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Société Publié le samedi 28 août 2010 | Le Nouveau Réveil

Vendeuses des chaussées d`Abidjan : Pourquoi elles risquent leur vie pour 100 francs CFA

Leur lieu de commerce : les chaussées et les bandes blanches des grands boulevards d'Abidjan.

Presque tous les jours, leur silhouette frêle, frôle les véhicules et tutoie le danger. Certaines ont à peine dix ans. D'autres, sont des filles-mères. Quelles raisons peuvent pousser ces vendeuses ambulantes à défier la mort, quotidiennement ? Pourquoi ne quittent-elles pas les chaussées en dépit des risques divers ? Enquête.

La tête écrabouillée d'une fillette, sous un énorme pneu d'un car de transport. L'image a fait le tour des rédactions d'Abidjan. Nous sommes en décembre 2008. La fillette était une vendeuse ambulante de sachets d'eau glacée, le long des chaussées du corridor de Yopougon Gesco d'Abidjan. Le drame abondamment relayé par la presse a été classé sans suite, après une brève interpellation du chauffeur. Aucun parent de la victime ne s'était, en effet, présenté à la police.

La victime était une déplacée de guerre. Selon les confidences de ses camarades du corridor de Yopougon Gesco, celle-ci dormait à la station d'essence, non loin de là. Une fillette de la rue, en quelque sorte.

Manifestement, le manque d'encadrement familial et l'inexistence d'une cellule familiale ou d'une famille d'accueil, ont été fatals pour la petite vendeuse de sachets d'eau glacée. Comme elle, nombreuses sont les jeunes filles qui se retrouvent à se " débrouiller " sur les chaussées d'Abidjan.

Poussées par la misère

Affoussatou Maranga, elle, n'est pas une fille de la rue. " Ma maman est à Colombie. C'est elle qui m'a dit de venir vendre ici. Mon père est mort ", témoigne-t-elle. Son père était un travailleur immigré. Sa mère, une Ivoirienne, est illettrée. Colombie est un quartier précaire situé à quelques encablures du carrefour Duncan du quartier chic des Deux-Plateaux d'Abidjan. Un carrefour où la densité du trafic provoque souvent d'énormes embouteillages dont raffolent les vendeuses des chaussées. Un père décédé, une mère sans emploi, une famille sans sou. A 12 ans, avec son foulard négligemment noué sur la tête, le regard vif, le sourire crispé, Affoussatou, porte le poids d'une famille de quatre enfants, sur ses frêles épaules. Depuis deux ans, elle se faufile entre les voitures, pour proposer aux automobilistes, ses serviettes "Gbagbo", ainsi appelées, parce qu'elles étaient régulièrement utilisées par le chef de l'Etat actuel, lors de ses marches, quand il était à l'opposition. Elle n'a jamais mis les pieds à l'école.

" Par jour, raconte-t-elle, en guettant le trafic sur le boulevard des Martyrs (ex-Latrille), au carrefour Las Palmas des Deux-Plateaux, je gagne 1.000 francs ou 1 500 francs ". Somme représentant le bénéfice tiré de la vente de petites serviettes de poche. Elle les revend à 100 francs CFA l'unité, après les avoir prises " en gros, à crédit chez une grande sœur à Adjamé ".

Risques

Qu'elles soient vendeuses de chewing-gum (100 francs CFA le paquet), de pommes (150 francs CFA l'unité), d'oranges (trois pour 100 francs CFA), de sachets d'eau glacée (50 francs CFA le sachet), etc., leur bénéfice quotidien dépasse rarement 2 000 francs CFA.

Dans une publication intitulée " Villes et citadins des tiers-mondes ", des chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de l'Université de Lyon II, expliquent que bien qu'elles soient dérisoires, " les sommes retirées des ventes quotidiennes sont immédiatement utilisées à satisfaire les besoins de la vie courante (nourriture, loyers, frais d'écolage…) sans que l'on fasse une différence bien nette entre chiffre d'affaires et bénéfice ".

La satisfaction de besoins primaires. Telle est l'une des raisons, outre la pauvreté de la famille, qui a poussé Fanta Sanogo, 19 ans, mère d'une fillette de 3 ans, à se risquer sur les chaussées du rond-point d'Adjamé Indénié (commune d'Abidjan). " Le père de mon enfant a refusé la grossesse, soutient-elle. J'utilise l'argent pour payer des habits pour mon enfant et pour le nourrir ".

Fanta Sanogo vit au Quartier Rouge, un sous-quartier populaire de la commune d'Adjamé. Elle a été témoin d'un accident de la circulation au carrefour de l'Indénié, qui l'a bouleversée, il y a un an. " Un monsieur a cogné un jeune qui vendait des papiers hygiéniques. Le monsieur est parti.

Heureusement, le jeune n'est pas mort. Il est revenu pour revendre ", raconte-t-elle d'une voix étouffée.

La traque quotidienne des services du District d'Abidjan, qui luttent contre les occupations anarchiques des trottoirs, la révoltent plutôt que de la décourager. Les maladies liées à la longue exposition au soleil, la fatigue (personne ne peut savoir combien de kilomètres elles ont dans les jambes par jour, tant elles courent après les véhicules), les railleries et insultes des passants et les arrestations de la police du District, font partie des risques du métier.

" Que faire ? "

" Qu'est-ce que les autorités veulent qu'on fasse ? Qu'on aille voler ou mendier ? ", lance Fanta Sanogo, les traits tirés par la colère.

Celle-ci veut bien abandonner ce métier " fait pour les hommes ", comme elle dit, qui ne lui rapporte pas grand-chose. Mais que peut-on faire, quand on a arrêté ses études à l'école primaire, sans avoir obtenu le Certificat d'étude primaire et élémentaire (CEPE), quand on n'a aucune épargne et que les structures chargées de l'encadrement des jeunes filles sont inaccessibles ?

Fanta a la réponse : rester aux abords des trottoirs. Car soutient-elle : " Je sais que quelqu'un peut venir me menacer en m'accusant d'avoir volé quelque chose dans sa voiture, qu'un chauffeur peut me renverser, mais si je ne viens pas sur la route, mon enfant, il mange quoi ? ".

Fatalité ? Certainement pas. Elles sont tout simplement " prises entre des exigences et les contingences de leur vie quotidienne ", souligne Dr Alfred Babo, psychologue et enseignant-chercheur à l'université de Bouaké.

Poussées par la pauvreté, l'analphabétisme, le manque d'encadrement familial ou structurel, le chômage, etc., des jeunes filles des banlieues d'Abidjan font les trottoirs en proposant des produits divers et peu coûteux, aux usagers de la route. Jusqu'à quand vont-elles résister à la tentation de faire les trottoirs en offrant leurs corps ?

Dr Alfred Babo (sociologue) : “C'est l'affaiblissement de l'Etat qui est en cause”

Dr Alfred Babo est sociologue. Il est enseignant-chercheur à l'Université de Bouaké. Dans cet entretien, il donne son avis sur les raisons qui poussent les jeunes filles à vendre sur les chaussées et aux abords des trottoirs et fait des propositions.

Qu'est-ce qui peut pousser des jeunes filles qui ont pour certaines moins de dix ans, à exposer leurs vies sur les chaussées, pour vendre des marchandises et vivres divers aux usagers de la route ?

Ces jeunes filles, notamment les enfants, ne sont pas toujours conscientes du danger auquel elles s'exposent. Elles sont prises entre des exigences et les contingences de leur vie quotidienne et les pressions parfois exercées par la famille. Pour elles, se retrouver à entretenir un rapport étroit au quotidien avec le danger ne relève donc pas de leur volonté consciente. Il faut signaler qu'elles peuvent aussi être parfois victimes d'exploitation.

Des cas d'accidents mortels ont été signalés et sont connus de ces vendeuses. Pourquoi défient-elles le danger ?

Il n'est pas juste de parler de défi, parce que personne ne peut défier la mort. Bien au contraire, les vendeurs ambulants aux abords des trottoirs et sur les chaussées, en général, rétorqueront que c'est pour rendre la vie plus agréable qu'ils se retrouvent aussitôt dans les rues après la survenue d'un accident mortel touchant l'un d'entre eux. Ce qu'il faut remarquer, c'est qu'on fait face aux effets pervers de la crise économique et sociale prolongée. Dans cette situation, le système informel est devenu un ressort à la fois économique et social pour les personnes les plus défavorisées. Et dans cette économie non règlementée, les risques sont non seulement voilés par les employeurs, mais parfois ignorés par les employés, en vue de garantir des emplois précaires et volatiles. Dans ces conditions, la perspective de la mort est refoulée et reculée dans les tréfonds de la conscience et on entend des propos qui frisent la résignation du genre " il faut bien mourir de quelque chose ".

Globalement, comment expliquez-vous cette propension à la prise de risques (cas des laveurs de vitres de voitures, des ramasseurs de poubelles qui ne se protègent pas le nez et le corps, etc.) de la jeunesse ivoirienne, en échange de gains financiers relativement faibles ?

D'abord pour ces jeunes, il ne s'agit pas d'une propension à la prise de risques. Ce n'est pas ce qui est visé en premier comme les élèves qui font le " bôrô d'enjaillement " par exemple. Ici, c'est d'abord une activité génératrice de revenus qui est menée. Ce sont les conditions d'exercice qui sont problématiques. Globalement, on peut lier cet état de fait au sous-développement qui peut être décliné lui-même en un faible niveau d'éducation, l'ignorance des droits élémentaires et des travailleurs de façon générale et des enfants en particulier, le non respect des lois (même quand elles sont sues) et l'affaiblissement de l'Etat qui laisse faire devant la déliquescence de la famille.

Or, si la famille est défaillante, seul l'Etat aurait pu être le garant des droits des personnes. L'Etat ne devrait pas tolérer la présence de ces enfants dans nos rues, donc au vu et au su des autorités.

Quelle solutions préconisez-vous pour ces jeunes filles ?

Certes, il est indéniable qu'aujourd'hui, le travail et le revenu rapportés par ces jeunes filles, constituent dans certaines familles une part importante du budget familial. A cet égard, certains pourraient juger qu'il faut entrevoir un encadrement de ces activités plutôt que de les proscrire.

Mais, à mon, avis l'action à mener doit aller dans le sens de l'intérêt supérieur de ces jeunes filles.

Leur intérêt est-il de prendre en charge leurs parents ou de s'insérer dans des activités d'apprentissage capable de contribuer à leur plein épanouissement ? Si ces activités, par leur nature, ne se développent que dans des conditions dangereuses, sur les routes, dans les corridors, etc., il est illusoire d'envisager des programmes de sensibilisation en vue de les amener à quitter les trottoirs. Il s'agit avant tout de réglementer des activités qui ont commencé dans l'informel mais qui, du fait de l'importance sociale et économique de certaines, ont besoin d'être aujourd'hui réglementées.

Enquête réalisée par André Silver Konan
kandresilver@yahoo.fr
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