Afrik.com - Au fil des jours, des mois et des années, le phénomène "Sape(o)logie est en passe de devenir une institution culturelle, même si d’aucuns la considèrent comme un épiphénomène. Avec l’apparition des vidéos, chacun, voulant paraître, y va de sa présentation et sa représentation. Ouvrages, articles, site internet, autant de champs créés pour exposer icônes et clones. Mais qui sont ces Congolais, amoureux des « chiffons » et producteurs d’un discours qui se veut scientifique comme l’indique son intitulé : « sapelogos = discours scientifique sur la sape » ? Ci-après une étude de cas.
Vendredi après-midi, alors que tu t’apprêtes à quitter ton travail, tu reçois soudain un coup de fil de ta femme, « peux-tu passer par Château-Rouge - le marché des Africains de Paris -, acheter des safous, de la morue, des aubergines, des gombos ? ». Tu pousses un soupir de mécontentement, car flâner rue Doudeauville et rue de Panama te répugne. Pourtant, pour des raisons personnelles, tu obtempères car les colères de ton épouse sont foudroyantes. A peine entres-tu dans une boutique qu’une voix qui ne t’est pas inconnue t’interpelle. C’est ton jeune frère, membre actif du milieu congolais de Château-Rouge. D’une main il tient une canette de bière, dissimulée dans un sac plastique et de l’autre, un gros sac d’une boutique connue de Paris : il a été à "la ville", comme on dit dans le langage congolais, c’est-à-dire qu’il s’est acheté soit un costume, soit une paire de chaussures. La trentaine révolue, ce cadet ne va jamais à une fête sans une nouvelle tenue. La fête, chez lui, c’est une occasion d’exhiber son "réglage" (le mariage des couleurs achevées et inachevées).
« Seras-tu demain au mariage de notre ami et "frère" du quartier, de Brazzaville ? » te demande-t-il. Sans hésiter, tu réponds par l’affirmative : tu as reçu le carton d’invitation le mois dernier. Il sourit, et te promet une raclée vestimentaire à ses adversaires. C’est une joie pour lui de participer à ce que Bourdieu appelle la « stratégie du défi et de la riposte ». A ses yeux, tu es un "ringard", "un ngaya"(plouc). Très drôle, ton petit-frère.
Au moment de t’en aller, il te propose une bière dans le "Nganda"(tripot) d’en face. Non, une invitation, ça ne se refuse pas, puisque celui qui te lance l’invitation sait que tu riposteras tôt ou tard. En fait, il joue à qui perd gagne. Mais ça n’est qu’un cliché, et, toi le grand-frère déclines l’invitation de lui le petit-frère. Tu lui dis que quelqu’un vient dîner à la maison, et que ta femme attend les courses. Ton petit-frère consent avec regret de te laisser partir mais te donne rendez-vous pour demain...
Salle des pas perdus
A la mairie, tu oscilles ta tête de gauche à droite, ton petit-frère n’y est pas. Il t’a posé un lapin. Qu’à cela ne tienne ! Tu le verras à la soirée dansante. A 21h, tandis que la salle commence à se remplir et que les mariés font leur entrée sous la mélodie de Théo Blaise Nkounkou, ton « petit » ne pointe toujours pas son nez. Lui est-il arrivé quelque chose ? Tu lui téléphones. Non, rien de mal ; il ne pourra être là que vers minuit, au moment où tout le monde sera installé, afin que sa tenue soit vue de tous. Moins vite on se présente en public, plus haut le public vous situe sur l’échelle de la distinction.
Le bazar
Ton cadet arrive à minuit, le plus tard possible, pour être le mieux vu. Sa démarche est chaloupée, il fait le tour de la salle sans saluer personne. Il t’a vu mais t’ignore. Tu étouffes un rire : sa tenue n’est pas saisonnière. Sous 2 degrés, il porte en effet un costume surper 100 d’un vert vif, une chemise bleue ciel et une cravate rouge, assortie à la pochette, mal enfoncée dans la poche. Il s’est chaussé (l’animal !) d’une William en crocodile bordeaux. Il a ouvert les boutons de manches de sa veste, retroussé les manches, laissé ouvert par intermittence le pan gauche de sa veste pour exhiber la griffe. Du n’importe quoi, te dis-tu ! Aucun doute, ses vêtements lui ont coûté une fortune, mais il les porte en dépit du bon sens. C’est suicidaire de préférer la laine pure vierge au flanelle en hiver. Conclusion : ton petit-frère est plus un partisan du luxe que de l’élégance. Et pour cause : "Le luxe est une affaire d’argent. L’élégance est une question d’éducation."(Sacha Guitry) Oui, être élégant est une qualité qui s’acquiert au fil du temps. C’est comme être bourgeois. C’est une manière d’être qui ne s’acquiert pas en deux ans. C’est un code familial, une éthique, un habitus. Cela, le "Sapelogue" l’ignore.
Tu t’éclipses un moment pour fumer une clope (Loi Evin oblige). Dehors, tu assistes, médusé, à une joute verbale entre deux jeunes femmes pratiquant à souhait la dialectique du défi et de la riposte. Elles sont rivales. Tu apprends que, ô surprise, ces deux jeunes femmes s’étripent pour ton petit-frère. Elles aussi se disent "Sapelogues", et chacune valorise sa tenue en citant les griffes qu’elles portent. Leurs signes distinctifs : elles sont coiffées de perruques, leur mise faite de falbalas superfétatoires. Deux corps ravagés par l’abus de la cortisone et par une transgression des règles de la diététique. Leur ventre est tellement rond qu’elles n’ont pas osé boutonner leur veste.
Tu plains ton petit-frère, disciple de Casanova et de Dom Juan : comment peut-il s’infliger une telle souffrance ? Quel fou ! Ne sait-il pas qu’en en France, un homme ne peut afficher ses "maîtresses" sans déclencher les flammes d’Hortefeux Brice ? Un grand "Sapeur", aujourd’hui disparu, Gondet Maleba, te disait qu’un Play-Boy ne peut courir deux lièvres à la fois. Une seule femme suffit, car l’élégance prend tellement de temps qu’on ne pense plus à sa libido. Alors, pourquoi ton petit-frère a-t-il plusieurs liaisons ? Mais bien sûr ! A cause de la distinction sociale. C’est la femme qui fait l’homme. Plus un homme a de "femmes", plus c’est un homme, c’est-à-dire un vrai homme.
L’inculture est sa botte secrète
Oui, au "Sapelogue" le succès, au "Sapeur" la gloire. Au "Sapelogue" le luxe, au "Sapeur" l’éducation. Au "Sapelogue" la troisième division, au "Sapeur" la Ligue des Champions. Contrairement au "Sapeur", le "Sapelogue" présente une faille considérable : l’inculture. Le "Sapelogue" en effet déteste les "nourritures spirituelles", il s’extasie devant les "nourritures terrestres". Tu demandes à ton petit-frère combien de livres a-t-il lus en une année, combien de films a-t-ils vus, etc, il se sauve. Quel désert culturel ! En revanche, ses nombreuses maîtresses lui ont conseillé Amour, Gloire et Beauté, Les feux de l’amour, Plus belle la vie, etc. Un jour où tu lui rends visite, il allume la Télé, et comme il est abonné au Bouquet africain, il compose le numéro de la rudimentaire Télécongo. Le journal commence à peine que la journaliste lance que le Congo vient d’accéder au statut de Pays pauvre très endetté. Tu espères en savoir davantage mais, bientôt, ton petit-frère allume son lecteur DVD. Des clips passent : tu reconnais la voix éraillée et inaudible de Werrason ; les caquètements et la monotonie exquise de Kofi Olomidé ; les rugissements d’Extra-Musica. Tes oreilles n’en peuvent plus, alors tu prends congé. Tu te dis que, comme le Congo, la "Sapelogie" constitue un chaos culturel...
par Bedel Baouna, pour l'autre afrik
Vendredi après-midi, alors que tu t’apprêtes à quitter ton travail, tu reçois soudain un coup de fil de ta femme, « peux-tu passer par Château-Rouge - le marché des Africains de Paris -, acheter des safous, de la morue, des aubergines, des gombos ? ». Tu pousses un soupir de mécontentement, car flâner rue Doudeauville et rue de Panama te répugne. Pourtant, pour des raisons personnelles, tu obtempères car les colères de ton épouse sont foudroyantes. A peine entres-tu dans une boutique qu’une voix qui ne t’est pas inconnue t’interpelle. C’est ton jeune frère, membre actif du milieu congolais de Château-Rouge. D’une main il tient une canette de bière, dissimulée dans un sac plastique et de l’autre, un gros sac d’une boutique connue de Paris : il a été à "la ville", comme on dit dans le langage congolais, c’est-à-dire qu’il s’est acheté soit un costume, soit une paire de chaussures. La trentaine révolue, ce cadet ne va jamais à une fête sans une nouvelle tenue. La fête, chez lui, c’est une occasion d’exhiber son "réglage" (le mariage des couleurs achevées et inachevées).
« Seras-tu demain au mariage de notre ami et "frère" du quartier, de Brazzaville ? » te demande-t-il. Sans hésiter, tu réponds par l’affirmative : tu as reçu le carton d’invitation le mois dernier. Il sourit, et te promet une raclée vestimentaire à ses adversaires. C’est une joie pour lui de participer à ce que Bourdieu appelle la « stratégie du défi et de la riposte ». A ses yeux, tu es un "ringard", "un ngaya"(plouc). Très drôle, ton petit-frère.
Au moment de t’en aller, il te propose une bière dans le "Nganda"(tripot) d’en face. Non, une invitation, ça ne se refuse pas, puisque celui qui te lance l’invitation sait que tu riposteras tôt ou tard. En fait, il joue à qui perd gagne. Mais ça n’est qu’un cliché, et, toi le grand-frère déclines l’invitation de lui le petit-frère. Tu lui dis que quelqu’un vient dîner à la maison, et que ta femme attend les courses. Ton petit-frère consent avec regret de te laisser partir mais te donne rendez-vous pour demain...
Salle des pas perdus
A la mairie, tu oscilles ta tête de gauche à droite, ton petit-frère n’y est pas. Il t’a posé un lapin. Qu’à cela ne tienne ! Tu le verras à la soirée dansante. A 21h, tandis que la salle commence à se remplir et que les mariés font leur entrée sous la mélodie de Théo Blaise Nkounkou, ton « petit » ne pointe toujours pas son nez. Lui est-il arrivé quelque chose ? Tu lui téléphones. Non, rien de mal ; il ne pourra être là que vers minuit, au moment où tout le monde sera installé, afin que sa tenue soit vue de tous. Moins vite on se présente en public, plus haut le public vous situe sur l’échelle de la distinction.
Le bazar
Ton cadet arrive à minuit, le plus tard possible, pour être le mieux vu. Sa démarche est chaloupée, il fait le tour de la salle sans saluer personne. Il t’a vu mais t’ignore. Tu étouffes un rire : sa tenue n’est pas saisonnière. Sous 2 degrés, il porte en effet un costume surper 100 d’un vert vif, une chemise bleue ciel et une cravate rouge, assortie à la pochette, mal enfoncée dans la poche. Il s’est chaussé (l’animal !) d’une William en crocodile bordeaux. Il a ouvert les boutons de manches de sa veste, retroussé les manches, laissé ouvert par intermittence le pan gauche de sa veste pour exhiber la griffe. Du n’importe quoi, te dis-tu ! Aucun doute, ses vêtements lui ont coûté une fortune, mais il les porte en dépit du bon sens. C’est suicidaire de préférer la laine pure vierge au flanelle en hiver. Conclusion : ton petit-frère est plus un partisan du luxe que de l’élégance. Et pour cause : "Le luxe est une affaire d’argent. L’élégance est une question d’éducation."(Sacha Guitry) Oui, être élégant est une qualité qui s’acquiert au fil du temps. C’est comme être bourgeois. C’est une manière d’être qui ne s’acquiert pas en deux ans. C’est un code familial, une éthique, un habitus. Cela, le "Sapelogue" l’ignore.
Tu t’éclipses un moment pour fumer une clope (Loi Evin oblige). Dehors, tu assistes, médusé, à une joute verbale entre deux jeunes femmes pratiquant à souhait la dialectique du défi et de la riposte. Elles sont rivales. Tu apprends que, ô surprise, ces deux jeunes femmes s’étripent pour ton petit-frère. Elles aussi se disent "Sapelogues", et chacune valorise sa tenue en citant les griffes qu’elles portent. Leurs signes distinctifs : elles sont coiffées de perruques, leur mise faite de falbalas superfétatoires. Deux corps ravagés par l’abus de la cortisone et par une transgression des règles de la diététique. Leur ventre est tellement rond qu’elles n’ont pas osé boutonner leur veste.
Tu plains ton petit-frère, disciple de Casanova et de Dom Juan : comment peut-il s’infliger une telle souffrance ? Quel fou ! Ne sait-il pas qu’en en France, un homme ne peut afficher ses "maîtresses" sans déclencher les flammes d’Hortefeux Brice ? Un grand "Sapeur", aujourd’hui disparu, Gondet Maleba, te disait qu’un Play-Boy ne peut courir deux lièvres à la fois. Une seule femme suffit, car l’élégance prend tellement de temps qu’on ne pense plus à sa libido. Alors, pourquoi ton petit-frère a-t-il plusieurs liaisons ? Mais bien sûr ! A cause de la distinction sociale. C’est la femme qui fait l’homme. Plus un homme a de "femmes", plus c’est un homme, c’est-à-dire un vrai homme.
L’inculture est sa botte secrète
Oui, au "Sapelogue" le succès, au "Sapeur" la gloire. Au "Sapelogue" le luxe, au "Sapeur" l’éducation. Au "Sapelogue" la troisième division, au "Sapeur" la Ligue des Champions. Contrairement au "Sapeur", le "Sapelogue" présente une faille considérable : l’inculture. Le "Sapelogue" en effet déteste les "nourritures spirituelles", il s’extasie devant les "nourritures terrestres". Tu demandes à ton petit-frère combien de livres a-t-il lus en une année, combien de films a-t-ils vus, etc, il se sauve. Quel désert culturel ! En revanche, ses nombreuses maîtresses lui ont conseillé Amour, Gloire et Beauté, Les feux de l’amour, Plus belle la vie, etc. Un jour où tu lui rends visite, il allume la Télé, et comme il est abonné au Bouquet africain, il compose le numéro de la rudimentaire Télécongo. Le journal commence à peine que la journaliste lance que le Congo vient d’accéder au statut de Pays pauvre très endetté. Tu espères en savoir davantage mais, bientôt, ton petit-frère allume son lecteur DVD. Des clips passent : tu reconnais la voix éraillée et inaudible de Werrason ; les caquètements et la monotonie exquise de Kofi Olomidé ; les rugissements d’Extra-Musica. Tes oreilles n’en peuvent plus, alors tu prends congé. Tu te dis que, comme le Congo, la "Sapelogie" constitue un chaos culturel...
par Bedel Baouna, pour l'autre afrik