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Politique Publié le mercredi 2 février 2011 | Le Temps

Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées?

Vous me connaissez. Je n’ai jamais été ni le céroféraire ni le thuriféraire d’un afrocentrisme militant, parce que tous les centrismes sont naïfs, et nocifs, et stériles. Je n’ai jamais supporté une Afrique tournée vers un passé qui ne se concevrait que dans l’âge d’or des pyramides ou l’âge de cendres de la colonisation et de l’esclavage. J’ai pu – ou su - crier à Douala que la France ne devait rien au Cameroun quand on se placerait sous cet éclairage des relations passées. Avec Frantz Fanon, j’ai dit que je n’étais pas prisonnier de l’histoire, que je n’y cherchais pas un sens à ma destinée. J’ai toujours brandi le Hic et Nunc comme la règle, l’équerre et le compas qui traçaient les lignes de ma conduite et de ma relation à autrui. C’est ce Hic et Nunc qui m’autorise aujourd’hui à dire avec Aimé Césaire «fin à ce scandale » mais aussi «this scandal must be put to an end», pour me faire comprendre du maître de l’Outre-Atlantique; à ne pas rester sourd à tant de souffrance et de dignité bafouées; à me demander – pure question de rhétorique – quelle position aurait prise le défenseur de la liberté, de la justice et de l’Algérie meurtrie, Frantz Fanon.
Depuis les indépendances africaines, loin des positionnements stratégiques des politiques et des organismes internationaux – Union africaine, Cedeao - bien peu d’événements auront autant ébranlé le nationalisme populaire dans ce continent, que la situation ivoirienne. On peut penser à la mort de Patrice Lumumba, à celle de Thomas Sankara, à la chute de l’apartheid… L’une des constantes de ces événements, c’est que dans aucun, l’Afrique n’a pu se féliciter de l’action de la «communauté internationale». Quand elle a été actrice, elle l’a fait en dépit de toute considération pour les Etats et les peuples, ou alors s’est enfermée dans un silence d’une complicité active. Les populations africaines, jeunesse en tête, crient leur colère envers cette «communauté internationale» informe, insipide, qui se fait haineuse et haïssable et envers toutes les communautés adjacentes – Onu, Ue, Ua, Cedeao. Que ces communautés persistent à maintenir en Côte d’Ivoire, le cap du bruit des bottes et des menaces d’asphyxie financières, est interprété par les manifestants de Paris, Bruxelles, Douala ou Abidjan et par les rédacteurs de pétitions africaines qui circulent sur la Toile, comme un mépris inacceptable. La France plus que tout autre Nation – mais ses élites s’en rendent-elles seulement compte – devient l’objet d’une rupture profonde avec les populations africaines.
Un jour, un pays dirigé par un Président élu, dont la légitimité n’est contestée par personne, ni la communauté domestique, ni les Nations étrangères, ni les opposants politiques – Henri Konan Bédié et Alasane Ouattara en tête -, est fragilisé par une tentative de coup d’Etat dont le moins que l’on puisse dire, est qu’il est ethnoporté, puisque revendiqué explicitement et exclusivement par la rébellion venue des populations du Nord du pays. Alors, ni la communauté internationale, ni les opposants politiques, ni celle qu’on appelle l’ancienne puissance coloniale – comme si c’était un grade ou une qualité -, ne condamnent cette attaque barbare contre la démocratie. Ni la communauté internationale, ni les communautés adjacentes, ni les opposants politiques, ne proposent une intervention militaire pour ramener le pays à l’ordre démocratique. Certains iront même plus loin dans l’absurde.
La France qui est liée à l’Etat ivoirien par des accords militaires, fortifie la légitimité des rebelles en les invitant à la table des négociations marcoussiennes, au même titre que l’Etat ivoirien, avec son gouvernement, son Parlement et son Président élu. On imagine mal la France et la rébellion corse convoquées à l’Onu. On se demande pourquoi personne ne vole au secours d’une Belgique sans gouvernement depuis des mois. Mais rien n’est trop bas quand il s’agit de l’Afrique. La France installe une ligne de démarcation entre le Nord et le Sud, actant la partition de la Côte d’Ivoire en deux entités, l’une laissée à la gestion barbare d’une bande rebelle. Le cynisme n’ayant pas de limite dans cette affaire, le Nord devient plus souverain que le Sud. La rébellion peut continuer à s’armer tranquillement, mais elle ira aussi siéger au gouvernement du Sud. Guillaume Soro devient Premier ministre. Supposé préparer les élections, il peut se permettre de ne pas respecter les résolutions des divers accords, notamment le désarmement de la rébellion, préalable indispensable à la tenue d’élections fiables. La communauté internationale n’en a cure et pilonne systématiquement le Président ivoirien élu, le pressant d’organiser les élections dans des conditions dont on sait qu’elles conduiront inévitablement vers une impasse.
Les élections ont lieu. Au Nord, la rébellion est toujours armée. Le lendemain du deuxième tour – le 29 novembre 2010 – la presse, qu’on la dise favorable à un bord ou à un autre, est unanime pour souligner la baisse de la participation par rapport au premier tour. On parle de 70%. Le même jour, un communiqué de l’Onuci – la représentation armée des Nations unies en Côte d’Ivoire - fait état d’un taux de participation «avoisinant les 70%». Le jour après, miracle, le taux de participation fait un bond de sauteur à la perche et franchit la barre des 80%. La «communauté internationale» et l’Onuci valident, adoubent leur champion, le portent sur les fonts baptismaux de l’innommable et le couronnent nuitamment dans son Quartier général de campagne, sous l’œil attendri des ambassadeurs de France et des Usa. Guillaume Soro change de camp avec armes – c’est le cas de le dire – et bagages, sans tirer le moindre cri d’indignation, allant ainsi récupérer une rançon dont vous devinerez aisément la contrepartie. Le plus naïf des observateurs aura compris le rôle qu’il jouait dans l’équipe de Laurent Gbagbo : veiller justement au non-désarmement de la rébellion, car elle pourrait resservir. Le camp de Laurent Gbagbo conteste l’action de la «communauté internationale», proteste, affirme que comme dans bien des pays démocratiques dont la France et les Usa – Barack Obama n’a-t-il pas demandé aux Africains de respecter leurs Institutions -, la légitimité de la proclamation des résultats en Côte d’Ivoire revient au Conseil constitutionnel.
Il est difficile à quiconque de comprendre, contre tous les textes qui régissent son action, l’entêtement de la «communauté internationale» et des communautés adjacentes à imposer leurs décisions à la Côte d’Ivoire. Qui pourra aujourd’hui, nous dire ce que c’est que cette «communauté internationale» qui se définit à l’exclusion de l’Union africaine. Qui peut imaginer que, si elle réussissait à la fin à convaincre la Cedeao d’envoyer un corps expéditionnaire déloger le « méchant », comme le lui demande « le bon » par une guerre civile ou une opération ciblée sur le palais présidentiel, opération dont les puissances occidentales assureraient l’armement et la logistique, qui peut s’imaginer que les soldats de la Cedeao dont des parents résident dans cette Côte d’Ivoire qui a toujours été une terre d’accueil des migrants africains, se grandiraient à aller verser leur sang et le sang d’autres Africains, civils et militaires, pour une cause dont la justesse reste à démontrer et pour obéir à des diktats étrangers.
Et toi, «communauté internationale» mon amie, où étais-tu donc quand en Afrique, l’on assassinait la liberté et l’espérance qui avaient pour noms Ruben Oum Nyobè le nationaliste camerounais dans le maquis des années 1950 et sa guerre d’indépendance, Patrice Lumumba, Premier ministre congolais dans les années 1960, et même, hier encore, sous nos yeux parisiens, Dulcie September, la représentante de l’Anc dans les années 1980 ! Où étais-tu donc quand Nelson Mandela croupissait dans les geôles de la honte et du racisme ; son peuple du sud chanté par Senghor, dans les ports les chantiers les mines et les manufactures, le soir, ségrégué dans les kraals de la misère, alors qu’il entassait des montagnes d’or noir, d’or rouge et crevait de faim ; sous le regard goguenard de l’Onu ! Qui s’imaginerait que par une métempsychose fortuite, «communauté internationale», tu te mettes à défendre les intérêts de ce continent, toi qui n’as jamais su lui trouver une place au sein du Conseil de sécurité de ton bras actif, l’Organisation des Nations unies. Grand prêtre Laocoon réveille-toi, on leur fait des cadeaux ! Serait-ce un cheval de Troie ! Que cacherait le cheval d’Abidjan ?
Et toi, peuple de France, je te connais et suis désormais tien. Je sais qu’en tes veines, coule l’esprit de Champagney. Je pense à toi, Champagney, modeste commune de Haute-saône, un beau jour, rebaptisée Champagney-la-grande par Camille Darsière, député de la Martinique. Tu fus terre chantre de la Liberté, terre recréatrice de l’Egalité, terre symbole de la Fraternité universelle. Tu chantas ton humanisme flamboyant en ce jour béni du 19 mars 1789 quand dans l’article 29 de ton cahier des doléances, tu gravas ta grandeur et l’âme de la France éternelle sur le marbre républicain.
«Les habitants et communauté de Champagney ne peuvent penser aux maux que souffrent les Nègres dans les colonies, sans avoir le coeur pénétré de la plus vive douleur en se représentant leurs semblables unis encore à eux par le double lien de la religion, être traités plus durement que le sont les bêtes de somme. Ils ne peuvent se persuader qu'on puisse faire usage des productions desdites colonies, si l'on faisait réflexion qu'elles ont été arrosées du sang de leurs semblables, ils craignent avec raison que les générations futures plus éclairées et plus philosophes n'accusent les Français de ce siècle d'avoir été anthropophages. Ce qui contraste avec le nom de Français et plus encore celui de chrétien. C'est pourquoi leur religion leur dicte de supplier très humblement Sa Majesté de concerter les moyens pour ces esclaves de faire des sujets utiles au Roy et à la patrie». C’était le temps béni où à Champaney, les Nègres étaient des semblables, des frères. Générations futures, réveillez-vous donc ! C’est un ordre venu du fond des âges !
Que vos mânes, à vous les 444 Champagnésiens de l’Histoire, reposent en paix. Votre humanisme est intact dans l’âme de vos descendants et de tous les Français, ce peuple dont j’ai tant chanté l’humanisme et l’antiracisme ; peuple de fraternité champion du monde des mariages mixtes – tabou suprême du racisme - parce que le voisin devient bien vite frère et beau-fils et beau-frère ; mais peuple malade de ses élites – toutes ses élites, intellectuelles et journalistiques, politiques - qui perpétuent l’arrogance civilisatrice et dominatrice.
Aujourd’hui, le peuple de France se demande pourquoi il est honni par monts et par vaux lointains. J’entends les trémolos de ce bon peuple de petites gens mes amis, qui me demande pourquoi on n’aime plus la France en Afrique ou ailleurs. Il ne comprend pas malgré les explications de Stephen Smith qui nous apprit naguère. Comment la France a perdu l’Afrique, comme on perd une possession et non un ami ou ce parent que Senghor voulut inventer avec la création de la Francophonie, après la double bestialisation portée par la colonisation – celle du maître par ses actes et celle du colonisé par le maître.
Et l’on pense à nos enfants français massacrés à Niamey, dont l’un venu tisser par le mariage avec une Africaine, les plus forts et les plus nobles et les humains et les plus beaux liens de fraternité ; massacrés par des fous, mais qui – à tort, à grandissime et bestial tort – peuvent prétendre se venger de l’arrogance de la France politique. Et l’on pense à ce ministre qui, non content de signer des autorisations de vente des outils de la répression à un régime dictatorial aux abois, proposait de former les assassins à l’art et à la manière inodores d’en faire bon usage pour mater une révolution portée par la jeunesse. Alors avec les errements du discours politique français sur la révolution tunisienne, mes amis ne se demandent plus comment ils seront désormais accueillis sur les plages d’Hammamet et de Port El Kantaoui, dans les souks de Sousse et de Nabeul, les destinations privilégiées de leurs vacances.
Mânes de Champagnesiens, je vous sais vivantes dans l’âme française. Et je l’entendrai toujours, malgré les justes questionnements du poète malgache Jacques Rabemananjara, «claire innocence, ton chant trop pur, ta voix trop douce dans le croassement des ténèbres » de la barbarie humaine. Certes, Rabemananjara, « la force aveugle de l’abîme tire de son fouet le son aigre de l’agonie». Certes, cher défunt maître, «les étoiles meurent sans un soupir» à Niamey, Abidjan et ailleurs. Mais vaine est la barbarie et la justice triomphe toujours.
Pour revenir à la Côte d’Ivoire et aux positionnements des élites françaises, la journaliste et l’intellectuelle, ne sont pas en reste. La presse tout entière, de la plus révolutionnaire à la plus révoltante, à l’exception notable du Gri-Gri international – si j’en oublie, mea culpa - , relaie à l’envi, le discours nauséeux des politiques aveugles et les pétitions impies – le Monde des idées - d’une intelligentsia borgne en cette occasion – elle ne l’a pas toujours été, Dieu merci – que signent, assourdis par le tintamarre ambiant, quelques Africains dont l’un d’eux m’avouera implicitement son erreur et rectifiera le tir avec une tribune intermédiaire.
Communauté internationale et consorts, me direz-vous un jour de quel charme improbable, de quelle virginité soudaine, vous habillez Alassane Ouattara l’ancien Premier ministre dont on peut dire sans méchanceté aucune qu’il incarne un passé bien peu démocratique dont furent d’ailleurs victimes des Ivoiriens coupables d’opposition, et son âme damnée le rebelle Guillaume Soro, improbable faiseur de rois, qui promet des châtiments à tire-larigot ! Me direz-vous un jour ce que vous récompensez en eux - pour Salomé, fille d’Hérodiade, ce furent ses talents de danseuse - pour leur offrir sur un plateau comme jadis celle de Jean-Baptiste, la tête de la Côte d’Ivoire qui ne vous appartient pas ! Quels intérêts – permettez-moi une naïveté passagère, ponctuelle – vous poussent à la diabolisation subite d’un homme, Laurent Gbagbo, qui fut le seul leader ivoirien à mener une opposition impossible mais pacifique à Félix Houphouët-Boigny, à accepter la prison et l’exil, à briguer la magistrature suprême, à la gagner en venant de l’opposition, sans jamais avoir compromis son combat par l’acceptation d’un maroquin corrupteur ; qui peut dire avec Rabemananjara «mes doigts sont clairs comme le printemps, mon cœur est neuf comme une hostie».
Dans une chronique récente, j’interpellais l’intellectuel africain, afin qu’il prenne position, qu’il embarque dans ce train de la renaissance qui passe devant sa porte. Parodiant Aimé Césaire, je lui intimais de parler, afin d’attaquer à leurs bases, oppression et servitude pour rendre possible la fraternité. Quelques-uns l’avaient déjà fait. D’autres m’ont écouté. Mais lequel, de la fantasque Calixthe Bayala – Laurent Gbagbo n’est pas seul - au vieil Olympe Bhêly-Quenum – Je fustige les rebelles de Ouattara -, en passant par le flegmatique prix Renaudot, le Peulh Tierno Monenembo – l’Onu ne doit pas recoloniser l’Afrique – ou l’indomptable Achille Mbembe – La démocratie au bazooka -; lequel a tissé le moindre laurier même en papier recyclé à la «communauté internationale» ? Lequel a salué Barack Obama ou encensé Nicolas Sarkozy ? Combien ont reconnu la légitimité de Ouattara ? Lequel n’a pas apporté son soutien explicite ou implicite à Laurent Gbagbo, les plus minimalistes demandant comme lui, que l’on respecte les textes d’un Etat souverain; que l’on arrête les bruits de bottes et les rodomontades grotesques – incontournable pléonasme –, que cette affaire soit laissée à la discrétion des Ivoiriens. Quel homme politique africain a envoyé le plus petit courriel de félicitations à Ouattara !
Qui pourrait comprendre qu’au lendemain de la célébration du cinquantenaire des indépendances des anciennes colonies françaises d’Afrique, ce continent soit encore regardé avec les yeux du documentaire récemment diffusé par France télévision sur la Françafrique, documentaire inattendument prophétique, qui annonçait la victoire de Ouattara –, les explications alambiquées du réalisateur n’y pourront rien – alors qu’il avait été produit des mois avant les élections ivoiriennes ? Qui peut accepter qu’un certain Monsieur Choi se comporte encore comme un commandant de cercle ? Nos enfants ne nous mépriseraient-ils pas à juste titre s’ils savaient que nous étions restés muets devant le spectacle grotesque d’une furtive proclamation de la victoire d’un candidat par les ambassadeurs étrangers dans son Quartier général.
Je voudrais comme le Chaka de Senghor, voir « l’Afrique comme une fourmilière de silence au travail ». Mais ce ne sera plus sous le fouet des Boers, ce ne sera plus ce peuple du Sud «soumis à la règle, à l’équerre et au compas», ce ne sera plus derrière «les forêts fauchées et les collines anéanties» pour l’enrichissement des autres. Ce sera par l’Afrique, pour l’Afrique son peuple et sa jeunesse qui commencent à monter au front de la dignité. Et lentement, sûrement, progressivement – merci Césaire -, la vieille négritude se cadavérise. Vous serez obligés de laisser la Côte d’Ivoire écrire les premières lettres de son épitaphe. Le destin l’a choisie car elle le vaut bien, cette Hirondelle du printemps africain.

Gaston Kelman

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