Pour vous faire vivre le transport médicalisé des malades, Nord-Sud Quotidien a passé une journée avec les ambulanciers du Service d’aide médicale urgente (Samu). Notre reportage.
C’est encore le mois de ramadan. Précisément, le 16ème jour de jeûne, correspondant au 26 août 2010. Loin, dans la cour du Centre hospitalier universitaire(Chu) de Cocody, sur une terrasse, Ouonogo Djibril Hassan vient de terminer la prière musulmane de 16 heures. Il est 17 heures passées. Ce retardataire était préoccupé par le transfert d’un malade. Djibril Hassan est conducteur d’ambulance. Il exerce depuis 2006 au Service mobile d’urgence et de réanimation (Smur), l’une des trois entités du Service d’aide médicale urgente (Samu) logé au sein du Chu. Le Smur est l’unique service de l’Etat, spécialisé dans le transport médicalisé de malades. Djibril est le chauffeur de garde ce jour-là. Après sa prière, il souhaite rester sur place jusqu’à 18 heures 30, moment de la rupture du jeûne. Arrivée à 8 heures pour une journée de reportage sur les activités de ce service, notre équipe pense, elle aussi, avoir maintenant l’une des rares occasions de s’entretenir avec Djibril Hassan. L’objectif est d’obtenir des éclairages sur des faits constatés pendant plusieurs sorties, et savoir comment le machiniste gère, au quotidien, le stress du transport de personnes qui luttent contre la mort. Hélas, l’entretien ne durera pas longtemps. L’interlocuteur ne pourra pas, non plus, rompre son jeûne sur place. A peine entamons-nous la conversation avec lui, qu’il doit se relever et repartir. La polyclinique des II-Plateaux a demandé une ambulance pour le transfert d’un malade. Le médecin de garde arrive des bureaux avec l’équipement nécessaire. C’est un kit de réanimation, comprenant une bouteille d’oxygène, un respirateur artificiel, un appareil qui sert à contrôler le rythme cardiaque et la tension artérielle, un perfuseur automatique…L’équipe est composée d’un conducteur et d’un Ts. Sur le terrain, les deux jouent le rôle de brancardier. Au Samu, Ts désigne un médecin qui fait à la fois les interventions à domicile et les transferts de malades entre différents hôpitaux. Les deux lettres résultent de la fusion des anciens sous-services du transport médicalisé d’un hôpital à l’autre, des consultations à domicile (SOS). Le médecin donne le trajet au chauffeur. A chaque sortie, il faut connaître la distance pour s’assurer que la quantité de carburant disponible dans le réservoir du véhicule est suffisante. L’ambulance quitte en trombe le Samu, suivie de notre véhicule de reportage. Le cortège traverse la cour du Chu, et nous voici sur le boulevard de l’université. La destination va être ralliée via le carrefour de la maison de la télévision. Au niveau de l’Insaac (Institut national supérieur des arts et de l’action culturelle), les feux tricolores ne fonctionnent pas. Les voitures allant dans le même sens que nous se sont arrêtées pour laisser la priorité à celles de droite. Le conducteur donne juste un coup de frein, puis continue à une vitesse d’environ 60 km à l’heure. Il fait pareil aux deux carrefours suivants où les feux sont également en panne.
A l’ex-carrefour de la mort, rebaptisé aujourd’hui carrefour de la vie, le feu est au vert au moment où nous arrivons. Le fourgon peut donc poursuivre son chemin.
Les embouteillages, un casse-tête
Le véhicule de reportage le suit toujours. Le fourgon se faufile entre d’autres véhicules. L’exercice est un peu délicat, mais l’ambulancier qui en a l’habitude, visiblement réussit sans grande peine. Ce qui n’est pas toujours le cas pour notre véhicule de reportage. L’ambulance avance à ce rythme jusqu’au carrefour de l’Ecole nationale d’administration(Ena). Ici, Djibril doit faire d’autres slaloms. C’est une heure de pointe, l’embouteillage du très fréquenté boulevard des Martyrs s’étend déjà jusqu’à cet endroit. La sirène retentit depuis le départ du Chu. Le gyrophare et les feux de détresse scintillent. Malgré cette multitude de signalisations, certains conducteurs ne veulent pas lui céder le passage. Aux grandes manœuvres qu’il effectue pour se frayer un chemin entre les files de voitures, s’ajoutent donc des klaxons. Ça marche ! Les véhicules qu’il croise, s’arrêtent et il se retrouve devant des policiers qui régulent la circulation en raison d’une autre panne de feux tricolores. Les agents en kaki lui font signe de passer. Il accélère. De la voie de droite de l’autoroute où il tentait de se frayer un passage, le jeune ambulancier se rabat sur la gauche pour rattraper la voie qui mène à la polyclinique des II-Plateaux, sa destination. Le fourgon s’immobilise dans l’enceinte du centre de santé exactement à 17h 55. Le voyage a duré environ 10 minutes. Seuls le médecin et le chauffeur sont autorisés à voir le patient. Ils y vont avec un brancard à roues retiré de l’ambulance et poussé par le chauffeur. Dans le hall, où nous attendons, des visiteurs défilent devant un comptoir. Certains sont là pour des consultations, d’autres pour soutenir des proches malades. 7 minutes après, les ambulanciers ressortent avec une personne étendue sur la civière. Son visage, seule partie de son corps non cachée par sa couverture de couleur blanche, permet de l’identifier. C’est une femme, d’un âge avancé. Deux de ses parents, un homme et une femme, prennent place sur les sièges-avant. Comme lors des autres déplacements, un membre de l’équipe de reportage est autorisé à prendre place à l’arrière de l’ambulance, pour assister aux premiers soins que le praticien apporte au malade pendant le transfert. Pour des raisons d’intimité du patient, cette personne ne sera pas le photographe qui, lui, reste dans le véhicule de reportage. Cette fois, en plus du journaliste et du spécialiste du Samu, le médecin-traitant sera également du voyage. D’habitude, la présence d’un médecin étranger n’est pas permise. Mais celui-ci n’est pas tout à fait un étranger. Il s’agit d’un ancien du Samu. Son ex-collègue peut donc l’accepter à ses côtés. Nous nous asseyons à trois sur la banquette de deux places, face à la malade. Les deux véhicules prennent la direction de la Polyclinique Sainte Anne-Marie (Pisam) de Cocody. Fait marquant, contrairement au précédent voyage, l’ambulance roule moins vite. Il va au même rythme que tous les autres véhicules. «Des médecins sont déjà à bord avec tout l’équipement nécessaire pour l’assister jusqu’à destination. Pourquoi se précipiter et s’exposer à des risques d’accident ? Nous roulons vite quand nous allons chercher un malade parce que-là, il y a urgence. Mais, dès que celui-ci est dans l’ambulance, nous commençons les soins pré-hospitaliers», explique Dr Kouakou Albert. La malade, 77 ans, est diabétique et hypertendue.
Hospitalisée pour ses pathologies, elle a subi une brutale hémorragie interne. «C’est une indication opératoire, mais compte tenu de son âge et de son état, cela n’est pas possible en ce moment», répond son médecin au Ts qui lui demande les caractéristiques de sa patiente. Le médecin traitant a décidé de lui faire faire un scanner afin de déterminer l’origine de l’hémorragie. L’appareil n’existe pas sur place. Il fallait la conduire dans un autre centre qui en dispose. Et le Samu est le service le plus outillé pour faire l’aller-retour sans risque. Le véhicule est suffisamment équipé pour parer à toute complication. Après s’être bien informé sur la malade, l’urgentiste appelle sa base pour informer le régulateur. A savoir, le chef de l’équipe de garde. C’est un médecin un peu plus expérimenté qui ordonne et supervise les déplacements. Avant de raccrocher, le régulateur souhaite que le conducteur roule doucement. La pauvre vieille se tord de douleur. Elle gémit chaque fois que la voiture tombe dans une crevasse. «Du courage maman, nous arriverons bientôt», lui dit le Ts. 18h10, nous sommes à la Pisam. Direction, le service scanner. Il faut passer par le hall des urgences. Le véhicule est garé à l’entrée de la salle d’attente. La malade en est soigneusement retirée. Dans la salle d’attente, l’ambiance est presque la même qu’à l’entrée de la polyclinique des II-Plateaux.
Des expériences marquantes
Quelques visiteurs circulent entre leur siège et les guichets. Les urgentistes, visiblement habitués au lieu, empruntent le couloir qui mène au scanner. Mais la patiente n’est pas immédiatement examinée. Il faut attendre, pour une raison qui nous sera donnée bien plus tard. Le silence recommandé en ces lieux nous replonge dans les premiers instants de cette journée. Nous repensons à ces anecdotes relatées lors du briefing de la matinée par les plus anciens médecins-urgentistes du Samu ivoirien.
Surtout le célèbre Dr Chatigue qui fut médecin de la présidence de la République sous Henri Konan Bédié. Avant d’y être affecté, tout jeune agent du Samu, son équipe est dépêchée un matin à Attécoubé pour l’évacuation d’une malade mentale en travail. Son service est joint par une équipe de sapeurs- pompiers arrivée plus tôt sur les lieux. Quand le Samu arrive, le médecin examine la parturiente et constate que l’accouchement est imminent. En pareille situation, dit-il, il faut éviter tout déplacement avec la mère. Il décide de l’assister tout simplement dans sa procréation. Heureusement, le bébé est libéré sans encombre. Une autre histoire. Elle est plus récente celle-là. Le Samu est appelé au chevet d’une personnalité de ce pays. Le chef de l’Etat, Laurent Gbagbo, est présent avec d’autres grandes figures du pays et le médecin du patient. Dès qu’il arrive, l’urgentiste constate que son confrère est influencé par tous ces intellectuels qui, dans de telles circonstances, émettent des avis de pseudo-spécialistes. «Dans ces conditions, tu t’embrouilles et tu as du mal à réussir les tâches les plus élémentaires. J’ai alors demandé qu’on nous laisse seuls avec le malade», révèle le toubib. Vu que certains occupants sont restés circonspects, le chef de l’Etat intervient pour demander que le vœu des vrais spécialistes soit exécuté. «C’est leur forêt sacrée», lance Laurent Gbagbo avec son humour habituel.
Le fait suivant n’a rien d’amusant. Il est même très triste. C’est l’inoubliable expérience vécue par un des collègues du Dr Chatigue. Il part avec une ambulance répondre à l’appel d’une famille dont le fils de deux ans a perdu connaissance, après s’être noyé dans la piscine. Le médecin découvre un môme dont le cœur bat à peine. «J’ai essayé de redémarrer le cœur avec succès, mais le cerveau n’a pas suivi», regrette le thérapeute. L’enfant est mort. Les anciens ne se souviennent pas avoir enregistré un décès pendant le transfert. Cela est très rare, en raison des précautions avec lesquelles chaque cas est abordé. Quand le Samu se rend compte que le malade est mourant, il préfère prévenir sa famille et donner les derniers soins sur place.
Les interventions à domicile sont moins nombreuses que les déplacements de malades entre centres de santé. La preuve, ce vendredi, il n’en existe aucun sur les trois sorties de la journée. La première a lieu au Chu de Treichville. L’équipe est allée chercher un malade pour une dialyse dans un centre médical à Marcory. La deuxième intervention est similaire, mais elle se déroule dans la commune de Cocody. 15h 56 : un jeune homme arrive devant les locaux du Samu. Il vient demander une ambulance pour le déplacement de son frère aîné hospitalisé au service des urgences médicales du Chu voisin. Le vigile le conduit vers le régulateur du jour avec qui nous nous entretenons. «Mon frère est très souffrant, c’est urgent, docteur», lance le visiteur.
Un travail social
Le médecin lui demande le numéro de la chambre du malade. Il doit pouvoir vérifier que ses confrères du Chu ont effectivement prescrit une dialyse et aussi savoir si la clinique désignée peut et veut recevoir le patient pour le traitement. Ce sont les règles d’usage. Le Samu n’envoie pas d’équipe sur le terrain sans s’assurer que le transfert a été effectivement demandé par les traitants et que ceux qui doivent accueillir le malade sont en mesure d’améliorer son état. Lorsque le centre choisi n’est pas compétent, un autre est proposé au requérant. Les vérifications terminées, le régulateur informe le parent du malade du coût de la prestation. Il s’élève à 25.000 F quand le point de départ et la destination ne sont pas des hôpitaux publics. A Abidjan, entre deux structures publiques, c’est demi-tarif. Au lieu de 50.000 F, l’aller-retour est facturé à 25.000 F. Mais, l’aller simple coûte toujours 25.000F. Pour les interventions hors d’Abidjan, le prix est fixé en fonction de la distance.
La main droite sur la nuque, le sourire mélancolique, le jeune homme veut obtenir une réduction. Le médecin lui répond qu’il aurait payé deux fois plus cher s’il avait demandé une ambulance du privé. Il veut juste le taquiner. L’intervention n’est pas conditionnée au paiement immédiat du prix de la prestation. Le Smur informe les demandeurs que bien qu’étant assuré par un prestataire public, le service n’est pas gratuit. L’intervention se fait spontanément pour sauver le malade, et un service de recouvrement se charge, plus tard, de faire payer la facture par les bénéficiaires qui laissent leur adresse à l’équipe d’intervention. Cette démarche peut être abandonnée lorsque les personnes concernées sont visiblement incapables de payer. Il faut vite partir parce qu’un malade attend. Le Chu est rallié en moins de 5 minutes. Dans le couloir principal des urgences, nous sommes accueillis par plusieurs personnes aux mines renfrognées. Ce sont les autres parents du patient. Le chauffeur de l’ambulance sort son brancard et entre dans la salle où le malade est étendu. C’est un homme d’environ 40 ans. Le médecin du patient donne les caractéristiques du malade à l’équipe du Samu qui procède à d’autres examens pour voir si le déplacement est vraiment nécessaire. Oui, il l’est. «Ses reins n’arrivent plus à filtrer correctement le sang. Il lui faut absolument une dialyse », soutient le chef d’équipe. L’interné est arrivé au Chu pour une autre maladie. Pendant son traitement, il a subi une détresse respiratoire à cause de l’insuffisance rénale qu’il traîne depuis longtemps. Après la dialyse, il reviendra poursuivre son traitement. Il est 16 h32. Dans la cabine où se trouve le malade, le médecin allume la lumière et met le ventilateur en marche. Il actionne aussi l’appareil qui lui permet de surveiller la tension artérielle et le rythme cardiaque du malade. La fréquence cardiaque est un peu élevée et la saturation de son sang en oxygène est de 94%. En deçà de 98%, le malade est mal oxygéné. Mais, au bout de 2 minutes de route, grâce à l’oxygène qui lui est administrée depuis le Chu, il atteint 98%. «Nous surveillons tous les paramètres pour voir s’il y a une chute. Quand c’est le cas, nous essayons de déterminer les causes et nous appelons nos supérieurs pour des conseils, si nécessaire», explique le Ts. Le chauffeur ralentit aux différents carrefours. Certains automobilistes lui cèdent le passage, d’autres non. «Des chauffeurs nous demandent de nous envoler quand nous leur demandons le passage», rapporte le médecin. En quelques minutes, l’équipe médicale arrive devant la clinique Danga de Cocody. Le malade est conduit à l’unité de dialyse de l’hôpital. C’est au retour de cette intervention que l’équipe est appelée pour le transfert de la mémé qui attend d’être reçue au service scanner à la Pisam.
Retour à la Pisam
Après une dizaine de minutes de silence, nous nous renseignons auprès du médecin du Samu. Selon lui, la longue attente est liée à l’indisponibilité de l’appareil ou à la procédure de règlement de la facture. Une dame parée de sa tenue d’officier des eaux et forêts rejoint le groupe. «Maman, comment vas-tu», interroge-t-elle. On découvre que c’est une des filles de la patiente. «Je viens d’être informée. Comment vas-tu ?», reprend la nouvelle arrivante. Sa présence semble apporter un peu d’énergie et de réconfort à sa mère, qui se souvient du coup que quelqu’un lui avait attribué un an de plus. «J’ai mal …au ventre. Mais attendez, laquelle de vous deux, m’a donné, tout à l’heure dans l’ambulance, 77 ans ?», interroge la grand-mère. Sa question montre que l’autre dame venue dans l’ambulance est aussi sa fille. La maman la sermonne: «depuis quand ai-je 77 ans, vous êtes trop b…, j’ai 76 ans, ouvrez bien vos oreilles, j’ai 76 ans». Au lieu de fâcher, le coup de colère de la mamie installe la bonne humeur. Les visages crispés se détendent. 18h 28, l’ambulancier et son médecin nous font entrer dans une petite salle attenante à celle où se trouve le scanner. La septuagénaire y est conduite. En réalité, l’appareil était utilisé par un autre malade. Une fois admise, on entend de loin les geignements de la bonne dame. «Aidez-moi, j’ai mal au ventre», ne cesse-t-elle de répéter. Son médecin est avec le technicien qui lit l’écran du scanner dans une autre salle. L’observation dure déjà une trentaine de minutes. «C’est le signe qu’on a du mal à voir l’origine de l’hémorragie», souligne le chauffeur, qui n’a pas vu passer l’heure de la rupture du jeûne. Il est presque 19 heures, mais il ne peut pas se permettre la moindre absence avant la fin de sa mission, qui est de ramener la patiente à son point de départ. 19 heures 12, le scanner est terminé.
La cause de l’hémorragie n’a pu être déterminée. L’on décide de ramener la malade aux II-Plateaux, où son médecin poursuivra le diagnostic. L’ambulance y arrive à 19 heures 22. Sa mission terminée, Jibril et son médecin peuvent maintenant rejoindre leur base où le chauffeur pourra, enfin, rompre son jeûne.
Cissé Sindou
C’est encore le mois de ramadan. Précisément, le 16ème jour de jeûne, correspondant au 26 août 2010. Loin, dans la cour du Centre hospitalier universitaire(Chu) de Cocody, sur une terrasse, Ouonogo Djibril Hassan vient de terminer la prière musulmane de 16 heures. Il est 17 heures passées. Ce retardataire était préoccupé par le transfert d’un malade. Djibril Hassan est conducteur d’ambulance. Il exerce depuis 2006 au Service mobile d’urgence et de réanimation (Smur), l’une des trois entités du Service d’aide médicale urgente (Samu) logé au sein du Chu. Le Smur est l’unique service de l’Etat, spécialisé dans le transport médicalisé de malades. Djibril est le chauffeur de garde ce jour-là. Après sa prière, il souhaite rester sur place jusqu’à 18 heures 30, moment de la rupture du jeûne. Arrivée à 8 heures pour une journée de reportage sur les activités de ce service, notre équipe pense, elle aussi, avoir maintenant l’une des rares occasions de s’entretenir avec Djibril Hassan. L’objectif est d’obtenir des éclairages sur des faits constatés pendant plusieurs sorties, et savoir comment le machiniste gère, au quotidien, le stress du transport de personnes qui luttent contre la mort. Hélas, l’entretien ne durera pas longtemps. L’interlocuteur ne pourra pas, non plus, rompre son jeûne sur place. A peine entamons-nous la conversation avec lui, qu’il doit se relever et repartir. La polyclinique des II-Plateaux a demandé une ambulance pour le transfert d’un malade. Le médecin de garde arrive des bureaux avec l’équipement nécessaire. C’est un kit de réanimation, comprenant une bouteille d’oxygène, un respirateur artificiel, un appareil qui sert à contrôler le rythme cardiaque et la tension artérielle, un perfuseur automatique…L’équipe est composée d’un conducteur et d’un Ts. Sur le terrain, les deux jouent le rôle de brancardier. Au Samu, Ts désigne un médecin qui fait à la fois les interventions à domicile et les transferts de malades entre différents hôpitaux. Les deux lettres résultent de la fusion des anciens sous-services du transport médicalisé d’un hôpital à l’autre, des consultations à domicile (SOS). Le médecin donne le trajet au chauffeur. A chaque sortie, il faut connaître la distance pour s’assurer que la quantité de carburant disponible dans le réservoir du véhicule est suffisante. L’ambulance quitte en trombe le Samu, suivie de notre véhicule de reportage. Le cortège traverse la cour du Chu, et nous voici sur le boulevard de l’université. La destination va être ralliée via le carrefour de la maison de la télévision. Au niveau de l’Insaac (Institut national supérieur des arts et de l’action culturelle), les feux tricolores ne fonctionnent pas. Les voitures allant dans le même sens que nous se sont arrêtées pour laisser la priorité à celles de droite. Le conducteur donne juste un coup de frein, puis continue à une vitesse d’environ 60 km à l’heure. Il fait pareil aux deux carrefours suivants où les feux sont également en panne.
A l’ex-carrefour de la mort, rebaptisé aujourd’hui carrefour de la vie, le feu est au vert au moment où nous arrivons. Le fourgon peut donc poursuivre son chemin.
Les embouteillages, un casse-tête
Le véhicule de reportage le suit toujours. Le fourgon se faufile entre d’autres véhicules. L’exercice est un peu délicat, mais l’ambulancier qui en a l’habitude, visiblement réussit sans grande peine. Ce qui n’est pas toujours le cas pour notre véhicule de reportage. L’ambulance avance à ce rythme jusqu’au carrefour de l’Ecole nationale d’administration(Ena). Ici, Djibril doit faire d’autres slaloms. C’est une heure de pointe, l’embouteillage du très fréquenté boulevard des Martyrs s’étend déjà jusqu’à cet endroit. La sirène retentit depuis le départ du Chu. Le gyrophare et les feux de détresse scintillent. Malgré cette multitude de signalisations, certains conducteurs ne veulent pas lui céder le passage. Aux grandes manœuvres qu’il effectue pour se frayer un chemin entre les files de voitures, s’ajoutent donc des klaxons. Ça marche ! Les véhicules qu’il croise, s’arrêtent et il se retrouve devant des policiers qui régulent la circulation en raison d’une autre panne de feux tricolores. Les agents en kaki lui font signe de passer. Il accélère. De la voie de droite de l’autoroute où il tentait de se frayer un passage, le jeune ambulancier se rabat sur la gauche pour rattraper la voie qui mène à la polyclinique des II-Plateaux, sa destination. Le fourgon s’immobilise dans l’enceinte du centre de santé exactement à 17h 55. Le voyage a duré environ 10 minutes. Seuls le médecin et le chauffeur sont autorisés à voir le patient. Ils y vont avec un brancard à roues retiré de l’ambulance et poussé par le chauffeur. Dans le hall, où nous attendons, des visiteurs défilent devant un comptoir. Certains sont là pour des consultations, d’autres pour soutenir des proches malades. 7 minutes après, les ambulanciers ressortent avec une personne étendue sur la civière. Son visage, seule partie de son corps non cachée par sa couverture de couleur blanche, permet de l’identifier. C’est une femme, d’un âge avancé. Deux de ses parents, un homme et une femme, prennent place sur les sièges-avant. Comme lors des autres déplacements, un membre de l’équipe de reportage est autorisé à prendre place à l’arrière de l’ambulance, pour assister aux premiers soins que le praticien apporte au malade pendant le transfert. Pour des raisons d’intimité du patient, cette personne ne sera pas le photographe qui, lui, reste dans le véhicule de reportage. Cette fois, en plus du journaliste et du spécialiste du Samu, le médecin-traitant sera également du voyage. D’habitude, la présence d’un médecin étranger n’est pas permise. Mais celui-ci n’est pas tout à fait un étranger. Il s’agit d’un ancien du Samu. Son ex-collègue peut donc l’accepter à ses côtés. Nous nous asseyons à trois sur la banquette de deux places, face à la malade. Les deux véhicules prennent la direction de la Polyclinique Sainte Anne-Marie (Pisam) de Cocody. Fait marquant, contrairement au précédent voyage, l’ambulance roule moins vite. Il va au même rythme que tous les autres véhicules. «Des médecins sont déjà à bord avec tout l’équipement nécessaire pour l’assister jusqu’à destination. Pourquoi se précipiter et s’exposer à des risques d’accident ? Nous roulons vite quand nous allons chercher un malade parce que-là, il y a urgence. Mais, dès que celui-ci est dans l’ambulance, nous commençons les soins pré-hospitaliers», explique Dr Kouakou Albert. La malade, 77 ans, est diabétique et hypertendue.
Hospitalisée pour ses pathologies, elle a subi une brutale hémorragie interne. «C’est une indication opératoire, mais compte tenu de son âge et de son état, cela n’est pas possible en ce moment», répond son médecin au Ts qui lui demande les caractéristiques de sa patiente. Le médecin traitant a décidé de lui faire faire un scanner afin de déterminer l’origine de l’hémorragie. L’appareil n’existe pas sur place. Il fallait la conduire dans un autre centre qui en dispose. Et le Samu est le service le plus outillé pour faire l’aller-retour sans risque. Le véhicule est suffisamment équipé pour parer à toute complication. Après s’être bien informé sur la malade, l’urgentiste appelle sa base pour informer le régulateur. A savoir, le chef de l’équipe de garde. C’est un médecin un peu plus expérimenté qui ordonne et supervise les déplacements. Avant de raccrocher, le régulateur souhaite que le conducteur roule doucement. La pauvre vieille se tord de douleur. Elle gémit chaque fois que la voiture tombe dans une crevasse. «Du courage maman, nous arriverons bientôt», lui dit le Ts. 18h10, nous sommes à la Pisam. Direction, le service scanner. Il faut passer par le hall des urgences. Le véhicule est garé à l’entrée de la salle d’attente. La malade en est soigneusement retirée. Dans la salle d’attente, l’ambiance est presque la même qu’à l’entrée de la polyclinique des II-Plateaux.
Des expériences marquantes
Quelques visiteurs circulent entre leur siège et les guichets. Les urgentistes, visiblement habitués au lieu, empruntent le couloir qui mène au scanner. Mais la patiente n’est pas immédiatement examinée. Il faut attendre, pour une raison qui nous sera donnée bien plus tard. Le silence recommandé en ces lieux nous replonge dans les premiers instants de cette journée. Nous repensons à ces anecdotes relatées lors du briefing de la matinée par les plus anciens médecins-urgentistes du Samu ivoirien.
Surtout le célèbre Dr Chatigue qui fut médecin de la présidence de la République sous Henri Konan Bédié. Avant d’y être affecté, tout jeune agent du Samu, son équipe est dépêchée un matin à Attécoubé pour l’évacuation d’une malade mentale en travail. Son service est joint par une équipe de sapeurs- pompiers arrivée plus tôt sur les lieux. Quand le Samu arrive, le médecin examine la parturiente et constate que l’accouchement est imminent. En pareille situation, dit-il, il faut éviter tout déplacement avec la mère. Il décide de l’assister tout simplement dans sa procréation. Heureusement, le bébé est libéré sans encombre. Une autre histoire. Elle est plus récente celle-là. Le Samu est appelé au chevet d’une personnalité de ce pays. Le chef de l’Etat, Laurent Gbagbo, est présent avec d’autres grandes figures du pays et le médecin du patient. Dès qu’il arrive, l’urgentiste constate que son confrère est influencé par tous ces intellectuels qui, dans de telles circonstances, émettent des avis de pseudo-spécialistes. «Dans ces conditions, tu t’embrouilles et tu as du mal à réussir les tâches les plus élémentaires. J’ai alors demandé qu’on nous laisse seuls avec le malade», révèle le toubib. Vu que certains occupants sont restés circonspects, le chef de l’Etat intervient pour demander que le vœu des vrais spécialistes soit exécuté. «C’est leur forêt sacrée», lance Laurent Gbagbo avec son humour habituel.
Le fait suivant n’a rien d’amusant. Il est même très triste. C’est l’inoubliable expérience vécue par un des collègues du Dr Chatigue. Il part avec une ambulance répondre à l’appel d’une famille dont le fils de deux ans a perdu connaissance, après s’être noyé dans la piscine. Le médecin découvre un môme dont le cœur bat à peine. «J’ai essayé de redémarrer le cœur avec succès, mais le cerveau n’a pas suivi», regrette le thérapeute. L’enfant est mort. Les anciens ne se souviennent pas avoir enregistré un décès pendant le transfert. Cela est très rare, en raison des précautions avec lesquelles chaque cas est abordé. Quand le Samu se rend compte que le malade est mourant, il préfère prévenir sa famille et donner les derniers soins sur place.
Les interventions à domicile sont moins nombreuses que les déplacements de malades entre centres de santé. La preuve, ce vendredi, il n’en existe aucun sur les trois sorties de la journée. La première a lieu au Chu de Treichville. L’équipe est allée chercher un malade pour une dialyse dans un centre médical à Marcory. La deuxième intervention est similaire, mais elle se déroule dans la commune de Cocody. 15h 56 : un jeune homme arrive devant les locaux du Samu. Il vient demander une ambulance pour le déplacement de son frère aîné hospitalisé au service des urgences médicales du Chu voisin. Le vigile le conduit vers le régulateur du jour avec qui nous nous entretenons. «Mon frère est très souffrant, c’est urgent, docteur», lance le visiteur.
Un travail social
Le médecin lui demande le numéro de la chambre du malade. Il doit pouvoir vérifier que ses confrères du Chu ont effectivement prescrit une dialyse et aussi savoir si la clinique désignée peut et veut recevoir le patient pour le traitement. Ce sont les règles d’usage. Le Samu n’envoie pas d’équipe sur le terrain sans s’assurer que le transfert a été effectivement demandé par les traitants et que ceux qui doivent accueillir le malade sont en mesure d’améliorer son état. Lorsque le centre choisi n’est pas compétent, un autre est proposé au requérant. Les vérifications terminées, le régulateur informe le parent du malade du coût de la prestation. Il s’élève à 25.000 F quand le point de départ et la destination ne sont pas des hôpitaux publics. A Abidjan, entre deux structures publiques, c’est demi-tarif. Au lieu de 50.000 F, l’aller-retour est facturé à 25.000 F. Mais, l’aller simple coûte toujours 25.000F. Pour les interventions hors d’Abidjan, le prix est fixé en fonction de la distance.
La main droite sur la nuque, le sourire mélancolique, le jeune homme veut obtenir une réduction. Le médecin lui répond qu’il aurait payé deux fois plus cher s’il avait demandé une ambulance du privé. Il veut juste le taquiner. L’intervention n’est pas conditionnée au paiement immédiat du prix de la prestation. Le Smur informe les demandeurs que bien qu’étant assuré par un prestataire public, le service n’est pas gratuit. L’intervention se fait spontanément pour sauver le malade, et un service de recouvrement se charge, plus tard, de faire payer la facture par les bénéficiaires qui laissent leur adresse à l’équipe d’intervention. Cette démarche peut être abandonnée lorsque les personnes concernées sont visiblement incapables de payer. Il faut vite partir parce qu’un malade attend. Le Chu est rallié en moins de 5 minutes. Dans le couloir principal des urgences, nous sommes accueillis par plusieurs personnes aux mines renfrognées. Ce sont les autres parents du patient. Le chauffeur de l’ambulance sort son brancard et entre dans la salle où le malade est étendu. C’est un homme d’environ 40 ans. Le médecin du patient donne les caractéristiques du malade à l’équipe du Samu qui procède à d’autres examens pour voir si le déplacement est vraiment nécessaire. Oui, il l’est. «Ses reins n’arrivent plus à filtrer correctement le sang. Il lui faut absolument une dialyse », soutient le chef d’équipe. L’interné est arrivé au Chu pour une autre maladie. Pendant son traitement, il a subi une détresse respiratoire à cause de l’insuffisance rénale qu’il traîne depuis longtemps. Après la dialyse, il reviendra poursuivre son traitement. Il est 16 h32. Dans la cabine où se trouve le malade, le médecin allume la lumière et met le ventilateur en marche. Il actionne aussi l’appareil qui lui permet de surveiller la tension artérielle et le rythme cardiaque du malade. La fréquence cardiaque est un peu élevée et la saturation de son sang en oxygène est de 94%. En deçà de 98%, le malade est mal oxygéné. Mais, au bout de 2 minutes de route, grâce à l’oxygène qui lui est administrée depuis le Chu, il atteint 98%. «Nous surveillons tous les paramètres pour voir s’il y a une chute. Quand c’est le cas, nous essayons de déterminer les causes et nous appelons nos supérieurs pour des conseils, si nécessaire», explique le Ts. Le chauffeur ralentit aux différents carrefours. Certains automobilistes lui cèdent le passage, d’autres non. «Des chauffeurs nous demandent de nous envoler quand nous leur demandons le passage», rapporte le médecin. En quelques minutes, l’équipe médicale arrive devant la clinique Danga de Cocody. Le malade est conduit à l’unité de dialyse de l’hôpital. C’est au retour de cette intervention que l’équipe est appelée pour le transfert de la mémé qui attend d’être reçue au service scanner à la Pisam.
Retour à la Pisam
Après une dizaine de minutes de silence, nous nous renseignons auprès du médecin du Samu. Selon lui, la longue attente est liée à l’indisponibilité de l’appareil ou à la procédure de règlement de la facture. Une dame parée de sa tenue d’officier des eaux et forêts rejoint le groupe. «Maman, comment vas-tu», interroge-t-elle. On découvre que c’est une des filles de la patiente. «Je viens d’être informée. Comment vas-tu ?», reprend la nouvelle arrivante. Sa présence semble apporter un peu d’énergie et de réconfort à sa mère, qui se souvient du coup que quelqu’un lui avait attribué un an de plus. «J’ai mal …au ventre. Mais attendez, laquelle de vous deux, m’a donné, tout à l’heure dans l’ambulance, 77 ans ?», interroge la grand-mère. Sa question montre que l’autre dame venue dans l’ambulance est aussi sa fille. La maman la sermonne: «depuis quand ai-je 77 ans, vous êtes trop b…, j’ai 76 ans, ouvrez bien vos oreilles, j’ai 76 ans». Au lieu de fâcher, le coup de colère de la mamie installe la bonne humeur. Les visages crispés se détendent. 18h 28, l’ambulancier et son médecin nous font entrer dans une petite salle attenante à celle où se trouve le scanner. La septuagénaire y est conduite. En réalité, l’appareil était utilisé par un autre malade. Une fois admise, on entend de loin les geignements de la bonne dame. «Aidez-moi, j’ai mal au ventre», ne cesse-t-elle de répéter. Son médecin est avec le technicien qui lit l’écran du scanner dans une autre salle. L’observation dure déjà une trentaine de minutes. «C’est le signe qu’on a du mal à voir l’origine de l’hémorragie», souligne le chauffeur, qui n’a pas vu passer l’heure de la rupture du jeûne. Il est presque 19 heures, mais il ne peut pas se permettre la moindre absence avant la fin de sa mission, qui est de ramener la patiente à son point de départ. 19 heures 12, le scanner est terminé.
La cause de l’hémorragie n’a pu être déterminée. L’on décide de ramener la malade aux II-Plateaux, où son médecin poursuivra le diagnostic. L’ambulance y arrive à 19 heures 22. Sa mission terminée, Jibril et son médecin peuvent maintenant rejoindre leur base où le chauffeur pourra, enfin, rompre son jeûne.
Cissé Sindou