu un passeport et une carte d'identité français ! Lui dont le père a été naturalisé en 1962 ! Le tribunal, invoquant un récent arrêt de la Cour de cassation, a estimé que la nationalité française a été, à l'époque, donnée par erreur au père aujourd'hui décédé (lire encadré). A titre posthume, il veut (et peut) donc la lui retirer. A lui, mais aussi à ses fils. Hé oui, c'est fragile une nationalité. Cela se donne, cela se perd. Même cinquante ans après. Ounoussou n'a rien compris. “J'ai toujours travaillé, payé mes impôts, servi mon pays.” Il en a pleuré de rage, le soir, dans son lit. L'enfer juridique a commencé. Ounoussou vient d'être reçu par Hervé Morin, qui s'est offusqué de cette “situation kafkaïenne”. Mais les juges, qui doivent statuer ces jours-ci, penseront-ils la même chose ? De longs délais d'attente Etes-vous vraiment surs d’être français. Naïvement, on pensait que la carte nationale d'identité et le passeport étaient des garants suffisants de «francitude». Erreur. «Des histoires comme celle-là, j'en ai de plus en plus, dit Cécile Madeline, avocate d'Ounoussou Guissé. Les lois sur l'immigration se sont durcies, du coup, l'administration est plus méfiante. Et beaucoup de Français doivent désormais prouver qu'ils sont bien français.» En produisant un certificat de nationalité française (CNF). Oubliez le débat sur l'identité nationale, le kit d'Eric Besson aux préfectures, ses 200 questions sur le drapeau, la cuisine ou «la Marseillaise». Dans les guichets des tribunaux d'instance, chargés de délivrer les fameux CNF, l'identité nationale se définit de façon claire. Il y a ceux qui «en sont», naturellement. Les Français de souche, «nés en France, d'un parent français né en France», qui n'ont pas besoin du précieux document. Et il y a tous les autres. Français immigrés de la deuxième génération nés en France, Français nés à l'étranger... Considérés comme de potentiels fraudeurs, dans un étrange climat de suspicion généralisée. Pour eux, le CNF est désormais obligatoire. A eux de prouver qu'ils sont français, ce qui peut s'avérer très compliqué, comme le réalisent des milliers de compatriotes quand ils veulent refaire leurs papiers (lire encadré). Quand ce n'est pas carrément impossible : en 2008, environ 19 000 demandes (sur 149000) ont été refusées, contre 13 000 en 2006. Il n'y a pas si longtemps, pourtant, il n'y avait nul besoin de CNF quand on avait une carte d'identité ou un passeport. Mais la loi et les pratiques se sont peu à peu durcies. D'abord avec la circulaire Pasqua de 1993 : avec les nouvelles cartes d'identité informatisées, le CNF devenait obligatoire, même en cas de renouvellement. C'est désormais la même chose pour les passeports, selon le décret sur les passeports électroniques qui date de 2005, époque où Nicolas Sarkozy est au ministère de l'Intérieur. Des modifications administratives qui se révèlent un cauchemar pour les Français de l'étranger, par exemple, pour qui les délais d'attente peuvent atteindre un an ! Même engorgement à Paris, où toutes les demandes de CNF, jadis traitées dans les tribunaux d'arrondissement, sont désormais centralisées dans un unique «Pôle nationalité». Elles attendent de longs mois avant d'être traitées : «La nationalité, c'est affectif, cela touche l'identité même des gens. Nous, on est obligé de suivre les textes, explique la greffière en chef au tribunal de Rouen. C'est comme une démonstration mathématique : c'est oui ou non. S'il manque des pièces, on ne peut rien faire. Le droit de la nationalité est très complexe. On s'est retrouvé devant des personnes de 60 ans qui avaient passé toute leur vie en France à qui on disait, non, vous n'êtes pas français. C'est violent.» Ce jour-là, un truc s'est cassé C'est ce qui est arrivé à Marc Mouze Amady un chercheur de 56 ans, né à Marseille (1). «On n'arrivait pas à retrouver le certificat de nationalité de mon père. Bref, pour eux, je n'étais plus français, plus rien : un apatride. Pendant deux ans, j'ai dû annuler mes déplacements à l'étranger. Et quand je sortais, j'avais la peur au ventre de me faire contrôler : j'avais sur moi une pochette avec ma carte d'identité périmée, mon livret militaire.» Le certificat du père a finalement été retrouvé, les papiers accordés. Mais cette histoire a fait ressurgir tous les vieux démons de Marc, son désir forcené d'intégration, sa peau de métis : «J'avais tout refoulé. Mon père a toujours été plus français que français, faisant tout pour gommer ses origines malgaches, mettant de côté sa religion musulmane. J'ai fait pareil, joué à fond la carte de l'intégration, été premier à l'école. Cela n'a servi à rien, finalement, aux yeux de l'Etat, j'étais un Français de seconde zone.» Stéphane Sitbon-Gomez, le bras droit de Cécile Duflot, la patronne des Verts, ne s'était, lui non plus, «jamais senti fils d'immigré». Ce jeune diplômé de Sciences-po né en France essaie d'obtenir son CNF depuis cinq ans. «Cela a commencé en 2004, je passais le bac, ma carte d'identité expirait, j'ai fait une demande de CNF. Mon père est français, né à Tunis. Mais pour le tribunal, sa nationalité est douteuse. On nous a donc demandé de remonter dans la branche paternelle jusqu'au grand-père de ma grand-mère né dans le Gers pour prouver notre filiation française. Comme s'il fallait démontrer la pureté de son sang ! Ce jour-là, un truc s'est cassé.» Stéphane Sitbon a failli passer le bac en «candidat étranger» : «Heureusement, on est tombé à la mairie sur une fonctionnaire sympa qui m'a refait ma carte d'identité, sans CNF, en douce.» L'odyssée ubuesque continue. .. «La semaine dernière, on nous a dit que ce serait plus simple de pendre la nationalité tunisienne !» Tous des Français provisoires Derrière la froideur administrative, toujours l'éternelle blessure. La quête identitaire, la transmission, l'héritage, les histoires familiales qui refont surface. Et aussi l'Histoire de la France avec un grand H. Et notamment dans ses pages les plus sombres. Brigitte Abitbol, la soixantaine, a failli s'étrangler quand on lui a fait remarquer «la consonance israélite» de son nom et qu'on lui a réclamé un certificat de mariage religieux à la synagogue. «Un fonctionnaire m’a dit que j’étais recensée comme juive algérienne. Moi, dont une bonne partie de la famille est morte à Auschwitz..., s'émeut-elle. Je suis française avant tout. A l'école, en Algérie, je chantais «la Marseillaise» tous les jours. Quand je suis arrivée en métropole, à 7 ans, je connaissais les paroles mieux que tous les autres.» Pourquoi le droit de la nationalité s'intéresse-t-il à la religion ? La réponse remonte à loin. Les juifs d'Algérie bénéficiaient du décret Crémieux (signé en 1870, annulé sous Vichy puis rétabli) et ont tous été naturalisés français. Les musulmans, non. Ce qui, après l'indépendance de l'Algérie, a créé des situations inextricables et douloureuses. L'histoire d'Ounoussou Guissé, elle, fait ressurgir d'autres fantômes. Celui des tirailleurs sénégalais morts pour la France. Le jeune homme regarde la photo de sa femme et de ses enfants, restés au Sénégal. Il ne les a pas vus depuis plus d'un an. “C'est certainement la demande de regroupement familial qui a rendu mon client suspect, analyse Cécile Madeline. D'où la volonté d'annuler son CNF.” Nos concitoyens qui galèrent pour obtenir ce fameux certificat seront ravis de l'apprendre : selon le Code civil, il “fait foi jusqu'à preuve du contraire”. Bref, nous sommes tous des Français provisoires ! En 2008, 438 personnes ont ainsi été assignées en justice parce qu'on contestait leurs CNF. Maigre consolation pour le brigadier Guissé : on lui assure aujourd'hui qu'il ne sera pas expulsé. Eric Besson s'est fendu d'un communiqué expliquant qu'Ounoussou pourrait être naturalisé (2) pour services exceptionnels rendus à la France. “Sa naturalisation, je n'en veux pas, s'énerve Ounoussou. Je suis français, un point c'est tout.” (1) Dont l'histoire a été révélée par le journal «Libération». (2) Il est également possible de (re)devenir français par "possession d'état" si l'administration française vous a délivré des papiers d'identité pendant plus de dix ans. Mais, comme dans le cas de la naturalisation, la procédure n'est pas rétroactive.Les éventuels enfants nés avant l'obtention de la nationalité française sont donc considérés nés de père étranger... Doan Bui Le Nouvel Observateur N° 2350 du 19 au 26 novembre 2009
Diaspora Publié le lundi 14 décembre 2009 | Notre Voie