La dépêche diplomatique - Chacun connaît l’histoire de la grenouille et du scorpion. Celui-ci, désirant traverser un ruisseau, avait demandé à la grenouille de le porter sur son dos. La grenouille s’étonnera de cette proposition, craignant le dard envenimé du scorpion. « Rien à craindre, lui rétorquera-t-il. Je ne sais pas nager et ma piqûre serait mortelle pour nous deux ». La Grenouille se laissa convaincre par l’argument et l’étonnant couple se lança dans la délicate traversée. La rive en vue, le scorpion piqua la grenouille ; qui, avant de couler au fond de l’eau, s’étonnera de ce geste effectivement mortel pour tous deux. « Je n’y suis pour rien, rétorquera le scorpion. C’est dans ma nature ».
La Côte d’Ivoire vient d’organiser sa véritable première élection présidentielle « ouverte ». En 1990, au lendemain de l’instauration du multipartisme, il était inimaginable que le « Vieux » ne puisse pas l’emporter. En 1995 et en 2000, les principaux leaders de l’opposition avaient été écartés du scrutin. En 2005, la présidentielle n’avait pas pu être organisée. Et depuis cinq ans, on attendait avec impatience de voir ce que cela pouvait donner sur le terrain. Un premier tour exceptionnel : taux de participation record, pas d’affrontements majeurs ; et un résultat quelque peu inattendu : Laurent Gbagbo n’était pas élu d’emblée tandis qu’Alassane Ouattara, à quelques encablures seulement du « sortant », recevait le soutien sans retenue du troisième larron : Henri Konan Bédié. Ajoutons une campagne pour le second tour qui s’achevait par une confrontation télévisée entre les deux challengers au cours de laquelle ils se montreront « raisonnables ». La grenouille était prête à transporter le scorpion de l’autre côté du ruisseau !
Nous en sommes là aujourd’hui. Après un interminable dimanche passé à guetter les incidents en Côte d’Ivoire et les courriels venus d’un peu partout en Afrique, plus désespérés les uns que les autres à la suite des tensions exacerbées au cours des derniers jours (un premier mort, dans l’Ouest, le jeudi 25 novembre 2010, puis les tirs à balles réelles des forces de l’ordre contre la foule à Abobo, à la périphérie d’Abidjan, lors des manifestations contre le couvre-feu), ce lundi s’avère plus long encore dans l’attente des résultats et, surtout, des dysfonctionnements annonciateurs d’une « grosse manip ». Youn-jin Choi, le représentant du secrétaire général des Nations unies en Côte d’Ivoire, a dit ce qu’il fallait dire : la présidentielle du 28 novembre 2010 « constituera l’heure de vérité pour le peuple ivoirien et ses dirigeants ».
Le « duel télévisé historique » a laissé pensé aux commentateurs qu’entre le « scorpion » et la « grenouille » l’intérêt général l’emportait sur les intérêts particuliers. Pas question de mettre la Côte d’Ivoire « à feu et à sang ». Il faut dire que cela a déjà été fait... Et Blaise Compaoré, le « facilitateur », est descendu à Abidjan à la veille du scrutin pour rappeler tout le monde à l’ordre. « Soucieux de créer les conditions d’un avenir plus radieux pour la Côte d’Ivoire, souligne le communiqué final publié à l’issue du séjour ivoirien du chef de l’Etat burkinabé, le Facilitateur et les parties ivoiriennes, en particulier les deux candidats, conviennent de la nécessité de continuer à promouvoir le dialogue et la concertation entre toutes les forces vives de la Nation pour consolider la paix, la réconciliation et l’unité nationale en Côte d’Ivoire ».
J’aurais, peut-être, pu croire en la bonne volonté de Gbagbo en 1995 ou en 1999. Au-delà, il faut être sourd et aveugle pour rester muet. Il faut être encore plus handicapé (physiquement et mentalement) que cela pour penser que les « chefs de guerre » qui ont mis le Nord de la Côte d’Ivoire en coupe réglée vont ranger leurs armes de guerre, rendre les 4 x 4 volés, dédommager les filles violées et chercher un job dans l’administration ou le privé ! Alain Saint Robespierre, dans le quotidien burkinabé L’Observateur Paalga de ce matin (lundi 29 novembre 2010), posait la bonne question : « Gbagbo et Ouattara ont-ils perdu tout contrôle sur leurs partisans ou ont-ils tout simplement rusé avec les téléspectateurs ? », ajoutant : « Comment rester zen face à la vague de violences […] qui a précédé le scrutin à Abidjan et à l’intérieur du pays ? ».
Je n’ai pas la mémoire courte. Le « Je ne serai pas battu. J’y suis, j’y reste » de Gbagbo (Jeune Afrique du 17 octobre 2010), est explicite. Plus encore quand Gbagbo souligne, dans le même entretien avec François Soudan, que « près du tiers des électeurs vivent dans le meeting-pot d’Abidjan […] C’est là que la bataille sera la plus intéressante à observer ». Ce matin, dans Libération (lundi 29 novembre 2010), Thomas Hofnung rappelait que Gbagbo, qui « se voit comme un « résistant » prêt à entrer définitivement dans l’histoire […], a conquis de haute lutte le pouvoir et ne le lâchera pas facilement ». En instaurant le couvre-feu, Gbagbo verrouille toute activité dans la capitale (1/3 des électeurs, précise-t-il). Et en confiant le contrôle de ce couvre-feu à des militaires et à des policiers ivoiriens dont il a tout récemment assuré la promotion (et quelle promotion, l’armée et les forces de l’ordre ivoirienne sont devenues une « armée mexicaine », mais il est vrai que les « rebelles » n’ont pas mégoté non plus sur les galons), il sait de quel côté penchera la balance. Le sien ! Dans un système où la prévarication a été érigé en mode de production politique et économique qui a envie de voir arriver au pouvoir un homme réputé pour sa rigueur de gestion ?
Ce qui ne cesse de m’étonner dans tout cela, c’est le côté juge et partie de Gbagbo. Son mandat s’est achevé en 2005 ; et nul ne peut nier qu’il a traîné des pieds autant qu’il a pu pour ne pas aller à une présidentielle dont il ne cessait pourtant d’annoncer qu’il sortirait vainqueur dès le premier tour. « Vraiment y a rien en face » affirmaient ses séides. A la veille d’une échéance majeure, le voilà qui annonce publiquement (sans que le premier ministre ne semble en être informé, et moins encore son challenger) qu’un couvre-feu va être instauré. C’est changer la règle du jeu avant même qu’il n’y ait eu un premier mort sur le terrain électoral. Ce n’est pas que je sois soupçonneux, mais je doute que l’objectif de Gbagbo soit la « sécurisation » du scrutin. Bien plutôt sa « manipulation ».
Il est naïf de penser qu’il puisse en être autrement. La défaite de Gbagbo serait un prélude à l’implosion de son parti, le FPI. Si la crédibilité internationale de l’actuel chef de l’Etat ivoirien est réduite à sa portion congrue (ses soutiens, à Luanda et à Pretoria, ont été bien silencieux ces derniers temps ; même chose à Paris), il faut souligner qu’elle est aussi sujette à caution en Côte d’Ivoire. Il y a un certain temps déjà que Simone, son épouse, a pris ses distances ; elle a même envisagé, un temps, de jouer « solo » dans cette affaire. Or, Simone a été la véritable instigatrice de la victoire de Laurent en 2000 et du durcissement de ses positions depuis la rébellion de 2002. Tout le « sale boulot », c’est elle qui l’a assuré quand Laurent, quelque peu dépressif et toujours incertain politiquement, avait tendance à penser qu’il ne servait à rien d’aller jusqu’au bout. La stratégie, c’est Simone ; la tactique, c’est Simone ; la logistique, c’est Simone ; le passage du « socialisme » à « l’évangélisme » (avec ce que cela implique comme réseau d’influence et de source de financement), c’est encore Simone. Or, Gbagbo n’écoute plus que Nady, jeune journaliste « nordiste ». On comprend que cela agace Simone. C’est dire que Gbagbo joue son devenir ; en tant que président de la République mais également comme leader politique. Le problème avec les scorpions, ce n’est pas qu’ils ont un dard mortel et qu’ils ne savent pas nager ; c’est qu’ils sont tout juste bon à « foutre le bordel ». C’est dans leur nature.
Jean-Pierre Béjot, éditeur-conseil mis en ligne par Diomandé Adama.
La Côte d’Ivoire vient d’organiser sa véritable première élection présidentielle « ouverte ». En 1990, au lendemain de l’instauration du multipartisme, il était inimaginable que le « Vieux » ne puisse pas l’emporter. En 1995 et en 2000, les principaux leaders de l’opposition avaient été écartés du scrutin. En 2005, la présidentielle n’avait pas pu être organisée. Et depuis cinq ans, on attendait avec impatience de voir ce que cela pouvait donner sur le terrain. Un premier tour exceptionnel : taux de participation record, pas d’affrontements majeurs ; et un résultat quelque peu inattendu : Laurent Gbagbo n’était pas élu d’emblée tandis qu’Alassane Ouattara, à quelques encablures seulement du « sortant », recevait le soutien sans retenue du troisième larron : Henri Konan Bédié. Ajoutons une campagne pour le second tour qui s’achevait par une confrontation télévisée entre les deux challengers au cours de laquelle ils se montreront « raisonnables ». La grenouille était prête à transporter le scorpion de l’autre côté du ruisseau !
Nous en sommes là aujourd’hui. Après un interminable dimanche passé à guetter les incidents en Côte d’Ivoire et les courriels venus d’un peu partout en Afrique, plus désespérés les uns que les autres à la suite des tensions exacerbées au cours des derniers jours (un premier mort, dans l’Ouest, le jeudi 25 novembre 2010, puis les tirs à balles réelles des forces de l’ordre contre la foule à Abobo, à la périphérie d’Abidjan, lors des manifestations contre le couvre-feu), ce lundi s’avère plus long encore dans l’attente des résultats et, surtout, des dysfonctionnements annonciateurs d’une « grosse manip ». Youn-jin Choi, le représentant du secrétaire général des Nations unies en Côte d’Ivoire, a dit ce qu’il fallait dire : la présidentielle du 28 novembre 2010 « constituera l’heure de vérité pour le peuple ivoirien et ses dirigeants ».
Le « duel télévisé historique » a laissé pensé aux commentateurs qu’entre le « scorpion » et la « grenouille » l’intérêt général l’emportait sur les intérêts particuliers. Pas question de mettre la Côte d’Ivoire « à feu et à sang ». Il faut dire que cela a déjà été fait... Et Blaise Compaoré, le « facilitateur », est descendu à Abidjan à la veille du scrutin pour rappeler tout le monde à l’ordre. « Soucieux de créer les conditions d’un avenir plus radieux pour la Côte d’Ivoire, souligne le communiqué final publié à l’issue du séjour ivoirien du chef de l’Etat burkinabé, le Facilitateur et les parties ivoiriennes, en particulier les deux candidats, conviennent de la nécessité de continuer à promouvoir le dialogue et la concertation entre toutes les forces vives de la Nation pour consolider la paix, la réconciliation et l’unité nationale en Côte d’Ivoire ».
J’aurais, peut-être, pu croire en la bonne volonté de Gbagbo en 1995 ou en 1999. Au-delà, il faut être sourd et aveugle pour rester muet. Il faut être encore plus handicapé (physiquement et mentalement) que cela pour penser que les « chefs de guerre » qui ont mis le Nord de la Côte d’Ivoire en coupe réglée vont ranger leurs armes de guerre, rendre les 4 x 4 volés, dédommager les filles violées et chercher un job dans l’administration ou le privé ! Alain Saint Robespierre, dans le quotidien burkinabé L’Observateur Paalga de ce matin (lundi 29 novembre 2010), posait la bonne question : « Gbagbo et Ouattara ont-ils perdu tout contrôle sur leurs partisans ou ont-ils tout simplement rusé avec les téléspectateurs ? », ajoutant : « Comment rester zen face à la vague de violences […] qui a précédé le scrutin à Abidjan et à l’intérieur du pays ? ».
Je n’ai pas la mémoire courte. Le « Je ne serai pas battu. J’y suis, j’y reste » de Gbagbo (Jeune Afrique du 17 octobre 2010), est explicite. Plus encore quand Gbagbo souligne, dans le même entretien avec François Soudan, que « près du tiers des électeurs vivent dans le meeting-pot d’Abidjan […] C’est là que la bataille sera la plus intéressante à observer ». Ce matin, dans Libération (lundi 29 novembre 2010), Thomas Hofnung rappelait que Gbagbo, qui « se voit comme un « résistant » prêt à entrer définitivement dans l’histoire […], a conquis de haute lutte le pouvoir et ne le lâchera pas facilement ». En instaurant le couvre-feu, Gbagbo verrouille toute activité dans la capitale (1/3 des électeurs, précise-t-il). Et en confiant le contrôle de ce couvre-feu à des militaires et à des policiers ivoiriens dont il a tout récemment assuré la promotion (et quelle promotion, l’armée et les forces de l’ordre ivoirienne sont devenues une « armée mexicaine », mais il est vrai que les « rebelles » n’ont pas mégoté non plus sur les galons), il sait de quel côté penchera la balance. Le sien ! Dans un système où la prévarication a été érigé en mode de production politique et économique qui a envie de voir arriver au pouvoir un homme réputé pour sa rigueur de gestion ?
Ce qui ne cesse de m’étonner dans tout cela, c’est le côté juge et partie de Gbagbo. Son mandat s’est achevé en 2005 ; et nul ne peut nier qu’il a traîné des pieds autant qu’il a pu pour ne pas aller à une présidentielle dont il ne cessait pourtant d’annoncer qu’il sortirait vainqueur dès le premier tour. « Vraiment y a rien en face » affirmaient ses séides. A la veille d’une échéance majeure, le voilà qui annonce publiquement (sans que le premier ministre ne semble en être informé, et moins encore son challenger) qu’un couvre-feu va être instauré. C’est changer la règle du jeu avant même qu’il n’y ait eu un premier mort sur le terrain électoral. Ce n’est pas que je sois soupçonneux, mais je doute que l’objectif de Gbagbo soit la « sécurisation » du scrutin. Bien plutôt sa « manipulation ».
Il est naïf de penser qu’il puisse en être autrement. La défaite de Gbagbo serait un prélude à l’implosion de son parti, le FPI. Si la crédibilité internationale de l’actuel chef de l’Etat ivoirien est réduite à sa portion congrue (ses soutiens, à Luanda et à Pretoria, ont été bien silencieux ces derniers temps ; même chose à Paris), il faut souligner qu’elle est aussi sujette à caution en Côte d’Ivoire. Il y a un certain temps déjà que Simone, son épouse, a pris ses distances ; elle a même envisagé, un temps, de jouer « solo » dans cette affaire. Or, Simone a été la véritable instigatrice de la victoire de Laurent en 2000 et du durcissement de ses positions depuis la rébellion de 2002. Tout le « sale boulot », c’est elle qui l’a assuré quand Laurent, quelque peu dépressif et toujours incertain politiquement, avait tendance à penser qu’il ne servait à rien d’aller jusqu’au bout. La stratégie, c’est Simone ; la tactique, c’est Simone ; la logistique, c’est Simone ; le passage du « socialisme » à « l’évangélisme » (avec ce que cela implique comme réseau d’influence et de source de financement), c’est encore Simone. Or, Gbagbo n’écoute plus que Nady, jeune journaliste « nordiste ». On comprend que cela agace Simone. C’est dire que Gbagbo joue son devenir ; en tant que président de la République mais également comme leader politique. Le problème avec les scorpions, ce n’est pas qu’ils ont un dard mortel et qu’ils ne savent pas nager ; c’est qu’ils sont tout juste bon à « foutre le bordel ». C’est dans leur nature.
Jean-Pierre Béjot, éditeur-conseil mis en ligne par Diomandé Adama.