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Économie Publié le mardi 23 février 2010 | Le Nouveau Réveil

Grande enquête/ La Côte d`Ivoire en panne d`électricité : Les raisons profondes d`un délestage prévisible

Retards dans les investissements, vétusté des infrastructures, effets négatifs de la crise du 19 septembre 2002, fraude… La Côte d'Ivoire dans le noir depuis quelques semaines et jusqu'en mai prochain. Raison officielle : " une avarie survenue sur un groupe important du parc de production du réseau électrique ivoirien ". Une aubaine pour expliquer une situation qui couve depuis 2006. Comment en l'espace d'une décennie, la Côte d'Ivoire présentée comme un modèle de réussite en gestion de l'électricité en est arrivée à cette situation ? Pourquoi en dépit des alertes, le gouvernement n'a pu prendre de dispositions pour éviter qu'on arrive aux délestages ? Enquête.

Le dimanche 24 janvier 2010, l'équipe de football de la Côte d'Ivoire joue contre les Fennecs d'Algérie dans le cadre de la Coupe d'Afrique des Nations (CAN). Le match est serré. C'est l'heure des prolongations. Il est un peu plus de 21 heures. Au quartier Plateau Dokui, (commune de Cocody), dans le sous-quartier Djomi, dans le grand salon de Victor Kpan, enseignant à la retraite et président du comité local informel de soutien aux Eléphants, les inconditionnels de Didier Drogba et de ses camarades, qui se rassemblent à cet endroit depuis le début du tournoi, croisent les doigts. Depuis novembre 2009, entre 21 heures et 21 H 40, l'électricité est interrompue. L'heure du délestage approche et le match n'est pas terminé. Au troisième but de l'Algérie, qui élimine les Eléphants de la course, c'est le noir. Des supporters frustrés poussent des clameurs de colère. Le lendemain, certains habitants de l'îlot 87 se rassemblent à l'instigation de Victor Kpan et décident de signer une pétition pour se plaindre auprès de la direction régionale Abidjan Nord de la Compagnie ivoirienne d'électricité (CIE). Les signatures se récoltent encore quand le 1er février, tombe un communiqué de la direction générale de l'Electricité du ministère des Mines et de l'Energie qui fait état d' " une avarie survenue sur un groupe important du parc de production du réseau électrique ivoirien " qui fait que " la fourniture de l'électricité pourrait être perturbée sur l'ensemble du territoire de février à mai 2010 ". L'avarie en question est une panne sur le groupe numéro 2 d'Azito qui produit 150 Mégawatts (MW).
Les pétitionnaires du quartier Plateau Dokui Djomi renvoient leur initiative aux calendes grecques. " L'enjeu est plus important qui dépasse le cadre de notre quartier ", admet Victor Kpan.
Il n'a pas tort. Le communiqué de la direction générale de l'Electricité qui " invite toute la population à adopter une conduite d'économie d'énergie " est suivi les jours suivants par celui de la CIE. Celle-ci publie un programme de délestage qui couvre tout le pays. Le même jour, Simon Eddy, le directeur général de l'Electricité rencontre des industriels dans une ambiance surchauffée au Plateau. " On a puisé sur nos réserves hydrauliques mais le seuil est aujourd'hui dépassé. Les industriels étant les premiers concernés, il fallait qu'on les rencontre pour échanger avec eux ", annonce-t-il. La révélation a le mérite de démontrer que l'avarie survenue à Azito est un épiphénomène devant l'ampleur du problème. Ce que reconnaît du reste le ministre des Mines et de l'Energie. Invité le jeudi 11 février par TV2 pour se prononcer sur la question, Léon Emmanuel Monnet révèle que " toutes les estimations concordaient sur le fait que la croissance de la demande était forte et que fin 2009, si rien n'était fait dans l'urgence, nous serions à cette période pris en délestage ". Comment en est-on arrivé là ?

Au commencement est la CIE
Nous sommes en 1990. " La Côte d'Ivoire, souligne Patrick Plane, enseignant à l'université d'Auvergnes (centre de la France) et spécialiste des systèmes de privatisation et des réseaux d'électricité en Afrique de l'ouest francophone, a été le premier Etat africain à se lancer dans une procédure de privatisation dans le secteur de l'électricité. En 1990, l'entreprise publique Energie électrique de Côte d'Ivoire (EECI) était dans une situation financière insoutenable et l'Etat, son unique actionnaire, dans l'impossibilité de la renflouer à hauteur de ses besoins d'assainissement". Pour cette raison, expose-t-il, " une réforme s'imposait rapidement, finalisée en 1990 avec la signature d'un contrat de concession, en réalité un contrat d'affermage (le terme prosaïque est gérance, NDLR) négocié de gré à gré avec un consortium dominé par une filiale du groupe Bouygues, la Société d'aménagement urbain rural (SAUR), déjà concessionnaire de la distribution de l'eau sur Abidjan et Electricité de France (EDF)".
L'universitaire français indique que " le binôme gestionnaire s'est ainsi constitué, combinant l'expertise de SAUR dans le recouvrement des factures, maillon faible des services publics africains, et la maîtrise technique de EDF dans le fonctionnement de réseaux électriques intégrés. Ensemble les deux opérateurs ont créé une société d'exploitation : la CIE ".
L'Etat ne dissout pas automatiquement l'EECI. Cela intervient en 1998. L'Etat crée trois nouvelles " sociétés d'Etat ". La Société de gestion du patrimoine du secteur de l'électricité (SOGEP) en charge de la gestion du patrimoine et du suivi des flux financiers. L'Autorité nationale de régulation du secteur de l'électricité (ANARE) contrôlant le concessionnaire et les producteurs indépendants et jouant par ailleurs le rôle d'arbitre dans les contentieux entre les différents acteurs du secteur. Enfin, la Société d'opération ivoirienne d'électricité (SOPIE) chargée du suivi des flux énergétiques entre producteurs indépendants et consommateurs et maître d'œuvres dans les travaux d'investissement de l'Etat notamment l'électrification rurale.

"Changements positifs"
Patrick Plane estime que " les changements intervenus depuis 1990 sont incontestablement positifs ". A cette conjoncture favorable, il faut ajouter la découverte au milieu des années 90 et l'exploitation de gisements pétroliers et gaziers qui viennent appuyer des barrages hydroélectriques existants.
De fait, les investissements de la Côte d'Ivoire en matière d'électricité sont plus ou moins importants. Le pays dispose de cinq centrales hydrauliques ou barrages hydroélectriques. Ayamé 1, mise en service en 1959, dispose de deux groupes qui produisent 24 MW. Ayamé 2 mise en service en 1965, possède deux groupes et produit 30 MW. En 1972, en 1979 et en 1980, l'Etat met successivement en service les plus importants barrages hydroélectriques du pays. Ils disposent chacun de trois groupes. Il s'agit de Kossou (175 MW), de Taabo (210 MW) et de Buyo (165 MW). Les barrages hydroélectriques produisent en totalité 604 MW.
Quant aux trois centrales thermiques qui fonctionnement avec du gaz et du pétrole, elles produisent 606 MW. La première, Vridi date de 1884. Elle est mise en service pour constituer une réponse aux premiers délestages du début des années 80, dus à la grande sécheresse qui a fait baisser le niveau des fleuves sur lesquels étaient construits les barrages hydroélectriques. Vridi dispose de quatre groupes et produit depuis 100 MW. Ciprel suit en 1995 avec ses quatre groupes qui produisent 210 MW. Enfin Azito, mise en service en 1999 dont les deux groupes produisent 296 MW.
Le parc de production des deux sources d'énergie (hydroélectriques et thermiques) est de 1210 MW. Le problème qui se pose est que la "croissance soutenue de la demande (environ 5% par an depuis quelques années) n'a pas sa correspondance au niveau de l'offre. Tandis que la consommation augmente, en effet, le parc de production, lui, stagne quasiment. Pour une puissance installée de 1210 MW, la puissance disponible aux heures de pointe (de 19 heures à 22 heures) est de 859 MW tandis que la demande nationale aux mêmes heures culmine à 876 MW, soit une marge négative de 17 MW ", souligne dès le 2 décembre 2009 (deux mois avant " l'avarie " survenue à Azito) lors d'une conférence de presse, Mathias Kouassi, le secrétaire général de la CIE.

"L'Etat était prévenu"
De fait, " depuis 2006, fulmine Jean Louis Billon, le président de la Chambre de commerce et d'industrie de Côte d'Ivoire (CCI-CI), l'Etat était prévenu par les soins de la CIE ". " Nous avons demandé des réflexions sur la question en 2006, ajoute Lakoun Ouattara, directeur général de la Confédération générale des entreprises de Côte d'Ivoire (CGECI). Mais rien n'y a fait ". Une insuffisance dont est conscient le ministre des Mines et de l'Energie. " En 2006, admet-il, pour prévenir cette situation, nous avons organisé un séminaire important. Tous les acteurs étaient présents : les opérateurs gaziers, les opérateurs producteurs d'électricité, l'administration elle-même. Et nous avons défini un plan qui devrait normalement nous éviter cette situation ".
Ce plan attend d'être appliqué notamment avec le concours de la Banque mondiale, à en croire Léon Emmanuel Monnet.
Manque de volonté politique ou manque de ressources financières ou bien les deux à la fois ? " Nous nous trouvons dans cette situation, non parce que les planificateurs de ce secteur n'ont pas fait leur travail, mais simplement parce que les nouveaux ouvrages n'ont pas été réalisés dans les délais prescrits, et cela par manque de ressources ", rétorque Jacques Chevalier, le directeur général de la Planification, de la Documentation et de la Formation du ministère des Mines et de l'Energie.
A qui incombait la responsabilité de réaliser les nouveaux ouvrages ? "Notre rôle est d'attirer l'attention de l'Etat sur les ouvrages qui sont sa propriété. Il appartient à l'Etat de faire les investissements dans ce sens ", répond Flore Konan, la directrice générale de la CIE.
Outre le manque de ressources de l'Etat, auquel, la CGECI ajoute le manque de volonté politique, le secteur est confronté à d'autres insuffisances. " Nous rencontrons des difficultés dans l'exploitation du réseau, note le secrétaire général de la CIE. Cette situation résulte à la fois des effets négatifs de la crise déclenchée en 2002 d'une part, et des contraintes d'exploitation, d'autre part ".
" Le Nord ne paye pas les factures ", depuis huit ans, après le déclenchement de la crise le 19 septembre 2002, déplore la directrice générale de la CIE.
Pour sa part, Mathias Kouassi avance que " la dernière centrale a été construite en 1999. Alors que l'accroissement de la puissance installée est de 0 MW depuis lors, l'accroissement de la pointe a augmenté de 50%, l'accroissement de la consommation de 47% et l'augmentation du nombre de clients de 56% ". Parallèlement, il relève des " difficultés liées au transport d'énergie : maillage insuffisant, capacité limitée des lignes de grands transits, capacité des lignes 90 kV d'Abidjan atteinte, transformateurs de puissance en limite de capacité sur Abidjan et à l'intérieur ".
Les difficultés toujours selon Mathias Kouassi sont aussi " liées à la distribution de l'énergie : lignes et câbles vieillissants et surchargés, transformateurs de distribution saturés ".
A tous ces problèmes, s'ajoutent des " difficultés liées à l'environnement externe : la fraude, les vols et actes de vandalisme sur les installations électriques, les installations anarchiques ", fait observer le secrétaire général de la CIE. En définitive, Mathias Kouassi conclut que " les retards dans les investissements, les renouvellements et les extensions conduisent à exploiter aujourd'hui certains ouvrages au-delà de leur capacité ".

Le délestage
comme solution
Pour limiter les dégâts, depuis le dernier trimestre 2009, avant la survenue de l'avarie à Azito, la CIE, à en croire son secrétaire général, a opté pour une solution radicale : le délestage. Cette solution est à la fois une conséquence de toutes les contraintes citées plus haut et une solution " pour préserver les ouvrages ", soutient Mathias Kouassi et " pour éviter que tout le système s'écroule ", précise Yacouba Cissé, le sous-directeur de la communication de la CIE.
L'une des solutions préconisées par la CIE est un investissement de 250 milliards FCFA non compris la réalisation d'ouvrages de production, à savoir un barrage hydroélectrique ou une centrale thermique. " Les investissements ont été déjà identifiés avec la tutelle. Les recherches de financement sont en cours au niveau de l'Etat ", indique Mathias Kouassi. Ce que confirme le ministre Léon Emmanuel Monnet. A moyen terme, ce dernier prévoit la construction d'un barrage hydroélectrique à Soubré, dont les travaux, s'ils débutent cette année, s'achèveront en 2014. " C'est un projet lourd qui devrait coûter à l'Etat près de 350 milliards FCFA ", affirme-t-il.
En attendant, il faut réparer la panne survenue à Azito, pour revenir au statu quo ante. Qui paye la note ? " C'est à l'opérateur qu'incombe la maintenance et la réparation, déclare Léon Emmanuel Monnet. C'est donc Azito qui fait les réparations mais sous le contrôle de la SOPIE, qui est techniquement responsable de la gestion de ce matériel. Nous espérons qu'assez rapidement, cette turbine va revenir sur le réseau ". Car regrette le ministre des Mines et de l'Energie : " Je n'ai pas de solution immédiate ". Quand la panne sera-t-elle réparée ? " Probablement fin mars, selon nos estimations ", déclare Valentin Kouamé, le directeur général de la SOPIE. L'obscurité a encore de beaux petits jours devant elle…
André Silver Konan
kandresilver@yahoo.fr

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