L’un des gros défis de l’administration Ouattara sera de venir à bout de la corruption qui gangrène l’économie ivoirienne. En a-t-il les capacités ? Le débat est ouvert.
Pourquoi la corruption est devenue un fléau en Côte d’Ivoire ?
Pour répondre à cette question, il faut, au préalable définir la corruption. Qu’est-ce que la corruption ? Faut-il partir d’une définition abstraite initialement posée dans les livres ou bien au contraire partir des faits. Mon point de vue est qu’il faut partir des faits observables. Si l’on considère la corruption en se plaçant du point de vue des faits observables, on s’aperçoit alors que c’est le fait pour un agent, généralement de l’Etat (Etat central ou collectivités décentralisées) mais parfois aussi de l’administration privée mais aussi un usager quelconque, de soumettre l’exécution naturelle d’une charge, une prestation de service (un acte administratif, le traitement et la délivrance d’un acte administratif, l’inscription à un concours, le paiement d’une facture, le contrôle des pièces d’un véhicule, normalement gratuit et relevant de ses attributions normales) au paiement préalable d’un prix en nature ou en espèces peu importe qu’il soit ou non à l’origine de cet échange onéreux. On dit que pour qu’il y ait corruption, il faut un corrupteur. La corruption peut être dans ce cas le fait pour un usager de proposer de l’argent ou tout autre chose à un agent afin de l’amener à lui fournir un service en contrevenant à ses obligations légales voire morales. Mais et c’est mon point de vue, il revient à l’agent assermenté ou non, agissant pour le compte de l’Etat ou pour celui d’une entité publique ou privée, de repousser la tentative de corruption ou de la dévoiler en faisant son travail conformément à la déontologie et aux prescriptions réglementaires et légales. Alors pourquoi la corruption est-elle devenue un fléau en Côte d’Ivoire ?
Quelle est votre réponse ?
La corruption, comme tout fait social, est fonction du niveau d’organisation et de conscience d’un pays et de son peuple. Le régime ivoirien est un régime autocratique dans lequel de haut en bas, n’existe pas la notion de responsabilité. Il n’existe aucun moyen de contrôle de l’action de l’exécutif. Pas même l’Assemblée nationale ne dispose du pouvoir de le contrôler et encore moins de le sanctionner. Les ministres ne sont responsables que devant le président de la République qui les a nommés. Il en est de même des directeurs généraux et des directeurs centraux qui ne sont responsables que devant les ministres qui les ont nommés. Ce type d’organisation du pouvoir conduit à cultiver l’irresponsabilité. Or, qui dit irresponsabilité dit impunité. L’impunité est une des sources de la corruption. Il faut ajouter à cela, la faiblesse des revenus des ménages, faiblesse aggravée par le néolibéralisme étant phase du développement du capitalisme. Le capitalisme oligopolistique néolibéral est fondé sur l’individualisme, la précarisation de l’emploi, la faiblesse des salaires et des revenus, la paupérisation du plus grand nombre et par conséquent la généralisation de la débrouillardise. Ce système secrète par nature la corruption puisqu’il faut bien trouver les moyens de survivre. Si vous ajoutez à ces facteurs, la déconstruction de l’Etat, le niveau de délitement du pays en raison de la crise économique, du long état de guerre et le faible niveau de conscience de leurs intérêts des populations ivoiriennes et par conséquence leur faible niveau d’organisation, vous avez les raisons du niveau atteint par la corruption.
Que faudrait-il faire pour l’éradiquer ?
Si on se place du même point de vue que moi, on dira alors que deux types de solutions pourraient être envisagés. Des solutions de formes et des solutions de fond. S’agissant des solutions de formes, elles renvoient à la traque de la corruption, de même qu’est traqué le racket. Débusquer les corrompus et les punir, voilà la première solution de forme, car elle changera certainement la forme et les modalités de la corruption mais ne la fera pas disparaître. La deuxième solution de forme consisterait à rationaliser et à renforcer les institutions de contrôle et d’inspection publics. Ces institutions sont nombreuses mais pour l’instant trop disparates voire concurrentielles et disposent de peu de moyens aussi bien humains que matériels. Ce faisant, ils sont poreux.
Et les solutions de fond?
S’agissant des solutions de fond, la première consisterait à réduire au maximum, à défaut de le supprimer, l’usage de la monnaie fiduciaire (billets de banque) dans les transactions quotidiennes au profit des moyens modernes de paiement (chèque, carte de crédit, etc). Ceci permettrait de connaître le niveau de revenu réel des agents économiques et de débusquer l’enrichissement illicite dont l’une des sources est souvent la corruption. Enfin, la transformation de l’organisation politique de la Côte d’Ivoire s’impose. Il s’agit ainsi d’en finir avec une autocratie constitutionnelle pour construire une véritable république démocratique et sociale dans laquelle le premier niveau de contrôle serait exercé par le peuple par l’institution d’un référendum révocatoire auquel seraient soumis tous les élus, du président de la République aux élus locaux. Le second niveau de contrôle serait l’Assemblée nationale dont les pouvoirs seraient élargis à la possibilité d’exercer un véritable contrôle de l’exécutif y compris celui de le sanctionner. Puisque la bonne gouvernance dérivative a été utilisée par la Banque mondiale pour rejeter sa responsabilité sur les gouvernements des Etats faibles et petits, il s’agit d’une gouvernance démocratique.
Pensez-vous que le nouveau régime d’Alassane Ouattara pourra relever ce défi ?
Je n’ai pas de raison de préjuger de la capacité du nouveau régime à le faire ou à ne pas le faire. Mais vous savez, le nouveau régime est un régime libéral qui épouse entièrement le dogme néolibéral, aujourd’hui dominant. Sa marge de manœuvre s’inscrit dans les limites-mêmes de cette conception des rapports économiques et sociaux. Dans un Etat libéral, comme c’est la mode, le rôle de l’Etat se résume pour l’essentiel à assurer les conditions générales de la production.
C’est-à-dire?
La sécurité des biens et des personnes (propriétaires desdits biens), la gestion des conditions de reproduction de la force de travail (cette fonction n’est même plus assurée par l’Etat néolibéral, aujourd’hui) et la garantie des infrastructures. Dans cette perspective, le désengagement de l’Etat du secteur productif et la privatisation sont faits au profit des oligopoles financiarisés. Or, le capitalisme oligopolistique néolibéral est l’ennemi de la démocratie, en ce sens que la rente de monopole n’est possible que si le pouvoir des oligopoles s’exerce d’une façon non pas incontestable mais incontestée, non pas seulement au niveau économique aussi bien national que mondial, mais également dans ce sens que le système politique soit à son service, c’est-à-dire que le système politique renonce à l’intervention dans la gestion de l’économie et l’abandonne à ces oligopoles au nom des prétendus marchés, de la liberté des marchés... A défaut de construire une véritable république démocratique (ce qui ne se ramène pas à créer un Senat, à augmenter le nombre de députés, etc., mais à donner plus de pouvoir au peuple, au parlement…) le nouveau régime pourra difficilement changer les choses. Il ne pourra agir qu’à la marge, c’est-à-dire au niveau de la forme et peut-être pourquoi pas, au niveau du premier niveau des solutions de fond. Dans cette perspective, le gouvernement doit, rapidement, faire la preuve de sa capacité à changer les choses, en commençant par lui-même. Car, il ne suffira pas d’indiquer la direction à suivre. Il faudra donner soi-même l’exemple.
Propos recueillis par Marc Dossa
Pourquoi la corruption est devenue un fléau en Côte d’Ivoire ?
Pour répondre à cette question, il faut, au préalable définir la corruption. Qu’est-ce que la corruption ? Faut-il partir d’une définition abstraite initialement posée dans les livres ou bien au contraire partir des faits. Mon point de vue est qu’il faut partir des faits observables. Si l’on considère la corruption en se plaçant du point de vue des faits observables, on s’aperçoit alors que c’est le fait pour un agent, généralement de l’Etat (Etat central ou collectivités décentralisées) mais parfois aussi de l’administration privée mais aussi un usager quelconque, de soumettre l’exécution naturelle d’une charge, une prestation de service (un acte administratif, le traitement et la délivrance d’un acte administratif, l’inscription à un concours, le paiement d’une facture, le contrôle des pièces d’un véhicule, normalement gratuit et relevant de ses attributions normales) au paiement préalable d’un prix en nature ou en espèces peu importe qu’il soit ou non à l’origine de cet échange onéreux. On dit que pour qu’il y ait corruption, il faut un corrupteur. La corruption peut être dans ce cas le fait pour un usager de proposer de l’argent ou tout autre chose à un agent afin de l’amener à lui fournir un service en contrevenant à ses obligations légales voire morales. Mais et c’est mon point de vue, il revient à l’agent assermenté ou non, agissant pour le compte de l’Etat ou pour celui d’une entité publique ou privée, de repousser la tentative de corruption ou de la dévoiler en faisant son travail conformément à la déontologie et aux prescriptions réglementaires et légales. Alors pourquoi la corruption est-elle devenue un fléau en Côte d’Ivoire ?
Quelle est votre réponse ?
La corruption, comme tout fait social, est fonction du niveau d’organisation et de conscience d’un pays et de son peuple. Le régime ivoirien est un régime autocratique dans lequel de haut en bas, n’existe pas la notion de responsabilité. Il n’existe aucun moyen de contrôle de l’action de l’exécutif. Pas même l’Assemblée nationale ne dispose du pouvoir de le contrôler et encore moins de le sanctionner. Les ministres ne sont responsables que devant le président de la République qui les a nommés. Il en est de même des directeurs généraux et des directeurs centraux qui ne sont responsables que devant les ministres qui les ont nommés. Ce type d’organisation du pouvoir conduit à cultiver l’irresponsabilité. Or, qui dit irresponsabilité dit impunité. L’impunité est une des sources de la corruption. Il faut ajouter à cela, la faiblesse des revenus des ménages, faiblesse aggravée par le néolibéralisme étant phase du développement du capitalisme. Le capitalisme oligopolistique néolibéral est fondé sur l’individualisme, la précarisation de l’emploi, la faiblesse des salaires et des revenus, la paupérisation du plus grand nombre et par conséquent la généralisation de la débrouillardise. Ce système secrète par nature la corruption puisqu’il faut bien trouver les moyens de survivre. Si vous ajoutez à ces facteurs, la déconstruction de l’Etat, le niveau de délitement du pays en raison de la crise économique, du long état de guerre et le faible niveau de conscience de leurs intérêts des populations ivoiriennes et par conséquence leur faible niveau d’organisation, vous avez les raisons du niveau atteint par la corruption.
Que faudrait-il faire pour l’éradiquer ?
Si on se place du même point de vue que moi, on dira alors que deux types de solutions pourraient être envisagés. Des solutions de formes et des solutions de fond. S’agissant des solutions de formes, elles renvoient à la traque de la corruption, de même qu’est traqué le racket. Débusquer les corrompus et les punir, voilà la première solution de forme, car elle changera certainement la forme et les modalités de la corruption mais ne la fera pas disparaître. La deuxième solution de forme consisterait à rationaliser et à renforcer les institutions de contrôle et d’inspection publics. Ces institutions sont nombreuses mais pour l’instant trop disparates voire concurrentielles et disposent de peu de moyens aussi bien humains que matériels. Ce faisant, ils sont poreux.
Et les solutions de fond?
S’agissant des solutions de fond, la première consisterait à réduire au maximum, à défaut de le supprimer, l’usage de la monnaie fiduciaire (billets de banque) dans les transactions quotidiennes au profit des moyens modernes de paiement (chèque, carte de crédit, etc). Ceci permettrait de connaître le niveau de revenu réel des agents économiques et de débusquer l’enrichissement illicite dont l’une des sources est souvent la corruption. Enfin, la transformation de l’organisation politique de la Côte d’Ivoire s’impose. Il s’agit ainsi d’en finir avec une autocratie constitutionnelle pour construire une véritable république démocratique et sociale dans laquelle le premier niveau de contrôle serait exercé par le peuple par l’institution d’un référendum révocatoire auquel seraient soumis tous les élus, du président de la République aux élus locaux. Le second niveau de contrôle serait l’Assemblée nationale dont les pouvoirs seraient élargis à la possibilité d’exercer un véritable contrôle de l’exécutif y compris celui de le sanctionner. Puisque la bonne gouvernance dérivative a été utilisée par la Banque mondiale pour rejeter sa responsabilité sur les gouvernements des Etats faibles et petits, il s’agit d’une gouvernance démocratique.
Pensez-vous que le nouveau régime d’Alassane Ouattara pourra relever ce défi ?
Je n’ai pas de raison de préjuger de la capacité du nouveau régime à le faire ou à ne pas le faire. Mais vous savez, le nouveau régime est un régime libéral qui épouse entièrement le dogme néolibéral, aujourd’hui dominant. Sa marge de manœuvre s’inscrit dans les limites-mêmes de cette conception des rapports économiques et sociaux. Dans un Etat libéral, comme c’est la mode, le rôle de l’Etat se résume pour l’essentiel à assurer les conditions générales de la production.
C’est-à-dire?
La sécurité des biens et des personnes (propriétaires desdits biens), la gestion des conditions de reproduction de la force de travail (cette fonction n’est même plus assurée par l’Etat néolibéral, aujourd’hui) et la garantie des infrastructures. Dans cette perspective, le désengagement de l’Etat du secteur productif et la privatisation sont faits au profit des oligopoles financiarisés. Or, le capitalisme oligopolistique néolibéral est l’ennemi de la démocratie, en ce sens que la rente de monopole n’est possible que si le pouvoir des oligopoles s’exerce d’une façon non pas incontestable mais incontestée, non pas seulement au niveau économique aussi bien national que mondial, mais également dans ce sens que le système politique soit à son service, c’est-à-dire que le système politique renonce à l’intervention dans la gestion de l’économie et l’abandonne à ces oligopoles au nom des prétendus marchés, de la liberté des marchés... A défaut de construire une véritable république démocratique (ce qui ne se ramène pas à créer un Senat, à augmenter le nombre de députés, etc., mais à donner plus de pouvoir au peuple, au parlement…) le nouveau régime pourra difficilement changer les choses. Il ne pourra agir qu’à la marge, c’est-à-dire au niveau de la forme et peut-être pourquoi pas, au niveau du premier niveau des solutions de fond. Dans cette perspective, le gouvernement doit, rapidement, faire la preuve de sa capacité à changer les choses, en commençant par lui-même. Car, il ne suffira pas d’indiquer la direction à suivre. Il faudra donner soi-même l’exemple.
Propos recueillis par Marc Dossa