Un numéro collector ! Dans sa livraison n° 2605 du dimanche 12 novembre, le célèbre hebdomadaire panafricain Jeune Afrique, explique comment Laurent Gbagbo a appris sa défaite et a décidé de ne pas l’accepter. Un récit poignant qui conte, avec force détails, la « rébellion » du chef des frontistes contre le président élu démocratiquement, Alassane Ouattara. Des tracasseries administratives ayant empêché la distribution nationale de ce journal, nous en publions quelques extraits poignants
Dimanche 28 novembre, 23 heures.
Dans son QG de campagne du quartier d’Attoban, à Abidjan, Laurent Gbagbo a le sourire. Selon les informations en sa possession, la clé du scrutin – le report des voix de l’électorat d’Henri Konan Bédié – tourne dans le bon sens. Les chiffres, tout au moins ceux qui lui parviennent, le donnent en tête avec 52 % des voix, contre 48 % à Alassane Ouattara. « Vous voyez bien, lâche le président. Je savais que la greffe n’allait pas prendre. » Ce qu’il ignore, bien sûr, c’est qu’au même moment son rival a en mains des estimations radicalement inverses en provenance de la CEI (57 % en sa faveur). Et que, dans sa suite du Golf Hôtel, le Premier ministre Guillaume Soro est en train de basculer. Soro, qui a pourtant cru en Laurent Gbagbo avant le premier tour du 31 octobre et peut-être voté pour lui, puis senti la montée en puissance de Ouattara, est très remonté contre celui qui le qualifiait pourtant, il y a à peine deux mois, de « meilleur de mes Premiers ministres ». Motif : le brusque durcissement de la campagne électorale du président sortant entre les deux tours. Simone Gbagbo, qui a pris les rênes, a cru bon de fustiger à longueur de discours les « fauteurs de guerre » des Forces nouvelles, qui ont voulu « éliminer » son mari pour le compte de Ouattara. Or, les FN, c’est la base et la matrice de Guillaume Soro, lequel n’a en outre pas apprécié la proclamation unilatérale du couvre-feu. « Rien qu’en annonçant cela à la télévision, Gbagbo s’est tiré une balle dans le pied : il a perdu quatre points en cinq secondes ! » fulmine-t-il.
Lundi 29 novembre, 20 heures.
Devant ses proches, Gbagbo paraît un peu moins sûr de lui. Tout le monde, à l’extérieur, commente la victoire annoncée de son adversaire, mais nul n’ose lui en parler. « On devrait gagner, confie-t-il. Mais il y a des fraudes, plus graves que ce que j’avais prévu. » Un peu plus tard, il téléphone à son voisin et facilitateur de la crise, le président burkinabè Blaise Compaoré, puis raconte sa conversation. « Je lui ai dit :“Blaise, on me signale des mouvements de tes troupes à nos frontières.” Il me répond : “Ah bon ? Quelles troupes ?” Je rétorque : “Tu n’es pas au courant ?” Il réfléchit un peu, puis me dit : “Oui, je vois ce que c’est, ce sont des petites manœuvres avant les célébrations de notre cinquantenaire le 11 décembre à Bobo- Dioulasso.” Je réponds :“Tu ne pourrais pas les faire ailleurs ? Ça m’arrangerait. On a rigolé”. » Vers 22 heures, un visiteur informel, go-between entre les deux camps, glisse à l’oreille du président que Guillaume Soro a décidé de le quitter et de rallier Alassane. « C’est impossible, il ne peut pas ! Ce serait trahir ! » s’exclame Gbagbo, « dites-lui de venir me voir immédiatement.» Trente minutes plus tard, le Premier ministre arrive et s’engouffre dans le bureau présidentiel. Rien ne filtre, mais tout laisse à penser qu’aucun des deux hommes n’a véritablement crevé l’abcès.
Mardi 30 novembre, 19 heures.
Nady Bamba, la seconde épouse du chef, n’en démord pas. Elle a rencontré secrètement un collaborateur très proche de Soro et en a tiré l’impression que « Guillaume ne va pas [les] lâcher. » En pleurs, elle ajoute : « Ils vont arranger les choses, Allah est avec nous ! » Arranger ? Entre nuit et brouillard, l’heure est aux intermédiaires de l’ombre. Un riche homme d’affaires de la région installé à l’hôtel Pullman, qui a ses entrées à la Primature comme à la présidence, fait ainsi d’étranges propositions de compromis entre les deux hommes. « Tout est négociable », répète- t-il, et le plus étonnant est qu’il est apparemment mandaté pour le faire.
Informé, Gbagbo refuse : « C’est un piège ! » Gbagbo qui, désormais, hésite et semble douter. « Nous sommes à 50-50, confie-t-il, mais je m’accrocherai.» Sans doute pense-t-il désormais à mettre en œuvre son plan de sauvetage : tout faire pour empêcher la CEI de proclamer les résultats « biaisés » et passer la main au Conseil constitutionnel. Au Golf Hôtel, Soro, lui, ne doute plus. Avec ses proches, il choisit le nom de son futur parti : ce sera le FND, Forces nouvelles démocratiques.
Personnalité de style paranoïaque, Gbagbo ne s’avoue jamais vaincu.
Mercredi 1er décembre, 19 heures.
Dans la cour de la présidence, à Cocody, l’entourage de Laurent Gbagbo arbore des mines renfrognées, limite agressives. Ici, l’étranger au carré des fidèles n’est pas le bienvenu. « L’Angola a connu vingt-sept ans de guerre civile, nous n’en sommes qu’à la huitième, nous tiendrons encore dix-neuf ans », lâche un officier. Il est 20 heures quand un visiteur livre enfin au chef ce que nul depuis deux jours n’a eu la volonté de lui dire : les chiffres que la CEI s’apprête à rendre publics le donnent battu : « Tu as 46 %. » Gbagbo accuse le coup, puis se reprend : « Cela ne m’étonne pas. La CEI a toujours été contre moi. Choi et l’Onuci vont passer l’éponge sur les fraudes parce que la fraude est du bon côté, celui de Ouattara. Mais la CEI n’est qu’un outil technique. L’outil juridique, c’est le Conseil constitutionnel. La loi prime, et la loi ce sont les Blancs qui l’ont faite. Je ne céderai pas. » Puis il décroche son téléphone : « appelez-moi le Premier ministre ». Gbagbo à Soro : «Viens, je t’attends.» Soro : « Mais je sui s avec Choï . » Gbagbo : « Laisse-le et viens me voir. » Soro est en route. Prévenue, la garde à l’extérieur fait savoir qu’elle ne le laissera pas approcher : « Pas question qu’il voit le chef ! » Laurent Gbagbo doit réitérer ses ordres. L’entretien qui suit entre les deux hommes est tendu. Ils parlent des fraudes et le président fait savoir qu’il est hors de question à ses yeux que la CEI proclame les résultats avant minuit : « Je ne les reconnaîtrai pas. »
Derrière la porte entrebâillée, des proches de Gbagbo ne perdent pas une miette de la conversation et, comme s’ils doutaient de la détermination de leur chef, font non de la tête dès que Soro prend la parole. Plus tard dans la nuit, de retour à l’hôtel, Guillaume Soro expliquera que Laurent Gbagbo lui est apparu « fatigué, désorienté », et que, dans ces conditions, il n’a pas eu le courage de lui confirmer qu’il avait bel et bien perdu la partie. Les ponts sont coupés. Ils ne se reverront plus.
Jeudi 2 décembre, 14 heures.
Le délai imparti à la CEI pour annoncer les résultats étant théoriquement forclos depuis la veille, une course de vitesse s’est engagée entre les deux camps. Alassane Ouattara téléphone au chef de l’Onuci, Choi Young-jin, pour lui demander d’abriter dans ses locaux la conférence de presse de Youssouf Bakayoko, le président de la CEI, qui doit proclamer les résultats provisoires. Refus de Choi : « Non, pas chez moi, ce ne serait pas opportun. » Ce sera donc au Golf Hôtel – pas le meilleur endroit, symboliquement et politiquement, mais tout de même en «territoire ivoirien ». En début de soirée, on apprend que le Conseil constitutionnel va proclamer ses propres résultats le lendemain. Ouattara à un émissaire : « Dis à Gbagbo que s’il revient à la raison, il ne lui arrivera rien ; je le protégerai jusqu’au bout. » Autre pensionnaire prestigieux du Golf, Henri Konan Bédié est, lui, beaucoup plus tranchant : « Gbagbo est devenu fou ; il ne tiendra pas. Dans quelques jours, l’armée et l’Onuci l’auront balayé. »
L’armée… Tard dans la soirée, Laurent Gbagbo confie à un visiteur : « Je sais que Soro et ses rebelles préparent une offensive pour prendre Yamoussoukro et descendre sur San Pedro. Ils comptent sur des divisions au sein des Forces de défense et de sécurité. Mais je n’ai aucune crainte. L’armée et moi, nous avons scellé un pacte. Pour le reste, qu’ils prennent le Nord, on peut vivre sans ! »
Vendredi 3 décembre, au cœur de la nuit.
Au palais de Cocody, l’atmosphère est à la mobilisation et au recueillement. Des exhortations s’échappent de petits groupes de prière réunis çà et là :« Dieu protège la Côte d’Ivoire ! » La Bible et le fusil. Laurent Gbagbo, dont l’entretien téléphonique avec Nicolas Sarkozy s’est très mal passé, reçoit l’ambassadeur de France Jean- Marc Simon. « Sarkozy, c’est Chirac II ! », tonne-t-il, « Vous devez savoir que dans le droit ivoirien, c’est le Conseil constitutionnel qui prime ! Le droit, c’est vous qui l’avez inventé n’est-ce pas ? » Même s’il se dira plus tard « impressionné » par l’extrême résolution de son interlocuteur, Simon se montre ferme. « Pas de violences, pas de sang versé, aucun Français ne doit être touché », répète-t-il. Depuis le milieu de l’après-midi, le président ivoirien a brûlé ses vaisseaux. Le Conseil constitutionnel l’a déclaré élu sans même tenir compte de l’article 64 du Code électoral ivoirien, révisé en 2008 et qui prévoit qu’au cas où le Conseil « constate des irrégularités graves de nature à entacher la sincérité du scrutin et à en affecter le résultat d’ensemble », il doit prononcer « l’annulation de l’élection présidentielle » (et non pas l’identité du vainqueur), un nouveau scrutin devant être organisé « au plus tard quarante-cinq jours » à compter de la date de cette décision.
Non au Prix Nobel de la soumission
Cette nuit-là, « Seplou » est seul dans son bureau. Un maître d’hôtel lui a apporté un verre d’eau et un sandwich jambon-beurre. Sa large chemise Paté ‘O flotte un peu. Il est fatigué, amaigri, mais ses yeux s’animent d’une étrange lumière quand il se lance, devant un proche qu’on vient d’introduire, dans un long monologue. « Eh bien quoi ? Pourquoi céder ? Pourquoi partir ? Pour qu’on me décerne le prix Nobel de la soumission ? Pour qu’on me cite en exemple devant les écoliers de France et que l’on dise : voilà la preuve que la démocratie à la française ça marche jusqu’au fin fond de l’Afrique ? Eh bien non. Cette élection démontre que la démocratie ici, ça ne marche pas encore. Où est le vote moderne, quand l’imam donne des consignes à la mosquée et que tous ses fidèles le suivent comme un seul homme ? Où est la démocratie, quand tout le monde triche ? La Côte d’Ivoire est en phase d’apprentissage démocratique et c’est à moi, Laurent Gbagbo, de la guider jusqu’à ce que la leçon soit apprise. Alors, bien sûr, on va me condamner. Les Américains, les Français vont me condamner. Je ne suis pas Israël, je ne suis pas Moubarak,je ne suis pas Karzaï. Je ne suis qu’un Africain. Mais je résisterai. J’ai le cuir épais. Bédié s’est couché. Moi, je ne laisserai jamais Alassane Ouattara diriger la Côte d’Ivoire. S’il veut mon fauteuil, il faudra d’abord qu’il me passe sur le corps ! » Dehors, les crapauds-buffles qui hantent les rives glauques de la lagune Ébrié coassent à l’unisson. La messe est dite.
Quand les derniers amis vous quittent...
Ils ne sont plus guère nombreux à défendre le cas Gbagbo. La détermination des présidents Obama, Sarkozy, Compaoré et Jonathan... a fait plier ceux qui hésitaient encore. Samedi 4 décembre. « Investiture» de Laurent Gbagbo au palais. Tous les ambassadeurs en poste à Abidjan – sauf deux, ceux de l’Angola et du Liban –boycottent la cérémonie. Aussitôt, le pensionnaire du palais comprend qu’il doit desserrer l’étau. Dès le lendemain, il envoie discrètement son conseiller militaire, Bertin Kadet, chez son allié le plus fidèle, le président angolais José Eduardo dos Santos. Malgré l’embargo, les forces loyalistes doivent s’équiper au plus vite. Le même jour, Laurent Gbagbo dépêche Zacharie Séry Bailly en Afrique de l’Ouest. Professeur d’anglais à Cocody, Séry Bailly n’a pas du tout la même feuille de route que Bertin Kadet. Au Nigeria, au Bénin, au Togoet au Ghana, il est chargé d’amadouer quelques pays clés de la sous-région avant le sommet de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), prévu le 7 décembre à Abuja. Au Nigeria, il n’est reçu que par des sous-fifres… Mauvais signe. Surtout, quelques jours plus tôt, le 2 décembre, le ministre nigérian des Affaires étrangères, Henry Odein Ajumogobia, a vu longuement Blaise Compaoré à Ouagadougou. Pour Laurent Gbagbo, le risque d’un axe Burkina-Nigeria contre son coup de force électoral se profile.
Les «grands» en action
Lundi 6 décembre. Laurent Gbagbo espère encore pouvoir compter sur deux alliés dans la sous-région : le Ghana et le Cap-Vert. Mais les « Grands » entrent en action. Barack Obama fait savoir à John Atta-Mills, son hôte de juillet 2009, que celui-ci ne peut pas le décevoir. Nicolas Sarkozy demande au président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, de passer un petit coup de fil à Pedro Pires, son vieil ami lusophone, pour lui rappeler combien l’Europe a contribué au développement de son archipel…
Mardi 7 décembre. Le chef de l’État nigérian, Goodluck Jonathan– qui préside la Cedeao –, est pressé d’en finir. Pour gagner du temps, il organise le sommet au pavillon d’honneur de l’aéroport d’Abuja. Six de ses pairs d’Afrique de l’Ouest ont répondu à l’invitation : le Sénégalais Abdoulaye Wade, le Malien Amadou Toumani Touré, la Libérienne Ellen Johnson-Sirleaf, le Burkinabè Blaise Compaoré, le Ghanéen John Atta-Mills et le Togolais Faure Gnassingbé. Petite surprise : le représentant spécial de l’ONU en Côte d’Ivoire, Youn-jin Choi, vient expliquer pourquoi il a certifié la victoire d’Alassane Ouattara. Les sept approuvent.
Huis clos, déjeuner. En quatre heures, la messe est dite : « Laurent Gbagbo doit rendre le pouvoir sans délai. » La Côte d’Ivoire est suspendue.
Réaction du journal Notre Voie, à Abidjan : « C’est le sommet des comploteurs». Merc redi 8 décembre. Après l’Afrique du Sud, la Russie lâche à son tour le camp Gbagbo. Est-ce l’effet d’un coup de téléphone de Nicolas Sarkozy à Dmitri Medvedev ? Plus sûrement, Moscou ne veut pas se fâcher avec le grand Nigeria. Le lendemain, l’Union africaine annonce la suspension de la Côte d’ Ivoire. À Abidjan, Alcide Djédjé, le nouveau ministre des Affaires étrangères de Laurent Gbagbo, peut fulminer contre « l’Onu à la dérive ». Mais, quand il sollicite une audience chez Blaise Compaoré, celui-ci fait répondre que son emploi du temps est trop chargé...
Correspondance particulière
Dimanche 28 novembre, 23 heures.
Dans son QG de campagne du quartier d’Attoban, à Abidjan, Laurent Gbagbo a le sourire. Selon les informations en sa possession, la clé du scrutin – le report des voix de l’électorat d’Henri Konan Bédié – tourne dans le bon sens. Les chiffres, tout au moins ceux qui lui parviennent, le donnent en tête avec 52 % des voix, contre 48 % à Alassane Ouattara. « Vous voyez bien, lâche le président. Je savais que la greffe n’allait pas prendre. » Ce qu’il ignore, bien sûr, c’est qu’au même moment son rival a en mains des estimations radicalement inverses en provenance de la CEI (57 % en sa faveur). Et que, dans sa suite du Golf Hôtel, le Premier ministre Guillaume Soro est en train de basculer. Soro, qui a pourtant cru en Laurent Gbagbo avant le premier tour du 31 octobre et peut-être voté pour lui, puis senti la montée en puissance de Ouattara, est très remonté contre celui qui le qualifiait pourtant, il y a à peine deux mois, de « meilleur de mes Premiers ministres ». Motif : le brusque durcissement de la campagne électorale du président sortant entre les deux tours. Simone Gbagbo, qui a pris les rênes, a cru bon de fustiger à longueur de discours les « fauteurs de guerre » des Forces nouvelles, qui ont voulu « éliminer » son mari pour le compte de Ouattara. Or, les FN, c’est la base et la matrice de Guillaume Soro, lequel n’a en outre pas apprécié la proclamation unilatérale du couvre-feu. « Rien qu’en annonçant cela à la télévision, Gbagbo s’est tiré une balle dans le pied : il a perdu quatre points en cinq secondes ! » fulmine-t-il.
Lundi 29 novembre, 20 heures.
Devant ses proches, Gbagbo paraît un peu moins sûr de lui. Tout le monde, à l’extérieur, commente la victoire annoncée de son adversaire, mais nul n’ose lui en parler. « On devrait gagner, confie-t-il. Mais il y a des fraudes, plus graves que ce que j’avais prévu. » Un peu plus tard, il téléphone à son voisin et facilitateur de la crise, le président burkinabè Blaise Compaoré, puis raconte sa conversation. « Je lui ai dit :“Blaise, on me signale des mouvements de tes troupes à nos frontières.” Il me répond : “Ah bon ? Quelles troupes ?” Je rétorque : “Tu n’es pas au courant ?” Il réfléchit un peu, puis me dit : “Oui, je vois ce que c’est, ce sont des petites manœuvres avant les célébrations de notre cinquantenaire le 11 décembre à Bobo- Dioulasso.” Je réponds :“Tu ne pourrais pas les faire ailleurs ? Ça m’arrangerait. On a rigolé”. » Vers 22 heures, un visiteur informel, go-between entre les deux camps, glisse à l’oreille du président que Guillaume Soro a décidé de le quitter et de rallier Alassane. « C’est impossible, il ne peut pas ! Ce serait trahir ! » s’exclame Gbagbo, « dites-lui de venir me voir immédiatement.» Trente minutes plus tard, le Premier ministre arrive et s’engouffre dans le bureau présidentiel. Rien ne filtre, mais tout laisse à penser qu’aucun des deux hommes n’a véritablement crevé l’abcès.
Mardi 30 novembre, 19 heures.
Nady Bamba, la seconde épouse du chef, n’en démord pas. Elle a rencontré secrètement un collaborateur très proche de Soro et en a tiré l’impression que « Guillaume ne va pas [les] lâcher. » En pleurs, elle ajoute : « Ils vont arranger les choses, Allah est avec nous ! » Arranger ? Entre nuit et brouillard, l’heure est aux intermédiaires de l’ombre. Un riche homme d’affaires de la région installé à l’hôtel Pullman, qui a ses entrées à la Primature comme à la présidence, fait ainsi d’étranges propositions de compromis entre les deux hommes. « Tout est négociable », répète- t-il, et le plus étonnant est qu’il est apparemment mandaté pour le faire.
Informé, Gbagbo refuse : « C’est un piège ! » Gbagbo qui, désormais, hésite et semble douter. « Nous sommes à 50-50, confie-t-il, mais je m’accrocherai.» Sans doute pense-t-il désormais à mettre en œuvre son plan de sauvetage : tout faire pour empêcher la CEI de proclamer les résultats « biaisés » et passer la main au Conseil constitutionnel. Au Golf Hôtel, Soro, lui, ne doute plus. Avec ses proches, il choisit le nom de son futur parti : ce sera le FND, Forces nouvelles démocratiques.
Personnalité de style paranoïaque, Gbagbo ne s’avoue jamais vaincu.
Mercredi 1er décembre, 19 heures.
Dans la cour de la présidence, à Cocody, l’entourage de Laurent Gbagbo arbore des mines renfrognées, limite agressives. Ici, l’étranger au carré des fidèles n’est pas le bienvenu. « L’Angola a connu vingt-sept ans de guerre civile, nous n’en sommes qu’à la huitième, nous tiendrons encore dix-neuf ans », lâche un officier. Il est 20 heures quand un visiteur livre enfin au chef ce que nul depuis deux jours n’a eu la volonté de lui dire : les chiffres que la CEI s’apprête à rendre publics le donnent battu : « Tu as 46 %. » Gbagbo accuse le coup, puis se reprend : « Cela ne m’étonne pas. La CEI a toujours été contre moi. Choi et l’Onuci vont passer l’éponge sur les fraudes parce que la fraude est du bon côté, celui de Ouattara. Mais la CEI n’est qu’un outil technique. L’outil juridique, c’est le Conseil constitutionnel. La loi prime, et la loi ce sont les Blancs qui l’ont faite. Je ne céderai pas. » Puis il décroche son téléphone : « appelez-moi le Premier ministre ». Gbagbo à Soro : «Viens, je t’attends.» Soro : « Mais je sui s avec Choï . » Gbagbo : « Laisse-le et viens me voir. » Soro est en route. Prévenue, la garde à l’extérieur fait savoir qu’elle ne le laissera pas approcher : « Pas question qu’il voit le chef ! » Laurent Gbagbo doit réitérer ses ordres. L’entretien qui suit entre les deux hommes est tendu. Ils parlent des fraudes et le président fait savoir qu’il est hors de question à ses yeux que la CEI proclame les résultats avant minuit : « Je ne les reconnaîtrai pas. »
Derrière la porte entrebâillée, des proches de Gbagbo ne perdent pas une miette de la conversation et, comme s’ils doutaient de la détermination de leur chef, font non de la tête dès que Soro prend la parole. Plus tard dans la nuit, de retour à l’hôtel, Guillaume Soro expliquera que Laurent Gbagbo lui est apparu « fatigué, désorienté », et que, dans ces conditions, il n’a pas eu le courage de lui confirmer qu’il avait bel et bien perdu la partie. Les ponts sont coupés. Ils ne se reverront plus.
Jeudi 2 décembre, 14 heures.
Le délai imparti à la CEI pour annoncer les résultats étant théoriquement forclos depuis la veille, une course de vitesse s’est engagée entre les deux camps. Alassane Ouattara téléphone au chef de l’Onuci, Choi Young-jin, pour lui demander d’abriter dans ses locaux la conférence de presse de Youssouf Bakayoko, le président de la CEI, qui doit proclamer les résultats provisoires. Refus de Choi : « Non, pas chez moi, ce ne serait pas opportun. » Ce sera donc au Golf Hôtel – pas le meilleur endroit, symboliquement et politiquement, mais tout de même en «territoire ivoirien ». En début de soirée, on apprend que le Conseil constitutionnel va proclamer ses propres résultats le lendemain. Ouattara à un émissaire : « Dis à Gbagbo que s’il revient à la raison, il ne lui arrivera rien ; je le protégerai jusqu’au bout. » Autre pensionnaire prestigieux du Golf, Henri Konan Bédié est, lui, beaucoup plus tranchant : « Gbagbo est devenu fou ; il ne tiendra pas. Dans quelques jours, l’armée et l’Onuci l’auront balayé. »
L’armée… Tard dans la soirée, Laurent Gbagbo confie à un visiteur : « Je sais que Soro et ses rebelles préparent une offensive pour prendre Yamoussoukro et descendre sur San Pedro. Ils comptent sur des divisions au sein des Forces de défense et de sécurité. Mais je n’ai aucune crainte. L’armée et moi, nous avons scellé un pacte. Pour le reste, qu’ils prennent le Nord, on peut vivre sans ! »
Vendredi 3 décembre, au cœur de la nuit.
Au palais de Cocody, l’atmosphère est à la mobilisation et au recueillement. Des exhortations s’échappent de petits groupes de prière réunis çà et là :« Dieu protège la Côte d’Ivoire ! » La Bible et le fusil. Laurent Gbagbo, dont l’entretien téléphonique avec Nicolas Sarkozy s’est très mal passé, reçoit l’ambassadeur de France Jean- Marc Simon. « Sarkozy, c’est Chirac II ! », tonne-t-il, « Vous devez savoir que dans le droit ivoirien, c’est le Conseil constitutionnel qui prime ! Le droit, c’est vous qui l’avez inventé n’est-ce pas ? » Même s’il se dira plus tard « impressionné » par l’extrême résolution de son interlocuteur, Simon se montre ferme. « Pas de violences, pas de sang versé, aucun Français ne doit être touché », répète-t-il. Depuis le milieu de l’après-midi, le président ivoirien a brûlé ses vaisseaux. Le Conseil constitutionnel l’a déclaré élu sans même tenir compte de l’article 64 du Code électoral ivoirien, révisé en 2008 et qui prévoit qu’au cas où le Conseil « constate des irrégularités graves de nature à entacher la sincérité du scrutin et à en affecter le résultat d’ensemble », il doit prononcer « l’annulation de l’élection présidentielle » (et non pas l’identité du vainqueur), un nouveau scrutin devant être organisé « au plus tard quarante-cinq jours » à compter de la date de cette décision.
Non au Prix Nobel de la soumission
Cette nuit-là, « Seplou » est seul dans son bureau. Un maître d’hôtel lui a apporté un verre d’eau et un sandwich jambon-beurre. Sa large chemise Paté ‘O flotte un peu. Il est fatigué, amaigri, mais ses yeux s’animent d’une étrange lumière quand il se lance, devant un proche qu’on vient d’introduire, dans un long monologue. « Eh bien quoi ? Pourquoi céder ? Pourquoi partir ? Pour qu’on me décerne le prix Nobel de la soumission ? Pour qu’on me cite en exemple devant les écoliers de France et que l’on dise : voilà la preuve que la démocratie à la française ça marche jusqu’au fin fond de l’Afrique ? Eh bien non. Cette élection démontre que la démocratie ici, ça ne marche pas encore. Où est le vote moderne, quand l’imam donne des consignes à la mosquée et que tous ses fidèles le suivent comme un seul homme ? Où est la démocratie, quand tout le monde triche ? La Côte d’Ivoire est en phase d’apprentissage démocratique et c’est à moi, Laurent Gbagbo, de la guider jusqu’à ce que la leçon soit apprise. Alors, bien sûr, on va me condamner. Les Américains, les Français vont me condamner. Je ne suis pas Israël, je ne suis pas Moubarak,je ne suis pas Karzaï. Je ne suis qu’un Africain. Mais je résisterai. J’ai le cuir épais. Bédié s’est couché. Moi, je ne laisserai jamais Alassane Ouattara diriger la Côte d’Ivoire. S’il veut mon fauteuil, il faudra d’abord qu’il me passe sur le corps ! » Dehors, les crapauds-buffles qui hantent les rives glauques de la lagune Ébrié coassent à l’unisson. La messe est dite.
Quand les derniers amis vous quittent...
Ils ne sont plus guère nombreux à défendre le cas Gbagbo. La détermination des présidents Obama, Sarkozy, Compaoré et Jonathan... a fait plier ceux qui hésitaient encore. Samedi 4 décembre. « Investiture» de Laurent Gbagbo au palais. Tous les ambassadeurs en poste à Abidjan – sauf deux, ceux de l’Angola et du Liban –boycottent la cérémonie. Aussitôt, le pensionnaire du palais comprend qu’il doit desserrer l’étau. Dès le lendemain, il envoie discrètement son conseiller militaire, Bertin Kadet, chez son allié le plus fidèle, le président angolais José Eduardo dos Santos. Malgré l’embargo, les forces loyalistes doivent s’équiper au plus vite. Le même jour, Laurent Gbagbo dépêche Zacharie Séry Bailly en Afrique de l’Ouest. Professeur d’anglais à Cocody, Séry Bailly n’a pas du tout la même feuille de route que Bertin Kadet. Au Nigeria, au Bénin, au Togoet au Ghana, il est chargé d’amadouer quelques pays clés de la sous-région avant le sommet de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), prévu le 7 décembre à Abuja. Au Nigeria, il n’est reçu que par des sous-fifres… Mauvais signe. Surtout, quelques jours plus tôt, le 2 décembre, le ministre nigérian des Affaires étrangères, Henry Odein Ajumogobia, a vu longuement Blaise Compaoré à Ouagadougou. Pour Laurent Gbagbo, le risque d’un axe Burkina-Nigeria contre son coup de force électoral se profile.
Les «grands» en action
Lundi 6 décembre. Laurent Gbagbo espère encore pouvoir compter sur deux alliés dans la sous-région : le Ghana et le Cap-Vert. Mais les « Grands » entrent en action. Barack Obama fait savoir à John Atta-Mills, son hôte de juillet 2009, que celui-ci ne peut pas le décevoir. Nicolas Sarkozy demande au président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, de passer un petit coup de fil à Pedro Pires, son vieil ami lusophone, pour lui rappeler combien l’Europe a contribué au développement de son archipel…
Mardi 7 décembre. Le chef de l’État nigérian, Goodluck Jonathan– qui préside la Cedeao –, est pressé d’en finir. Pour gagner du temps, il organise le sommet au pavillon d’honneur de l’aéroport d’Abuja. Six de ses pairs d’Afrique de l’Ouest ont répondu à l’invitation : le Sénégalais Abdoulaye Wade, le Malien Amadou Toumani Touré, la Libérienne Ellen Johnson-Sirleaf, le Burkinabè Blaise Compaoré, le Ghanéen John Atta-Mills et le Togolais Faure Gnassingbé. Petite surprise : le représentant spécial de l’ONU en Côte d’Ivoire, Youn-jin Choi, vient expliquer pourquoi il a certifié la victoire d’Alassane Ouattara. Les sept approuvent.
Huis clos, déjeuner. En quatre heures, la messe est dite : « Laurent Gbagbo doit rendre le pouvoir sans délai. » La Côte d’Ivoire est suspendue.
Réaction du journal Notre Voie, à Abidjan : « C’est le sommet des comploteurs». Merc redi 8 décembre. Après l’Afrique du Sud, la Russie lâche à son tour le camp Gbagbo. Est-ce l’effet d’un coup de téléphone de Nicolas Sarkozy à Dmitri Medvedev ? Plus sûrement, Moscou ne veut pas se fâcher avec le grand Nigeria. Le lendemain, l’Union africaine annonce la suspension de la Côte d’ Ivoire. À Abidjan, Alcide Djédjé, le nouveau ministre des Affaires étrangères de Laurent Gbagbo, peut fulminer contre « l’Onu à la dérive ». Mais, quand il sollicite une audience chez Blaise Compaoré, celui-ci fait répondre que son emploi du temps est trop chargé...
Correspondance particulière