x Télécharger l'application mobile Abidjan.net Abidjan.net partout avec vous
Télécharger l'application
INSTALLER
PUBLICITÉ

Économie Publié le mercredi 16 décembre 2009 |

Eleveurs et agriculteurs: Une cohabitation sous haute tension

Eburnews - Les conflits entre éleveurs peuls et agriculteurs dans la région centre de la Côte d’ivoire ont atteint un seuil critique avec la partition du pays en deux. Des tentatives de résolutions volent au chevet des crises sous la forme de comité de vigilance.

Quelques kilomètres de piste et déjà la ville de Beoumi se dérobe à la vue, derrière un paysage à la végétation irrégulière. Direction Koyarabo, un village auquel on accède après avoir traversé le fleuve Bandama, distant de 20km. Pour rejoindre l'autre rive, des pirogues peu rassurantes sont commises à la tâche, depuis que la seule barque en service a été endommagée par les tirs d'un hélicoptère des Forces loyalistes, au plus fort de la guerre. Ce raid a aussi fait plusieurs victimes civiles. Depuis, la carcasse métallique de la barque est réduite à un perpétuel déhanchement sur le fleuve, une danse qui ne fait pas rigoler ceux qui se sentent un peu plus coupés du monde par cette situation. Le commerce dans la zone a perdu de sa fluidité d'antan, les produits vivriers étant désormais acheminés par les soins des pirogues. Un retour à l'ère de l'enclavement. Une seconde barque épargnée par la guerre aurait pu faire l'affaire, si elle n'avait pas été oubliée depuis belle lurette à cause d'une panne. Les habitants des environs lui ont depuis assigné une autre tâche: sa ferraille sert à sécher le linge.

Aux alentours du fleuve, aucune trace du labeur des hommes, rien qui évoque qu'un jour, excédé par les dégâts des bœufs dans les champs, le village situé à 07 km après le fleuve a failli bannir à jamais de ses terres les éleveurs peuls. Plus on avance, moins les signes d'une présence humaine se font sentir. Ouattara Kpéléfopé, l’air détendu, connait bien ce village où il a été enseignant pendant de nombreuses années. Il est donc familier aux meuglements paresseux de quelques troupeaux, qui résonnent sur le chemin paisible du village et qui entretiennent, de temps à autre, l'ambiance d'un pâturage infini. Sept kilomètres à parcourir pour voir surgir Koyarabo.

Dans ce village d'environ mille âmes, le vagabondage des bœufs et leur destruction, voila un sujet qui est sur toutes les lèvres. Ce jour là n'est pas comme les autres et pour cause. Ouattara Kpéléfopé, l'instituteur qui s'investit dans le règlement des conflits entre éleveurs et agriculteurs-il est à la base de la naissance du comité de gestion de ces crises dans ce village-est accompagné d'une délégation qui comprend le chef des éleveurs peuls, Ladji Bah et le point focal du Mouvement ivoirien des droits humains (Midh) à Beoumi, Konaté Oumar. La rencontre se déroule sous un arbre imposant et, comme le veut la coutume, les autochtones sont d'un coté, les étrangers de l'autre. Entre les deux groupes qui se font face, une sorte de « passeur de nouvelles» est assis au centre, sur un tabouret. Il est chargé de colporter les dires d'une partie à l'autre, et notamment de traduire les propos des visiteurs en baoulé, la langue locale. Bientôt, au sein de l'assistance, des vociférations s'élèvent, des éclats de voix viennent troubler le cours de la rencontre qui se veut solennelle.

Le jeune chef du village doit jouer de son autorité pour ramener le calme dans le public, tant les esprits s'échauffent dès qu'on aborde le sujet des bœufs. «Nous sommes venus pour la réconciliation, pas pour réveiller les vieilles rancœurs», recentre très vite M. Ouattara, connu et respecté dans le village pour y avoir enseigné pendant 9 ans. N'empêche, la colère est si profonde qu'il va falloir quand même écouter les récriminations. Menton contre paume, le chef des éleveurs peuls regarde la grande assemblée des autochtones égrener ses griefs contre une présence bovine qui représente, à ses yeux, le drame absolu. «Pour une paix véritable, nous leur demandons (ndlr aux peuls) de quitter nos savanes qu’ils occupent », clame un villageois. « Venez voir, s'il vous plait, les dégâts que les bœufs ont causé chez moi, rien qu'avant hier», supplie un autre à M. Ouattara. Un agriculteur au visage raviné vient plaider pour un tour dans son champ, saccagé par le bétail. Le ras de bol est palpable et déborde en procès effrénés.

Dans ces conditions, le cas de Kouamé Kouadio Roger est toujours remis sur la table pour étoffer les éléments à charge contre une cohabitation jugée porteuse de péril. «J'ai surpris un troupeau de bœufs dans mon champs à 05 heures du matin, le 29 janvier 2006, raconte-t-il. Après avoir laissé ses animaux détruire mon champ, le peul est venu pour les récupérer. Quand je lui ai demandé de me suivre au village pour tirer l'affaire au clair, il m'a surpris en m’assenant des coups de machette au bras, ce qui a occasionné une hémorragie.» Le planteur qui montre les séquelles de cette infortune doit désormais se contenter de travailler avec des bras diminués de leur puissance, ce qui signifie pour un agriculteur de cette localité vivre moins bien qu'auparavant. Il jure avoir soumis son cas aux Forces nouvelles mais qu’il n’a rien obtenu en retour. Malgré les 30.000CFA déboursés pour le constat de son champ saccagé, il n’a jamais vu personne. De rendez vous manqués en attentes infructueuses, il a fini par abandonner l'idée d'un éventuel dédommagement.


Au milieu des complaintes et des frustrations extériorisées, sur «ces étrangers qui agissent comme des propriétaires terriens», quelque chose d'inhabituel va bientôt arracher un tonnerre d'applaudissements. Le sexagénaire Ladji Bah, chef des éleveurs peuls, demande à prendre la parole dans cet univers peuplé de rituels et protocoles. Il exhibe un document, qui se trouve être le procès verbal d'un différend résolu par les responsables régionaux du Ministère de l'agriculture. Ce document constitue à la fois un changement de cap dans le traitement des litiges et une preuve de l'inutilité de se rendre justice. C'est en effet pour la première fois depuis le début de la crise ivoirienne en 2002 que des enquêteurs professionnels, mandatés par le Ministère de l'agriculture, procèdent à l'évaluation des champs détruits et fixent le montant du dédommagement. Douze noms figurent sur le procès verbal d'indemnisation des victimes des dégâts des cultures de Koyarabo. «Ce sont donc 6,32 hectares de cultures détruites, indemnisables à hauteur de huit cent mille francs CFA (800.000 CFA) et imputables aux trois éleveurs mis en cause .....» précise le procès-verbal n° 004/08/DDA qui date de 2008.
Les victimes ont déjà reçu leurs sous. A la faveur des accords politiques de Ouaga, l'administration amorce un timide retour dans les zones sous contrôle des ex-rebelles, ce qui a permis à ce département de se signaler sur ce terrain.

Yao Konan, un agriculteur de 71 ans qui a eu son champ de riz pluvial dévasté, est parmi les personnes dédommagées. Il a reçu la somme de 30.000 CFA. «Voila même le caca des bœufs!» s'exclame un villageois, une fois que visiteurs et autochtones se rendent dans le son champ. Amer, il poursuit en dénonçant cette manie qu'ont les éleveurs de pénétrer désormais dans les villages sans autorisation, depuis l'arrivée des Forces nouvelles. Un phénomène qui rend tout décompte du bétail chimérique. «Mon champ d'igname a été dévasté cinq fois», témoigne Yao Konan. A cause de ce voisinage inquiétant, les greniers sont désormais protégés par un fatras de bois, et l'entrée des champs n'est plus déblayée comme par le passé, pour éviter que les bœufs ne se frayent facilement un chemin vers les plantes vivrières.

Mille précautions qui ne sont jamais un permis d'inviolabilité. Les bouviers sont capables, aux dires des villageois, de prêter main forte à leur bête en neutralisant les fortifications de fortune. Fatigués par ce jeu où ils sortent toujours perdants, les villageois se rendent souvent justice en massacrant les bêtes. Ils ne comprennent pas le verdict qui les attend au bout de cette justice personnelle. «On va jusqu'à fixer le prix d'une tête à 400.000 CFA», s'insurge un agriculteur, qui se dit certain qu'une partie de cette somme va dans la poche des militaires chargés de résoudre la question. Un verdict d'autant plus étrange que« les champs ne bougent pas», une expression prisée dans le coin pour rendre éternellement les bêtes et leurs éleveurs coupables de tout ce qui arrive, et pour excuser toute réponse disproportionnée. Des troupeaux qui s'en prennent à tout, même aux fruits d'anacarde, pour sa pomme, dénonce-t-on à l'unisson. Le hic, c'est que les fruits qui sont aussi avalés par les bœufs font naitre dans le rang des bouviers des vocations de commerçants. Ils attendent tranquillement les déchets des bêtes, y recueillent les fruits pour les vendre.

«Les agriculteurs indiquent que là où les bœufs broutent, la culture ne pousse plus. Ils reprochent aussi aux bêtes de s'abreuver et de déféquer dans l'eau qu'ils utilisent pour leur propre consommation», explique le prince Abraha Akpô 3, coordinateur entre peuls et agriculteurs au niveau de la vallée du Bandama. Autre pomme de discorde, la fuite des peuls vers de nouvelles destinations, après avoir donné leur accord de dédommagement. La longue liste des jurons se referme sur l'incapacité à évaluer la population des bœufs, dont le nombre exact, chez chaque éleveur, est toujours placé sous le sceau du «secret défense.»

Une vieille tradition que le jeune Boubacari Sidibé, jeune éleveur de 22 ans, a déjà parfaitement intégrée. Inutile de pousser plus loin la question sur le nombre de têtes dont il dispose, son regard évasif et son sourire ambigu annoncent suffisamment une affirmation éloignée de la vérité. Ce n’est pas un mensonge, juste une stratégie, car le bétail, « c’est un investissement, c’est une banque pour le peul », explique le chef des éleveurs peuls, Ladji Bah. Comme les autres éleveurs, Boubacari Sidibé n'envoie jamais l'ensemble de ses bêtes à la séance de vaccination, qui risque de recenser le nombre précis de ses bêtes. Pour lui, il est normal de dédommager les agriculteurs, si les bœufs s'en sont pris aux champs. Sa part de gâchis, mentionnée dans le procès verbal cité plus haut, a été chiffrée à 193.000 CFA.

«Nous n’acceptions pas du tout que les agricultures tuent nos bêtes », martèle Drissa Sidibé, vendeur de bétail. A l’en croire, le bétail se fait massacrer même s’il ne fait que passer à coté du champ. Autre fait que désapprouvent en force les peuls, cette arnaque dont ils sont confrontés en voulant obtenir des autorisations d’installation sur des parcs. Après avoir obtenu la permission d’un villageois contre rétribution, un autre arrive pour exiger à son tour de l’argent, en se positionnant comme le vrai maitre du parc. Les bouviers, qui côtoient tous les jours les bœufs, savent de leur coté les zones rouges à ne pas franchir en faisant paître le troupeau. Une escapade en ces lieux les expose à la bastonnade.

Mais il est loin le temps où la folle prolifération du bétail multipliait les crises, accouchaient des palabres interminables. Chaque victime décidait alors de s'enfoncer dans un règlement de compte sommaire, une justice qui s'abattait parfois à l'aveuglette, frappait à mort dans le tas. «Une seule igname arrachée peut être fatale pour la bête; il est même parfois arrivé que des bêtes soient tuées loin des champs », témoigne Ladji Bah, chef des éleveurs peuls. Les bêtes abattues rejoignent toujours l'estomac des villageois autour de repas bien arrosé. Mais toutes les histoires qui opposent éleveurs peuls et agriculteurs ne se terminent pas toujours dans l'allégresse. Deux éleveurs peuls ont été tués, des bouviers ont été battus à sang. Des peuls ont eux aussi fait des blessés dans le rang des agriculteurs. D'autres régions du centre, comme Bodokro, ont été contaminés par ces dénouements sanglants.

«C'est à la faveur de la guerre de 2002 que le nombre de parcs a atteint un seuil incroyable dans cette région», affirme Ouattara Kpèlèfopé. Cet instituteur de 42 ans s'est beaucoup investi dans ce dossier depuis son éclatement. Plusieurs fois indésirables sur cette terre promise à l'embonpoint du bétail, les éleveurs n'ont pas tardé à affluer lorsque la rébellion a pris le contrôle de certaines régions du pays, y compris Beoumi. Une prise d’armes qui, selon ses meneurs, entendait entre autres donner la pleine citoyenneté aux gens du nord, dont le patronyme répandu dans les pays voisins cultivait des doutes sur leur nationalité ivoirienne. Pour ces éleveurs peuls qui ont le nomadisme inscrit dans les gènes, et qui lorgnent les frontières comme des créations du diable, c'était une occasion en or pour faire marcher les troupeaux vers des contrées plus vertes, dans une compréhension extensible du conflit, dans laquelle le bétail aurait aussi le droit à une sorte de citoyenneté sans frontière, avec la fin des maudites réglementations, constamment brandies par les autochtones.

Enfin, leurs bœufs - après des centaines de kilomètres de marche - venus du Burkina Faso et du Mali, des pays sahéliens au Nord de la Côte d’ivoire, allaient pouvoir brouter à volonté l'herbe si réputée de cette ville de Beoumi, qui n'exposait sur les marchés de Bouaké que des bêtes dodues, au gabarit attrayant. «La végétation ici au centre est plus favorable que dans le Nord à cause du fleuve Bandama», souligne M. Ouattara qui œuvre à la résolution de ce type de conflit.

La ville de Beoumi est en effet située dans un bassin hydrographique. Ses nombreux cours d'eau en font, non seulement une destination prisée pour le pâturage, mais aussi un excellent terrain pour le breuvage et les conflits réguliers. « La tension était si vive que des éleveurs se sont dotés d'armes à feu », rappelle M. Ouattara. Qui décide de ne pas laisser pourrir davantage la situation. Prenant son courage à deux mains, il entreprend des démarches auprès des nouvelles autorités de la ville, visiblement débordées par des cas de litiges à trancher. Après avoir obtenu leur feu vert, il décide de s'impliquer dans la recherche de solutions, avec en toile de fond une stratégie invariable: ne jamais frustrer une des parties en conflit. «Il faut avoir un minimum de sagesse, c'est à dire ne pas offenser une des parties qui est en face de vous. Parce que si dans votre raisonnement une des parties se sent un peu vexée, alors vous échouez. Alors il faut toujours être au milieu, faire de sorte que la balance soit un peu équilibrée. Je m'arrange pour que tout le monde soit en même temps perdant et gagnant»,confie-t-il.

Un «équilibrisme» qui devra cependant s’armer de cornes pour faire tomber l’énorme mur de méfiance qui a toujours empoisonné les relations entre agriculteurs et éleveurs dans toutes les régions de la Côte d’ivoire.

Fortuné Bationo
PUBLICITÉ
PUBLICITÉ

Playlist Économie

Toutes les vidéos Économie à ne pas rater, spécialement sélectionnées pour vous

PUBLICITÉ