Le procureur de la Cour pénale internationale, Luis Moreno Ocampo, a décidé de se saisir du dossier ivoirien, à la demande des nouvelles autorités d’Abidjan, par courrier daté du 3 mai dernier. A cette fin, le procureur de la Cpi a publié, conformément à la 50e règle procédurale de la Cour, un important avis à l’endroit de toutes «les victimes de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité qui auraient été commis en Côte-d’Ivoire» postérieurement au 28 novembre 2010. Cette démarche régulière vise à atteindre des groupes de victimes et des témoins encore ignorés, afin de recueillir, dans un délai de 30 jours, suffisamment de preuves et de témoignages pour convaincre la Chambre préliminaire d’autoriser une enquête du procureur.
La volonté du procureur de la Cpi d’enquêter sur les crimes graves commis en Côte-d’Ivoire suscite quelques réflexions, sans toutefois que celles-ci aient la prétention d’émaner d’une certaine expertise en matière juridique. Ces réflexions seront orientées dans quatre axes: le choix des éventuels chefs d’accusation, le choix des victimes, des éventuelles poursuites des responsables et des coupables et le cas de Gbagbo et de certains membres de son régime.
I- Le choix des éventuels chefs d’accusation
La Cpi est, selon l’article 5 du Statut de Rome, exclusivement compétente pour juger quatre principaux crimes. Elle a compétence pour juger les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les crimes d’agression.
La première question est de savoir pourquoi la Cpi a exclu les crimes de génocide et les crimes d’agression de son champ d’enquête. Faut-il en déduire que des crimes de génocide et des crimes d’agression n’ont pas été commis en Côte-d’Ivoire ? La réalité des faits et les témoignages des rapports d’enquêtes d’Ong n’autorisent de réponse péremptoirement négative à cette interrogation.
Des crimes de génocide (les tueries de Duékoué) et des crimes d’agression ont été commis dans ce pays. Le rapport du 27 avril du Groupe d’Experts de l’ONU a été formel sur les crimes d’agression dont la Côte-d’Ivoire a été victime. Selon ce rapport, des pays comme le Burkina Faso, le Sénégal et le Nigeria ont été impliqués dans la guerre en Côte-d’Ivoire. Pour le comprendre, citons quelques extraits de ce rapport, respectivement des paragraphes 109, 111 et 130: «Le Groupe en conclut que ces véhicules militaires ont été fournis aux Forces nouvelles au cours des deux ou trois derniers mois, ou que cela indique que les Forces nouvelles ont bénéficié d’une aide de la part de forces militaires étrangères opérant sur le territoire ivoirien. À cet égard, le Groupe et la Cellule intégrée embargo de l’Onuci ont tous deux reçu des informations crédibles et indépendantes (y compris des membres des Forces nouvelles) faisant état de la présence de contingents burkinabé dans le nord de la Côte d’Ivoire, sans toutefois donner de précisions sur leur nombre et leur fonction». (paragraphe 109)
«Ainsi, lors d’une réunion tenue le 25 janvier 2011, le chef d’état-major des Forces nouvelles, le général Bakayoko, a informé le Groupe que si elles devaient lancer des opérations militaires (opérations qui ont été lancées depuis), les Forces nouvelles recevraient une aide de leurs voisins du nord, notamment du Burkina Faso. Il est ressorti de conversations entre des membres de la Cellule intégrée embargo de l’Onuci et des éléments des Forces nouvelles lors d’une visite effectuée dans le nord du pays du 7 au 11 février 2011 que des armes avaient été fournies par le Burkina Faso et qu’un nombre important de militaires burkinabé se trouvaient en Côte d’Ivoire. Enfin, lors d’une réunion tenue le 1er mars 2011, le ministre des Finances par intérim, M. Patrick Achi, a informé le Groupe que les Forces nouvelles recevaient une aide militaire bilatérale du Burkina Faso, du Nigeria et du Sénégal.» (paragraphe 111)
«(...) Ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 111 ci-dessus, le Burkina Faso n’est pas le seul pays impliqué dans la fourniture d’armes, de matériel connexe et d’une assistance militaire aux Forces nouvelles, même si les éléments de preuve présentés dans le présent rapport laissent supposer qu’en raison de sa situation géographique, il est peut-être le principal pays de transit pour ce matériel.» (paragraphe 130).
La Côte-d’Ivoire n’est pas Partie du Statut de Rome, étant donné qu’elle ne l’a pas ratifié. Ce fait explique pourquoi le procureur n’a pas inscrit les crimes d’agressions dans son champ d’enquête: «En ce qui concerne un État qui n’est pas Partie au présent Statut, la Cour n’exerce pas sa compétence à l’égard du crime d’agression quand celui-ci est commis par des ressortissants de cet État ou sur son territoire.» (Statut de Rome, article 15 bis, paragraphe 5) Mais qu’en est-il des crimes de génocide? Le Procureur avait-il le droit de ne pas les mentionner?
Le procureur, supposé suivre l’actualité ivoirienne, n’est pas ignorant des massacres qui ont été commis à Duékoué. Dans cette ville, il y a bien eu génocide, même si le nombre des victimes diffère selon l’ONU (330), la Croix Rouge (800) et l’Ong Caritas (1000). Il faut à ce niveau souligner que la Cpi ne définit pas un critère de quantification précise des victimes pour désigner un génocide. Mieux, celui-ci ne consiste pas plus dans le nombre de victimes que dans l’intention qui sous-tend les crimes. «Aux fins du présent Statut, dit l’article 6 de celui-ci, on entend par crime de génocide l'un quelconque des actes ci-après commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :a) Meurtre de membres du groupe; b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe».
Le Rapport de mai 2011 d’Amnesty International nous donne une idée de ce qui s’est passé à Duékoué: «Dès la matinée du 29 mars 2011, les Frci accompagnées par les Dozo ont totalement pris le contrôle de Duékoué et, dans les heures et les jours qui ont suivi, des centaines de personnes appartenant à l’ethnie Guéré ont été assassinées de manière délibérée et systématique, à Duékoué et dans certains villages environnants, uniquement en raison de leur appartenance ethnique. (..)À Duékoué, lors de la journée du 28 mars 2011, des mercenaires libériens et des miliciens loyaux à Laurent Gbagbo se sont rendus dans des concessions habitées souvent par plusieurs familles et ont tué plusieurs Dioulas.» (p37)
Dans le Génocide Rwandais, l’Onu et la France officielle ont été accusées de complicités passives. Leur responsabilité y a été mise en cause. En Côte-d’Ivoire, la coalition Onuci - Licorne a soutenu militairement la rébellion et a fait la guerre pour, dit-elle, «protéger les civils.» Mais dans l’ouest du pays elle a mis volontaire fin à sa mission «salvatrice» pour assister aux massacres. Après le génocide rwandais, l’Onu ne veut pas entamer sa crédibilité en portant la responsabilité de complicité d’un autre génocide sur le continent africain. Cette Organisation aux prétentions supranationales, se faisant passer pour un apôtre de la paix et de la protection des civils dans le monde, veut rester propre et se rendre irréprochable. Ce n’est donc pas le procureur de la Cpi qui va prendre le risque de «salir» l’Onu avec laquelle la Cour entretien un «Accord négocié régissant» leurs relations. Le contenu de cet Accord montre bien la dépendance plus ou moins financière, matérielle, administrative et technique de la Cpi à l’égard de l’Onu.
Le fait de retenir les crimes de guerre dans son champ d’enquête montre bien que le procureur reconnaît implicitement ou explicitement que la Côte-d’Ivoire a vécu des moments de guerre. Cette reconnaissance vient donc battre en brèche toute la propagande de la fallacieuse mission philanthropique de “la communauté internationale” qui, à travers son appareil médiatique occidental, a tenté de faire croire au monde entier que ce qui s’est passé en Côte-d’Ivoire n’est pas une guerre mais juste une opération humanitaire de sécurisation des civils par la destruction des armes lourdes du régime Gbagbo.
II-Le choix des victimes.
Le procureur de la Cpi a fait le choix d’une catégorie de victimes, notamment ceux de la crise post-électorale. Par ce choix, il n’a fait que suivre la demande d’Alassane Ouattara. Pour Ouattara et le procureur, les crimes graves en Côte-d’Ivoire ont débuté le 28 novembre 2010. Ils ont ainsi décidé de passer sous silence tous les crimes graves commis dans le pays depuis le 19 septembre 2002. Cette décision est aux antipodes de la déclaration de reconnaissance de la compétence de la Cpi signée le 18 avril 2003 par le gouvernement ivoirien. Cette déclaration dit: «Conformément à l’article 12 paragraphe 3 du statut de la Cour Pénale Internationale, le Gouvernement ivoirien reconnaît la compétence la Cour aux fins d’identifier, de poursuivre, de juger les auteurs et complices des actes commis sur le territoire ivoirien depuis les évènements du 19 septembre 2002.(...)Cette déclaration, faite pour une durée indéterminée, entrera en vigueur dès sa signature.» Ouattara, qui disait confirmer cette déclaration dans ses courriers adressés au procureur le 14 décembre 2010 et le 3 mai 2011, en a réellement fait fi. Il a «gommé» la durée indéterminée de cette déclaration ainsi que tous les crimes commis entre le 18 septembre 2002 et le 28 novembre 2010. La décision du procureur de la Cpi de ne considérer que les victimes «à compter de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010», est une véritable injustice à l’endroit de toutes les victimes antérieures à cette date. A ce niveau, il y a une volonté manifeste de ne pas enquêter sur certains crimes au nombre desquels il faut compter ceux de l’armée française en novembre 2004 devant l’hôtel ivoire.
III- Des éventuelles poursuites des responsables et des coupables
Le procureur de la Cpi n’a pas encore officiellement dit dans quelles directions vont s’orienter ses enquêtes. On ne peut donc savoir qui seront les accusés de son choix. Toutefois, il a invité toutes les victimes des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité à faire des «observations aux juges de la Chambre préliminaire et leur indiquer s’il conviendrait d’ouvrir une enquête portant sur ces crimes présumés». Sur cette base, il y a possibilité que dans les deux camps des responsables et des couples soient formellement désignés à tous les niveaux par les victimes. Cette désignation dépendra de la suite que les victimes donneront à l’avis du procureur. En la matière, il faut dire que la victime ou son représentant, qui ne se plaindra pas, pourrait constater que son bourreau ne fasse pas l’objet de poursuite par la Cpi. Elle aura elle-même consacré, dans ce cas, l’impunité de son bourreau. Il y a donc intérêt que toutes les victimes suivent les recommandations contenues dans l’avis du procureur, pour espérer que justice leur soit rendue. A défaut, le procureur aura le champ libre de faire un choix arbitraire des personnes pouvant faire l’objet de ses enquêtes et des ses poursuites. Il pourra donc choisir de frapper dans un camp et de consacrer l’impunité dans l’autre. Aux victimes qui n’auront pas suivi les recommandations du procureur et qui se plaindront de ses agissements, celui-ci pourra rétorquer le fait qu’ils n’aient pas suivi ses recommandations.
La question est d’une importance telle qu’il faut s’interroger sur les moyens dont disposent les victimes pour suivre les recommandations du procureur. Pour mieux produire leurs observations, ses victimes ou leurs proches auront de part et d’autre besoin de se constituer en collectifs et de désigner un ou plusieurs avocats pour défendre leur cause. Vu la galère que la plupart de ces victimes traversent, auront-elles les moyens de payer les honoraires d’avocats? Pour celles qui n’ont pas de moyens, il faudra bien des avocats volontaires pour les défendre gratuitement. Mais en trouveront-elles ? Ces victimes devraient solliciter les Organisations de défense des Droits de l’Homme pour les aider dans ce sens. En plus des moyens, il se pose le problème de la sécurité des victimes. Ces victimes et leurs proches, dont la plupart, pour des raisons de sécurité, sont encore traumatisées, vivent dans la clandestinité dans le pays ou en exil, pourront-ils témoigner, adresser leurs observations au Procureur, même par écrit, sans être inquiétés par la suite?
Il est évident que Ouattara n’hésitera pas à livrer, à la demande de la Cpi, les présumés responsables et coupables du camp Gbagbo. Mais pourra-t-il en faire autant pour ceux de son camp? Rien ne laisse penser qu’il le fera. Ces chefs de guerres pourront jouir de sa protection, contrairement à ce qu’il affirme sur ce sujet.
Pour toutes ces raisons, il y a malheureusement de fortes possibilités que certaines personnes responsables ou coupables de graves violations de droits de l’homme jouissent d’une impunité.
IV-Le cas du président Gbagbo et de certains membres de son régime.
La procédure actuelle pose également la problématique des poursuites qui pourraient être engagées contre Gbagbo et certains membres de son régime.
Pendant qu’il demande à la Cpi d’enquêter sur les crimes graves commis en Côte-d’Ivoire, Ouattara engage déjà une procédure judiciaire contre Gbagbo et certains dignitaires de son régime. Depuis la conférence de presse co-animée le 21 juin dernier par le ministre d`État, Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Me Ahoussou Kouadio Jeannot, et son collègue en charge des Droits de l’Homme et des libertés publiques, Coulibaly Gnénéma, l’on en sait un peu plus sur les chefs d’accusation qui pèsent sur Gbagbo et certains membres de son régime. Grosso modo, ils sont officiellement accusés de crimes économiques, d’atteinte à la sûreté de l’État et de crimes contre l’humanité.
Considérons les crimes contre l’humanité, qui font partie des crimes entrant dans le champ de compétence de la Cpi. Il convient de préciser que les crimes contre l’humanité se retrouvent généralement dans les crimes de guerre, à la différence que ceux-ci, plus étendus et prenant en compte le traitement des prisonniers de guerre, les prises d’otages, les attaques des biens à caractère civil, les attaques des missions d’aide humanitaire et de maintien de paix, ainsi que d’autres violations des règles de la guerre, etc…, ont lieu exclusivement dans un conteste de guerre, alors que ceux-là peuvent avoir lieu dans tout autre contexte, sans en exclure celui de la guerre. La Côte-d’Ivoire ayant vécu des moments de guerre à intensité variable depuis le 16 décembre 2010 jusqu’à la «pacification» de Yopougon, il pourrait y avoir matière à prouver que les crimes contre l’humanité, dont Gbagbo et certains de ses collaborateurs sont accusés par les autorités d’Abidjan, sont aussi des crimes de guerre.
Aussi faut-il ajouter que la décision du Conseil de gouvernement, datée du 15 juin 2011, consistant en «La mise sur pied d’une commission nationale d’enquête à l’effet de faire la lumière sur toutes les violations des Droits de l’Homme commises pendant la crise postélectorale», est la preuve qu’il reconnaît sa compétence de pouvoir enquêter également sur les crimes de guerre et poursuivre leurs auteurs et responsables. Cela reste une possibilité, étant donné que les crimes de guerre sont une particularité des violations des Droits de l’Homme. La lecture de quelques articles du Livre II du Code pénal ivoirien relatif au «Droit Pénal spécial» montre bien que l’État ivoirien a compétence d’enquêter et de poursuivre tout responsable ou coupable de crimes contre l’humanité et de crime de guerre.
Toute cette approche de la question vise à faire remarquer que l’État de Côte-d’Ivoire a manifesté sa volonté et sa compétence de pouvoir mener des enquêtes et engager des poursuites judiciaires pour des crimes qui relèvent également de la compétence de la Cpi. Une interrogation capitale surgit à ce niveau. Le régime Ouattara a-t-il vraiment l’intention de traduire Gbagbo devant la Cpi ? Pourquoi, après avoir confirmé depuis le 3 mai 2011 la compétence de la Cpi pour enquêter et engager des poursuites relatives aux crimes graves commis en Côte-d’Ivoire depuis le 28 novembre 2010, ce pouvoir se montre t-il lui-même compétent pour engager des poursuites judiciaires dans le même sens? N’est-ce pas une négation de fait de cette compétence qu’il a reconnue à la Cpi ?
Gbagbo avait été plus logique depuis le 18 avril 2003, date à laquelle le gouvernement ivoirien a signé la déclaration de reconnaissance de la compétence de la Cpi. Depuis cette date, Gbagbo n’a poursuivi aucun acteur ou chef de la rébellion, et était resté dans sa logique de signatures d’accords de paix.
C’est le lieu de se demander si le régime Ouattara ignore l’article 17 du Statut de Rome de la Cpi en ses paragraphes 1a) et 1c). Cet article pourra servir d’argument de poids aux avocats de Gbagbo. Cet article dit: «1.Eu égard au dixième alinéa du préambule et à l'article premier, une affaire est jugée irrecevable par la Cour lorsque :a) L'affaire fait l'objet d'une enquête ou de poursuites de la part d'un État ayant compétence en l'espèce, à moins que cet État n'ait pas la volonté ou soit dans l'incapacité de mener véritablement à bien l'enquête ou les poursuites;(…)c) La personne concernée a déjà été jugée pour le comportement faisant l'objet de la plainte, et qu'elle ne peut être jugée par la Cour en vertu de l'article 20,paragraphe 3»
Et si, au regard de ce qui précède, les poursuites du régime Ouattara contre Gbagbo et certains de ses collaborateurs n’étaient qu’une ruse bien pensée pour se soustraire lui-même des enquêtes et, probablement, des poursuites du procureur de la Cpi, créant les conditions pour que la demande d’enquêter de ce dernier soit frappée d’irrecevabilité? L’on peut répondre par l’affirmative sans trop s’éloigner de la vérité. En fait, reconnaître Gbagbo pour responsable de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre signifie également rendre Ouattara et son premier ministre Soro Guillaume, chef de la rébellion, responsables des mêmes crimes. Car le bicéphalisme du pouvoir qui a prévalu depuis le 3 décembre 2010, a laissé le champ libre d’actions à deux armées, à savoir les Fds (force de défense et de sécurité) pro-Gbagbo et la rébellion, originellement nommée Mpci, pro-Ouattara, rebaptisée Fn (Forces nouvelles) puis rebaptisée Frci (Force républicaine de Côte-d’Ivoire)par Ouattara lui-même par une ordonnance datée du 17 mars 2011. En sus, Ouattara n’a pas intérêt à ce que ses chefs de guerre, qui ont contribué à sa prise de pouvoir par la force fassent dans le cadre d’une véritable justice impartiale et indépendante, l’objet de poursuites de la CPI. Il n’a pas intérêt à ce que ces chefs de guerre se retournent contre lui en l’accusant d’être le responsable de leurs problèmes judiciaires. Dans la réalité des faits et comme le mentionnent les différents rapports d’enquêtes des Organisations de défense des droits de l’homme (Amnesty International et Human Rights Watch),ainsi que la Division des droits de l’homme de l’Onu, les crimes graves ont été commis par les deux camps. Sur cette base, en toute justice indépendante et impartiale, il sera très difficile au procureur de la Cpi de prouver que la responsabilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité se trouve dans un seul camp. Gbagbo ne saurait être plus responsable que Ouattara et Soro Guillaume, pour faire exclusivement l’objet des enquêtes et des poursuites de la Cpi.
En faisant fi des crimes contre l’humanité, la Cpi pourra-t-elle déclarer recevable la demande d’enquêtes et poursuites pour des crimes de guerre en Côte-d’Ivoire, étant donné que ces crimes ne sont pas formellement inscrits dans les chefs d’accusation faisant l'objet de la procédure judiciaire engagée par le régime Ouattara ?
Pour ce qui concerne les crimes de guerre, le procureur de la Cpi aura-t-il l’audace de creuser jusqu’au fond de la question? Peut t-il enquêter sur ce sujet dans sa totalité, dans toutes les directions? Ces questions sont essentielles pour la simple raison que les casques bleus de l’Onu, la Force française Licorne, des responsables de certaines banques (Sgbci, Bicici, Banque Atlantique, Biao, etc) et de l’Union européenne pourront être convoqués à la barre. Chacun de ces acteurs a joué sa partition dans la stratégie globale de guerre contre le régime Gbagbo. Les premiers cités ont, dans cette guerre, selon des témoignages, pris pour cible des civils et autres objectifs qui n’étaient pas militaires. Les décisions de fermeture des banques ont causé de graves préjudices aux clients de ces banques. La sanction de l’Union européenne contre les ports ivoiriens a également fait des victimes en provoquant la rupture des soins de certains malades d’insuffisance rénale et du Vih Sida. Ces ruptures de soins ont occasionné des morts. Toutes ces souffrances et ces morts occasionnées peuvent être qualifiés non seulement de crimes contre l’humanité mais aussi de crimes de guerre. Au regard de l’article 8-2a iii), est également qualifié de crime de guerre, «le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé.», «dans le cadre d'un plan ou d'une politique ou lorsqu'ils font partie d'une série de crimes analogues commis sur une grande échelle.» (Article 8, alinéa 1).
Conclusion
La Cpi peut juger Gbagbo si ses avocats ne parviennent pas à faire prévaloir l’argument de la non recevabilité des plaintes contre lui.
La Cpi peut juger Gbagbo et certains dignitaires de son régime si, transformée en véritable instrument politique au service d’une justice arbitraire sélective, elle décide de les punir, de leur infliger le châtiment prométhéen, pour avoir défié le dieu Occident.
Pour les raisons contraires, la Cpi peut décider de ne peut pas juger Gbagbo. La Cpi peut ne pas juger Gbagbo si le procureur ne dispose pas de preuves suffisantes contre lui pour convaincre la Cour de l’ouverture d’une enquête. La Cpi peut ne pas juger Gbagbo, si, voulant échapper à un scandale judiciaire, elle pense que le dossier ivoirien, au regard de toutes les parties impliquées dans les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, est d’une lourdeur capable d’écraser son audace de vouloir le traiter en toute impartialité et en toute indépendance.
Zéka Togui, Correspondance particulière
La volonté du procureur de la Cpi d’enquêter sur les crimes graves commis en Côte-d’Ivoire suscite quelques réflexions, sans toutefois que celles-ci aient la prétention d’émaner d’une certaine expertise en matière juridique. Ces réflexions seront orientées dans quatre axes: le choix des éventuels chefs d’accusation, le choix des victimes, des éventuelles poursuites des responsables et des coupables et le cas de Gbagbo et de certains membres de son régime.
I- Le choix des éventuels chefs d’accusation
La Cpi est, selon l’article 5 du Statut de Rome, exclusivement compétente pour juger quatre principaux crimes. Elle a compétence pour juger les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les crimes d’agression.
La première question est de savoir pourquoi la Cpi a exclu les crimes de génocide et les crimes d’agression de son champ d’enquête. Faut-il en déduire que des crimes de génocide et des crimes d’agression n’ont pas été commis en Côte-d’Ivoire ? La réalité des faits et les témoignages des rapports d’enquêtes d’Ong n’autorisent de réponse péremptoirement négative à cette interrogation.
Des crimes de génocide (les tueries de Duékoué) et des crimes d’agression ont été commis dans ce pays. Le rapport du 27 avril du Groupe d’Experts de l’ONU a été formel sur les crimes d’agression dont la Côte-d’Ivoire a été victime. Selon ce rapport, des pays comme le Burkina Faso, le Sénégal et le Nigeria ont été impliqués dans la guerre en Côte-d’Ivoire. Pour le comprendre, citons quelques extraits de ce rapport, respectivement des paragraphes 109, 111 et 130: «Le Groupe en conclut que ces véhicules militaires ont été fournis aux Forces nouvelles au cours des deux ou trois derniers mois, ou que cela indique que les Forces nouvelles ont bénéficié d’une aide de la part de forces militaires étrangères opérant sur le territoire ivoirien. À cet égard, le Groupe et la Cellule intégrée embargo de l’Onuci ont tous deux reçu des informations crédibles et indépendantes (y compris des membres des Forces nouvelles) faisant état de la présence de contingents burkinabé dans le nord de la Côte d’Ivoire, sans toutefois donner de précisions sur leur nombre et leur fonction». (paragraphe 109)
«Ainsi, lors d’une réunion tenue le 25 janvier 2011, le chef d’état-major des Forces nouvelles, le général Bakayoko, a informé le Groupe que si elles devaient lancer des opérations militaires (opérations qui ont été lancées depuis), les Forces nouvelles recevraient une aide de leurs voisins du nord, notamment du Burkina Faso. Il est ressorti de conversations entre des membres de la Cellule intégrée embargo de l’Onuci et des éléments des Forces nouvelles lors d’une visite effectuée dans le nord du pays du 7 au 11 février 2011 que des armes avaient été fournies par le Burkina Faso et qu’un nombre important de militaires burkinabé se trouvaient en Côte d’Ivoire. Enfin, lors d’une réunion tenue le 1er mars 2011, le ministre des Finances par intérim, M. Patrick Achi, a informé le Groupe que les Forces nouvelles recevaient une aide militaire bilatérale du Burkina Faso, du Nigeria et du Sénégal.» (paragraphe 111)
«(...) Ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 111 ci-dessus, le Burkina Faso n’est pas le seul pays impliqué dans la fourniture d’armes, de matériel connexe et d’une assistance militaire aux Forces nouvelles, même si les éléments de preuve présentés dans le présent rapport laissent supposer qu’en raison de sa situation géographique, il est peut-être le principal pays de transit pour ce matériel.» (paragraphe 130).
La Côte-d’Ivoire n’est pas Partie du Statut de Rome, étant donné qu’elle ne l’a pas ratifié. Ce fait explique pourquoi le procureur n’a pas inscrit les crimes d’agressions dans son champ d’enquête: «En ce qui concerne un État qui n’est pas Partie au présent Statut, la Cour n’exerce pas sa compétence à l’égard du crime d’agression quand celui-ci est commis par des ressortissants de cet État ou sur son territoire.» (Statut de Rome, article 15 bis, paragraphe 5) Mais qu’en est-il des crimes de génocide? Le Procureur avait-il le droit de ne pas les mentionner?
Le procureur, supposé suivre l’actualité ivoirienne, n’est pas ignorant des massacres qui ont été commis à Duékoué. Dans cette ville, il y a bien eu génocide, même si le nombre des victimes diffère selon l’ONU (330), la Croix Rouge (800) et l’Ong Caritas (1000). Il faut à ce niveau souligner que la Cpi ne définit pas un critère de quantification précise des victimes pour désigner un génocide. Mieux, celui-ci ne consiste pas plus dans le nombre de victimes que dans l’intention qui sous-tend les crimes. «Aux fins du présent Statut, dit l’article 6 de celui-ci, on entend par crime de génocide l'un quelconque des actes ci-après commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :a) Meurtre de membres du groupe; b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe».
Le Rapport de mai 2011 d’Amnesty International nous donne une idée de ce qui s’est passé à Duékoué: «Dès la matinée du 29 mars 2011, les Frci accompagnées par les Dozo ont totalement pris le contrôle de Duékoué et, dans les heures et les jours qui ont suivi, des centaines de personnes appartenant à l’ethnie Guéré ont été assassinées de manière délibérée et systématique, à Duékoué et dans certains villages environnants, uniquement en raison de leur appartenance ethnique. (..)À Duékoué, lors de la journée du 28 mars 2011, des mercenaires libériens et des miliciens loyaux à Laurent Gbagbo se sont rendus dans des concessions habitées souvent par plusieurs familles et ont tué plusieurs Dioulas.» (p37)
Dans le Génocide Rwandais, l’Onu et la France officielle ont été accusées de complicités passives. Leur responsabilité y a été mise en cause. En Côte-d’Ivoire, la coalition Onuci - Licorne a soutenu militairement la rébellion et a fait la guerre pour, dit-elle, «protéger les civils.» Mais dans l’ouest du pays elle a mis volontaire fin à sa mission «salvatrice» pour assister aux massacres. Après le génocide rwandais, l’Onu ne veut pas entamer sa crédibilité en portant la responsabilité de complicité d’un autre génocide sur le continent africain. Cette Organisation aux prétentions supranationales, se faisant passer pour un apôtre de la paix et de la protection des civils dans le monde, veut rester propre et se rendre irréprochable. Ce n’est donc pas le procureur de la Cpi qui va prendre le risque de «salir» l’Onu avec laquelle la Cour entretien un «Accord négocié régissant» leurs relations. Le contenu de cet Accord montre bien la dépendance plus ou moins financière, matérielle, administrative et technique de la Cpi à l’égard de l’Onu.
Le fait de retenir les crimes de guerre dans son champ d’enquête montre bien que le procureur reconnaît implicitement ou explicitement que la Côte-d’Ivoire a vécu des moments de guerre. Cette reconnaissance vient donc battre en brèche toute la propagande de la fallacieuse mission philanthropique de “la communauté internationale” qui, à travers son appareil médiatique occidental, a tenté de faire croire au monde entier que ce qui s’est passé en Côte-d’Ivoire n’est pas une guerre mais juste une opération humanitaire de sécurisation des civils par la destruction des armes lourdes du régime Gbagbo.
II-Le choix des victimes.
Le procureur de la Cpi a fait le choix d’une catégorie de victimes, notamment ceux de la crise post-électorale. Par ce choix, il n’a fait que suivre la demande d’Alassane Ouattara. Pour Ouattara et le procureur, les crimes graves en Côte-d’Ivoire ont débuté le 28 novembre 2010. Ils ont ainsi décidé de passer sous silence tous les crimes graves commis dans le pays depuis le 19 septembre 2002. Cette décision est aux antipodes de la déclaration de reconnaissance de la compétence de la Cpi signée le 18 avril 2003 par le gouvernement ivoirien. Cette déclaration dit: «Conformément à l’article 12 paragraphe 3 du statut de la Cour Pénale Internationale, le Gouvernement ivoirien reconnaît la compétence la Cour aux fins d’identifier, de poursuivre, de juger les auteurs et complices des actes commis sur le territoire ivoirien depuis les évènements du 19 septembre 2002.(...)Cette déclaration, faite pour une durée indéterminée, entrera en vigueur dès sa signature.» Ouattara, qui disait confirmer cette déclaration dans ses courriers adressés au procureur le 14 décembre 2010 et le 3 mai 2011, en a réellement fait fi. Il a «gommé» la durée indéterminée de cette déclaration ainsi que tous les crimes commis entre le 18 septembre 2002 et le 28 novembre 2010. La décision du procureur de la Cpi de ne considérer que les victimes «à compter de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010», est une véritable injustice à l’endroit de toutes les victimes antérieures à cette date. A ce niveau, il y a une volonté manifeste de ne pas enquêter sur certains crimes au nombre desquels il faut compter ceux de l’armée française en novembre 2004 devant l’hôtel ivoire.
III- Des éventuelles poursuites des responsables et des coupables
Le procureur de la Cpi n’a pas encore officiellement dit dans quelles directions vont s’orienter ses enquêtes. On ne peut donc savoir qui seront les accusés de son choix. Toutefois, il a invité toutes les victimes des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité à faire des «observations aux juges de la Chambre préliminaire et leur indiquer s’il conviendrait d’ouvrir une enquête portant sur ces crimes présumés». Sur cette base, il y a possibilité que dans les deux camps des responsables et des couples soient formellement désignés à tous les niveaux par les victimes. Cette désignation dépendra de la suite que les victimes donneront à l’avis du procureur. En la matière, il faut dire que la victime ou son représentant, qui ne se plaindra pas, pourrait constater que son bourreau ne fasse pas l’objet de poursuite par la Cpi. Elle aura elle-même consacré, dans ce cas, l’impunité de son bourreau. Il y a donc intérêt que toutes les victimes suivent les recommandations contenues dans l’avis du procureur, pour espérer que justice leur soit rendue. A défaut, le procureur aura le champ libre de faire un choix arbitraire des personnes pouvant faire l’objet de ses enquêtes et des ses poursuites. Il pourra donc choisir de frapper dans un camp et de consacrer l’impunité dans l’autre. Aux victimes qui n’auront pas suivi les recommandations du procureur et qui se plaindront de ses agissements, celui-ci pourra rétorquer le fait qu’ils n’aient pas suivi ses recommandations.
La question est d’une importance telle qu’il faut s’interroger sur les moyens dont disposent les victimes pour suivre les recommandations du procureur. Pour mieux produire leurs observations, ses victimes ou leurs proches auront de part et d’autre besoin de se constituer en collectifs et de désigner un ou plusieurs avocats pour défendre leur cause. Vu la galère que la plupart de ces victimes traversent, auront-elles les moyens de payer les honoraires d’avocats? Pour celles qui n’ont pas de moyens, il faudra bien des avocats volontaires pour les défendre gratuitement. Mais en trouveront-elles ? Ces victimes devraient solliciter les Organisations de défense des Droits de l’Homme pour les aider dans ce sens. En plus des moyens, il se pose le problème de la sécurité des victimes. Ces victimes et leurs proches, dont la plupart, pour des raisons de sécurité, sont encore traumatisées, vivent dans la clandestinité dans le pays ou en exil, pourront-ils témoigner, adresser leurs observations au Procureur, même par écrit, sans être inquiétés par la suite?
Il est évident que Ouattara n’hésitera pas à livrer, à la demande de la Cpi, les présumés responsables et coupables du camp Gbagbo. Mais pourra-t-il en faire autant pour ceux de son camp? Rien ne laisse penser qu’il le fera. Ces chefs de guerres pourront jouir de sa protection, contrairement à ce qu’il affirme sur ce sujet.
Pour toutes ces raisons, il y a malheureusement de fortes possibilités que certaines personnes responsables ou coupables de graves violations de droits de l’homme jouissent d’une impunité.
IV-Le cas du président Gbagbo et de certains membres de son régime.
La procédure actuelle pose également la problématique des poursuites qui pourraient être engagées contre Gbagbo et certains membres de son régime.
Pendant qu’il demande à la Cpi d’enquêter sur les crimes graves commis en Côte-d’Ivoire, Ouattara engage déjà une procédure judiciaire contre Gbagbo et certains dignitaires de son régime. Depuis la conférence de presse co-animée le 21 juin dernier par le ministre d`État, Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Me Ahoussou Kouadio Jeannot, et son collègue en charge des Droits de l’Homme et des libertés publiques, Coulibaly Gnénéma, l’on en sait un peu plus sur les chefs d’accusation qui pèsent sur Gbagbo et certains membres de son régime. Grosso modo, ils sont officiellement accusés de crimes économiques, d’atteinte à la sûreté de l’État et de crimes contre l’humanité.
Considérons les crimes contre l’humanité, qui font partie des crimes entrant dans le champ de compétence de la Cpi. Il convient de préciser que les crimes contre l’humanité se retrouvent généralement dans les crimes de guerre, à la différence que ceux-ci, plus étendus et prenant en compte le traitement des prisonniers de guerre, les prises d’otages, les attaques des biens à caractère civil, les attaques des missions d’aide humanitaire et de maintien de paix, ainsi que d’autres violations des règles de la guerre, etc…, ont lieu exclusivement dans un conteste de guerre, alors que ceux-là peuvent avoir lieu dans tout autre contexte, sans en exclure celui de la guerre. La Côte-d’Ivoire ayant vécu des moments de guerre à intensité variable depuis le 16 décembre 2010 jusqu’à la «pacification» de Yopougon, il pourrait y avoir matière à prouver que les crimes contre l’humanité, dont Gbagbo et certains de ses collaborateurs sont accusés par les autorités d’Abidjan, sont aussi des crimes de guerre.
Aussi faut-il ajouter que la décision du Conseil de gouvernement, datée du 15 juin 2011, consistant en «La mise sur pied d’une commission nationale d’enquête à l’effet de faire la lumière sur toutes les violations des Droits de l’Homme commises pendant la crise postélectorale», est la preuve qu’il reconnaît sa compétence de pouvoir enquêter également sur les crimes de guerre et poursuivre leurs auteurs et responsables. Cela reste une possibilité, étant donné que les crimes de guerre sont une particularité des violations des Droits de l’Homme. La lecture de quelques articles du Livre II du Code pénal ivoirien relatif au «Droit Pénal spécial» montre bien que l’État ivoirien a compétence d’enquêter et de poursuivre tout responsable ou coupable de crimes contre l’humanité et de crime de guerre.
Toute cette approche de la question vise à faire remarquer que l’État de Côte-d’Ivoire a manifesté sa volonté et sa compétence de pouvoir mener des enquêtes et engager des poursuites judiciaires pour des crimes qui relèvent également de la compétence de la Cpi. Une interrogation capitale surgit à ce niveau. Le régime Ouattara a-t-il vraiment l’intention de traduire Gbagbo devant la Cpi ? Pourquoi, après avoir confirmé depuis le 3 mai 2011 la compétence de la Cpi pour enquêter et engager des poursuites relatives aux crimes graves commis en Côte-d’Ivoire depuis le 28 novembre 2010, ce pouvoir se montre t-il lui-même compétent pour engager des poursuites judiciaires dans le même sens? N’est-ce pas une négation de fait de cette compétence qu’il a reconnue à la Cpi ?
Gbagbo avait été plus logique depuis le 18 avril 2003, date à laquelle le gouvernement ivoirien a signé la déclaration de reconnaissance de la compétence de la Cpi. Depuis cette date, Gbagbo n’a poursuivi aucun acteur ou chef de la rébellion, et était resté dans sa logique de signatures d’accords de paix.
C’est le lieu de se demander si le régime Ouattara ignore l’article 17 du Statut de Rome de la Cpi en ses paragraphes 1a) et 1c). Cet article pourra servir d’argument de poids aux avocats de Gbagbo. Cet article dit: «1.Eu égard au dixième alinéa du préambule et à l'article premier, une affaire est jugée irrecevable par la Cour lorsque :a) L'affaire fait l'objet d'une enquête ou de poursuites de la part d'un État ayant compétence en l'espèce, à moins que cet État n'ait pas la volonté ou soit dans l'incapacité de mener véritablement à bien l'enquête ou les poursuites;(…)c) La personne concernée a déjà été jugée pour le comportement faisant l'objet de la plainte, et qu'elle ne peut être jugée par la Cour en vertu de l'article 20,paragraphe 3»
Et si, au regard de ce qui précède, les poursuites du régime Ouattara contre Gbagbo et certains de ses collaborateurs n’étaient qu’une ruse bien pensée pour se soustraire lui-même des enquêtes et, probablement, des poursuites du procureur de la Cpi, créant les conditions pour que la demande d’enquêter de ce dernier soit frappée d’irrecevabilité? L’on peut répondre par l’affirmative sans trop s’éloigner de la vérité. En fait, reconnaître Gbagbo pour responsable de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre signifie également rendre Ouattara et son premier ministre Soro Guillaume, chef de la rébellion, responsables des mêmes crimes. Car le bicéphalisme du pouvoir qui a prévalu depuis le 3 décembre 2010, a laissé le champ libre d’actions à deux armées, à savoir les Fds (force de défense et de sécurité) pro-Gbagbo et la rébellion, originellement nommée Mpci, pro-Ouattara, rebaptisée Fn (Forces nouvelles) puis rebaptisée Frci (Force républicaine de Côte-d’Ivoire)par Ouattara lui-même par une ordonnance datée du 17 mars 2011. En sus, Ouattara n’a pas intérêt à ce que ses chefs de guerre, qui ont contribué à sa prise de pouvoir par la force fassent dans le cadre d’une véritable justice impartiale et indépendante, l’objet de poursuites de la CPI. Il n’a pas intérêt à ce que ces chefs de guerre se retournent contre lui en l’accusant d’être le responsable de leurs problèmes judiciaires. Dans la réalité des faits et comme le mentionnent les différents rapports d’enquêtes des Organisations de défense des droits de l’homme (Amnesty International et Human Rights Watch),ainsi que la Division des droits de l’homme de l’Onu, les crimes graves ont été commis par les deux camps. Sur cette base, en toute justice indépendante et impartiale, il sera très difficile au procureur de la Cpi de prouver que la responsabilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité se trouve dans un seul camp. Gbagbo ne saurait être plus responsable que Ouattara et Soro Guillaume, pour faire exclusivement l’objet des enquêtes et des poursuites de la Cpi.
En faisant fi des crimes contre l’humanité, la Cpi pourra-t-elle déclarer recevable la demande d’enquêtes et poursuites pour des crimes de guerre en Côte-d’Ivoire, étant donné que ces crimes ne sont pas formellement inscrits dans les chefs d’accusation faisant l'objet de la procédure judiciaire engagée par le régime Ouattara ?
Pour ce qui concerne les crimes de guerre, le procureur de la Cpi aura-t-il l’audace de creuser jusqu’au fond de la question? Peut t-il enquêter sur ce sujet dans sa totalité, dans toutes les directions? Ces questions sont essentielles pour la simple raison que les casques bleus de l’Onu, la Force française Licorne, des responsables de certaines banques (Sgbci, Bicici, Banque Atlantique, Biao, etc) et de l’Union européenne pourront être convoqués à la barre. Chacun de ces acteurs a joué sa partition dans la stratégie globale de guerre contre le régime Gbagbo. Les premiers cités ont, dans cette guerre, selon des témoignages, pris pour cible des civils et autres objectifs qui n’étaient pas militaires. Les décisions de fermeture des banques ont causé de graves préjudices aux clients de ces banques. La sanction de l’Union européenne contre les ports ivoiriens a également fait des victimes en provoquant la rupture des soins de certains malades d’insuffisance rénale et du Vih Sida. Ces ruptures de soins ont occasionné des morts. Toutes ces souffrances et ces morts occasionnées peuvent être qualifiés non seulement de crimes contre l’humanité mais aussi de crimes de guerre. Au regard de l’article 8-2a iii), est également qualifié de crime de guerre, «le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé.», «dans le cadre d'un plan ou d'une politique ou lorsqu'ils font partie d'une série de crimes analogues commis sur une grande échelle.» (Article 8, alinéa 1).
Conclusion
La Cpi peut juger Gbagbo si ses avocats ne parviennent pas à faire prévaloir l’argument de la non recevabilité des plaintes contre lui.
La Cpi peut juger Gbagbo et certains dignitaires de son régime si, transformée en véritable instrument politique au service d’une justice arbitraire sélective, elle décide de les punir, de leur infliger le châtiment prométhéen, pour avoir défié le dieu Occident.
Pour les raisons contraires, la Cpi peut décider de ne peut pas juger Gbagbo. La Cpi peut ne pas juger Gbagbo si le procureur ne dispose pas de preuves suffisantes contre lui pour convaincre la Cour de l’ouverture d’une enquête. La Cpi peut ne pas juger Gbagbo, si, voulant échapper à un scandale judiciaire, elle pense que le dossier ivoirien, au regard de toutes les parties impliquées dans les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, est d’une lourdeur capable d’écraser son audace de vouloir le traiter en toute impartialité et en toute indépendance.
Zéka Togui, Correspondance particulière