De nombreuses voix expriment leur profonde douleur, suite au décès du musicien Amédée Pierre, survenu le dimanche 30 octobre 2011. Parmi elles, celle de l’universitaire, chroniqueur et critique Séry Bailly. Entretien.
Notre Voie : Comment avez-vous accueilli la nouvelle du décès du musicien Amédée Pierre que vous connaissez bien ?
Séry Bailly : On est toujours triste de perdre quelqu’un. Mais lorsqu’il s’agit d’une personne de la dimension du musicien Amédée Pierre, l’événement devient particulièrement important. Car c’est à ce moment que l’on réalise la dimension inhabituelle de celui qu’on côtoyait.
N.V. : Que retenez-vous de lui ?
S.B. : Je pense qu’il faut partir de ce qui est local puis national pour arriver à ce qui est universel. J’ai un ami qui n’était pas d’accord avec moi lorsque j’ai dit d’Amédée qu’il est un des grands modernisateurs de la culture bété. Pour lui, il fallait dire tout simplement qu’Amédée Pierre est universel. Mais pour quelqu’un qui est né à Abidjan comme moi et qui s’est efforcé d’avoir accès à la culture bété, Amédée Pierre est un grand professeur. Non pas seulement en tant que musicien mais aussi capable d’enseigner la culture bété. Il est vrai de lutter contre l’aliénation culturelle mais il faut que chacun fasse un effort pour comprendre sa culture de départ que j’appelle la culture nationale. Donc on a plusieurs cultures nationales à partir desquelles une culture commune va émerger. Ceci étant, Amédée Pierre a beaucoup travaillé avec les grands maîtres de la culture bété. Et lui-même en est devenu un. Et moi, j’ai beaucoup appris auprès de lui. En dehors de l’aspect technique de la musique, je pense qu’Amédée est un grand maitre de la culture bété. C’est quelqu’un qui ne s’est pas contenté de ce qu’il a appris des autres. Il a été un véritable créateur qui a apporté sa touche. Et je crois qu’il avait raison de le rappeler souvent en disant « O lé yè » ou celui qui a créé quelque chose, voire la musique moderne bété. En somme, il a beaucoup puisé dans la culture traditionnelle bété et ivoirienne en générale. Il a surtout modernisé. Pour moi, c’est un grand maître.
N.V. : Vous évoquiez tantôt les maitres d’Amédée. Pouvez-vous en citer quelques uns ?
S.B. : Les ressortissants de Daloa et ses environs, on les appelle en bété « Galebawan » parmi qui figure le résistant à la pénétration coloniale, Zokou Gbeuly. Autour de la ville de Gboguhé, le grand artiste de référence s’appelle Bhially avec un « b » globalisé comme disent les linguistes ; bon disons Biailly Sery. Ce monsieur a été un très grand chanteur et danseur de masque. Il était aussi un grand intellectuel avec qui j’avais beaucoup de plaisir à discuter. Prenez par exemple la chanson « La loutre et la panthère » qu’Amédée Pierre a modernisée. C’est d’abord du Biailly Séry. « Digbo bouo zrega » est son nom d’artiste. Il signifie « il fait encore jour ». C’est pour dire qu’il chantait tellement bien qu’à chacune de ses prestations la nuit, le public lui demandait de continuer de chanter, même après le lever du soleil. C’est donc cet homme qui est un de ceux qui ont influencé Amédée Pierre. Outre son devancier Biailly Séry, il y a de grands maîtres de Guibéroua, région par excellence de la poésie ; avec un certain Madou Guibero. C’est d’ailleurs de cette région qu’Amédée a tiré « Soklokpeu » ; avant de moderniser la chanson et d’en faire un tube. Dans la région d’Issia, on note l’influence qu’il a subie d’un autre poète nommé Srolou Sèpè. Ici non plus, je ne peux pas mesurer l’impact de l’aura de ce dernier sur Amédée, ni sur son (Srolou) neveu Gnaoré Djimi, vu son importance.
N.V. : A votre avis, qu’est-ce qui faisait sa force ?
S.B. : Amédée était quelqu’un de très sensible. Normal, tous les artistes sont sensibles. Mais quand il se définit lui-même comme « O ka mion » ou l’homme aux larmes abondantes, c’est pour partager à une grande échelle la douleur des autres, être solidaire d’eux. La conscience de la souffrance humaine et de l’injustice qu’il incarnait part de là. Je n’ai pas fait de statistique mais je crois que c’est pourquoi le thème de la mort, la maladie…est au centre de son œuvre. En effet, Amédée a été affecté par la mort prématurée de sa mère. C’est la blessure de départ qui l’a amené à la chanson. Je crois que la sensibilité est un des aspects de sa force. Amédée est aussi caractérisé par le souci permanent de créer quelque chose d’original. On n’est pas artiste si on se contente de répéter ce que disent les autres. Amédée Pierre a fait aussi l’effort de modernisation et d’apprentissage de la culture musicale (il jouait de quelques instruments).
N.V. : Que diriez-vous de sa poésie et de sa voix ?
S.B. : La voix. Souvent on pense qu’elle est un don tout court. Non c’est aussi un instrument qu’il faut maîtriser. Si on appelle Amédée Dopé ou rossignol, cela est dû à la qualité de sa voix. Je parlais tantôt de la sensibilité de l’artiste. Mais c’est aussi cela qui fait le poète. L’expression de la douleur par exemple ne peut pas être ordinaire. En ce moment où j’apprends son décès, je suis en train de préparer une communication sur « L’expression de la douleur chez Amédée Pierre » (selon le thème général « Poétique de la blessure), dans le cadre d’un séminaire ou d’une table ronde qui aura lieu, début décembre, à Abidjan, et sera organisé par Marie-Josée Hourantier. Donc la poésie, c’est cette manière indirecte de dire les choses, de trouver les mots qui peuvent toucher. Là aussi, on peut dire qu’il est un grand poète qui s’inspire aussi de la faune ; puisque les relations entre les animaux lui servent de métaphore pour parler des contradictions humaines.
N.V. : Voyez-vous des héritiers après lui ?
S.B. : Amédée Pierre a ouvert une voie dans laquelle chacun va s’épanouir selon sa personnalité. Sur cette voie, il y a beaucoup de gens qu’il a formés. Certains sont décédés, d’autres vivent encore. Des gens comme Justin Stanislas n’a pas subi son influence ; Jean-Baptiste Zibodi, l’un des plus jeunes Luckson Padaud, directement ou indirectement, sont les produits d’Amédée parce qu’il est le pionnier.
N.V. : Comment sauvegarder le patrimoine Amédée ?
S.B. : C’est à nous les Ivoiriens de reconnaitre nos richesses. Le diamant est un vulgaire caillou mais c’est parce les hommes lui donnent de la valeur qu’il devient un bien précieux. Les critiques et journalistes culturels doivent continuer à travailler parce les chansons prennent du sens dans certains contextes. Une chanson qu’on ne comprenait pas hier, on peut la comprendre aujourd’hui. Il faut aider à former nos jeunes, à leur donner le sens des choses nationales et africaines afin qu’ils les intériorisent. Il ne faut pas seulement condamner nos enfants. S’ils n’adoptent pas, nous sommes aussi responsables. Le problème, c’est qu’on doit combler la séparation entre l’école ivoirienne et la culture ivoirienne. On enseigne la philosophie par rapport aux philosophes grecques et autres mais il y a des penseurs ivoiriens et africains.
Entretien réalisé par Schadé Adédé
Notre Voie : Comment avez-vous accueilli la nouvelle du décès du musicien Amédée Pierre que vous connaissez bien ?
Séry Bailly : On est toujours triste de perdre quelqu’un. Mais lorsqu’il s’agit d’une personne de la dimension du musicien Amédée Pierre, l’événement devient particulièrement important. Car c’est à ce moment que l’on réalise la dimension inhabituelle de celui qu’on côtoyait.
N.V. : Que retenez-vous de lui ?
S.B. : Je pense qu’il faut partir de ce qui est local puis national pour arriver à ce qui est universel. J’ai un ami qui n’était pas d’accord avec moi lorsque j’ai dit d’Amédée qu’il est un des grands modernisateurs de la culture bété. Pour lui, il fallait dire tout simplement qu’Amédée Pierre est universel. Mais pour quelqu’un qui est né à Abidjan comme moi et qui s’est efforcé d’avoir accès à la culture bété, Amédée Pierre est un grand professeur. Non pas seulement en tant que musicien mais aussi capable d’enseigner la culture bété. Il est vrai de lutter contre l’aliénation culturelle mais il faut que chacun fasse un effort pour comprendre sa culture de départ que j’appelle la culture nationale. Donc on a plusieurs cultures nationales à partir desquelles une culture commune va émerger. Ceci étant, Amédée Pierre a beaucoup travaillé avec les grands maîtres de la culture bété. Et lui-même en est devenu un. Et moi, j’ai beaucoup appris auprès de lui. En dehors de l’aspect technique de la musique, je pense qu’Amédée est un grand maitre de la culture bété. C’est quelqu’un qui ne s’est pas contenté de ce qu’il a appris des autres. Il a été un véritable créateur qui a apporté sa touche. Et je crois qu’il avait raison de le rappeler souvent en disant « O lé yè » ou celui qui a créé quelque chose, voire la musique moderne bété. En somme, il a beaucoup puisé dans la culture traditionnelle bété et ivoirienne en générale. Il a surtout modernisé. Pour moi, c’est un grand maître.
N.V. : Vous évoquiez tantôt les maitres d’Amédée. Pouvez-vous en citer quelques uns ?
S.B. : Les ressortissants de Daloa et ses environs, on les appelle en bété « Galebawan » parmi qui figure le résistant à la pénétration coloniale, Zokou Gbeuly. Autour de la ville de Gboguhé, le grand artiste de référence s’appelle Bhially avec un « b » globalisé comme disent les linguistes ; bon disons Biailly Sery. Ce monsieur a été un très grand chanteur et danseur de masque. Il était aussi un grand intellectuel avec qui j’avais beaucoup de plaisir à discuter. Prenez par exemple la chanson « La loutre et la panthère » qu’Amédée Pierre a modernisée. C’est d’abord du Biailly Séry. « Digbo bouo zrega » est son nom d’artiste. Il signifie « il fait encore jour ». C’est pour dire qu’il chantait tellement bien qu’à chacune de ses prestations la nuit, le public lui demandait de continuer de chanter, même après le lever du soleil. C’est donc cet homme qui est un de ceux qui ont influencé Amédée Pierre. Outre son devancier Biailly Séry, il y a de grands maîtres de Guibéroua, région par excellence de la poésie ; avec un certain Madou Guibero. C’est d’ailleurs de cette région qu’Amédée a tiré « Soklokpeu » ; avant de moderniser la chanson et d’en faire un tube. Dans la région d’Issia, on note l’influence qu’il a subie d’un autre poète nommé Srolou Sèpè. Ici non plus, je ne peux pas mesurer l’impact de l’aura de ce dernier sur Amédée, ni sur son (Srolou) neveu Gnaoré Djimi, vu son importance.
N.V. : A votre avis, qu’est-ce qui faisait sa force ?
S.B. : Amédée était quelqu’un de très sensible. Normal, tous les artistes sont sensibles. Mais quand il se définit lui-même comme « O ka mion » ou l’homme aux larmes abondantes, c’est pour partager à une grande échelle la douleur des autres, être solidaire d’eux. La conscience de la souffrance humaine et de l’injustice qu’il incarnait part de là. Je n’ai pas fait de statistique mais je crois que c’est pourquoi le thème de la mort, la maladie…est au centre de son œuvre. En effet, Amédée a été affecté par la mort prématurée de sa mère. C’est la blessure de départ qui l’a amené à la chanson. Je crois que la sensibilité est un des aspects de sa force. Amédée est aussi caractérisé par le souci permanent de créer quelque chose d’original. On n’est pas artiste si on se contente de répéter ce que disent les autres. Amédée Pierre a fait aussi l’effort de modernisation et d’apprentissage de la culture musicale (il jouait de quelques instruments).
N.V. : Que diriez-vous de sa poésie et de sa voix ?
S.B. : La voix. Souvent on pense qu’elle est un don tout court. Non c’est aussi un instrument qu’il faut maîtriser. Si on appelle Amédée Dopé ou rossignol, cela est dû à la qualité de sa voix. Je parlais tantôt de la sensibilité de l’artiste. Mais c’est aussi cela qui fait le poète. L’expression de la douleur par exemple ne peut pas être ordinaire. En ce moment où j’apprends son décès, je suis en train de préparer une communication sur « L’expression de la douleur chez Amédée Pierre » (selon le thème général « Poétique de la blessure), dans le cadre d’un séminaire ou d’une table ronde qui aura lieu, début décembre, à Abidjan, et sera organisé par Marie-Josée Hourantier. Donc la poésie, c’est cette manière indirecte de dire les choses, de trouver les mots qui peuvent toucher. Là aussi, on peut dire qu’il est un grand poète qui s’inspire aussi de la faune ; puisque les relations entre les animaux lui servent de métaphore pour parler des contradictions humaines.
N.V. : Voyez-vous des héritiers après lui ?
S.B. : Amédée Pierre a ouvert une voie dans laquelle chacun va s’épanouir selon sa personnalité. Sur cette voie, il y a beaucoup de gens qu’il a formés. Certains sont décédés, d’autres vivent encore. Des gens comme Justin Stanislas n’a pas subi son influence ; Jean-Baptiste Zibodi, l’un des plus jeunes Luckson Padaud, directement ou indirectement, sont les produits d’Amédée parce qu’il est le pionnier.
N.V. : Comment sauvegarder le patrimoine Amédée ?
S.B. : C’est à nous les Ivoiriens de reconnaitre nos richesses. Le diamant est un vulgaire caillou mais c’est parce les hommes lui donnent de la valeur qu’il devient un bien précieux. Les critiques et journalistes culturels doivent continuer à travailler parce les chansons prennent du sens dans certains contextes. Une chanson qu’on ne comprenait pas hier, on peut la comprendre aujourd’hui. Il faut aider à former nos jeunes, à leur donner le sens des choses nationales et africaines afin qu’ils les intériorisent. Il ne faut pas seulement condamner nos enfants. S’ils n’adoptent pas, nous sommes aussi responsables. Le problème, c’est qu’on doit combler la séparation entre l’école ivoirienne et la culture ivoirienne. On enseigne la philosophie par rapport aux philosophes grecques et autres mais il y a des penseurs ivoiriens et africains.
Entretien réalisé par Schadé Adédé