On s’y attendait, mais pas à ce point-là. L’opération de déguerpissement de la commune d’Abobo a complètement dégénéré hier et pris une allure de guerre entre commerçants et forces de l’ordre.
Quand les grosses chenilles du bulldozer écrasent ce qui reste des box de commerce à la gare d’Abobo, c’est la délivrance. Les militaires, gendarmes, policiers et civils bloqués dans l’enceinte de la mairie depuis un moment, respirent. C’est l’image d’une forteresse qui vient de céder après quatre heures de combats. En face, des commerçants et chauffeurs de wôrô-wôrô (véhicules de transport en commun) qui ne veulent pas se laisser faire. Armés et téméraires, ils ont tenu tête à une force armée mixte de près de 500 hommes, constituée de militaires, de gendarmes et de policiers. Et provoqué plus de cinq blessés dans les rangs des militaires. Sans oublier qu’ils ont bloqué, à l’intérieur de la mairie pendant quatre heures, trois ministres. Il s’agit d’Adama Toungara, maire de la commune, également ministre des Mines et de l’énergie. Son bureau a servi de lieu de réception pour ses collègues Anne-Désirée Ouloto, ministre de la Salubrité urbaine et Paul Koffi Koffi, ministre auprès du président de la République chargé de la Défense. Ils étaient venus pour coordonner le déguerpissement des commerçants et chauffeurs de wôrô-wôrô à la gare d’Abobo depuis 9h. Une réunion entre les trois personnalités avait déjà eu lieu la veille sur le sujet. Et tout portait à croire que ce matin, les choses seraient simples. Mais c’était sans compter avec le caractère trempé des Abobolais. Dès 8 heures, plusieurs cargos de la Compagnie républicaine de sécurité (Crs) et des véhicules de la Brigade anti-émeute (Bae) s’étaient positionnés dans la cour de la mairie qui fait face à la gare. Ils sont soutenus par des patrouilles de l’escadron de gendarmerie d’Abobo. Environ cent hommes attendent de passer à l’action. A côté d’eux, deux bulldozers près à aller au charbon. Pendant ce temps, à la gare, les commerçants et chauffeurs de wôrô-wôrô vaquent tranquillement à leurs occupations. La veille, beaucoup ont été prévenus de la situation. Cela fait déjà longtemps qu’ils ont reçu les mises en demeure. Mais personne ne croit véritablement que cette gare qui s’est endurcie dans le désordre et le racket puisse être rasée un jour. A partir de 10h, voyant les choses se préciser, des commerçants s’approchent de la mairie pour voir ce qui se trame. Des manifestants commencent à jeter des pierres dans la cour. La Bae et la Crs ripostent et lancent des gaz lacrymogènes pour les éloigner. C’est la débandade au rond-point. Les commerçants abandonnent leurs étals, les chauffeurs fuient les lieux, les passants prennent leurs jambes à leur cou. Des chauffeurs de bus font descendre leurs passagers. Certains sont agressés et volés par des badauds. Désormais on n’aperçoit plus que des manifestants d’un côté, à cent mètres de la mairie, et les forces de l’ordre d’un autre, à l’entrée de l’édifice. Ces derniers ont du mal à repousser la centaine de jeunes et de femmes qui crient : «C’est nous qui avons fait la guerre. On ne partira pas d’ici». Certains brûlent des pneus et des étals de commerce. Les policiers gazent de nouveau. Puis, ils demandent aux conducteurs des bulldozers de monter à bord de leurs engins. Le plan, c’est de les escorter jusqu’aux box de commerce à cinquante mètres pour les démolir. Mais ces cinquante mètres ressemblent à des kilomètres. Sur les machines, la cabine du chauffeur n’est pas protégée. Et même si ceux-ci sont munis de gilets pare-balles et de casques, le risque reste suicidaire : des jets de pierres peuvent les atteindre mortellement.
Mais il y a pire que ça : on vient d’entendre des tirs provenant de la foule. Et il apparaît clairement que certains des manifestants sont armés. Le chauffeur de l’une des machines refuse de jouer le jeu. L’autre accepte de prendre le risque. Il réussit à approcher l’un des box, donne un coup de pelle sur le toit. Mais c’est tout. Car la foule, repoussée par le gaz lacrymogène, contre-attaque avec des jets de pierres et des tirs. Personne ne sait si ces coups de feu sont tirés en l’air ou dirigés contre les forces de l’ordre. Ceux-ci replient dans la cour de la mairie, le chauffeur du bulldozer en premier. Puis ils font des tirs de sommation pour répliquer. Le chauffeur du destroyer ne veut plus sortir sans garantie. Son compagnon, lui, a pris la tangente. On ignore s’il a escaladé la clôture ou s’il s’est réfugié quelque part dans la mairie. Devant cette tentative avortée, les policiers font le point aux ministres qui se trouvent toujours dans le bureau du maire. Pendant ce temps, la situation dégénère. Un groupe de manifestants arrivés du côté d’ «Anador» vient grossir le lot. Certains encerclent la mairie et agressent les passants. Alors, tout le monde comprend avec certitude que la Bae et la Crs ne suffiront pas pour poursuivre l’opération. On fait appel à Gaoussou Koné dit Jah Gao, commandant des forces républicaines d’Abobo. Il arrive sur les lieux avec des dizaines de militaires soutenus par un char Mamba et des lance-roquettes. Désormais, les militaires prennent les commandes des opérations. La foule les acclame et demande le report du déguerpissement. Ils pensent que les Frci prendront leur partie. Mais s’étant entretenu avec le ministre Paul Koffi Koffi, Jah Gao reçoit cette instruction ferme: la population doit être déguerpie coûte que coûte. Alors il lance une offensive grâce à un gazage massif et des tirs de sommation. Mais la foule a grossi et devient de plus en plus ingérable. Des jets de pierres fusent dans la cour et atteignent trois civils et trois militaires qui n’ont ni casque ni gilet pare-balles. Ils sont évacués à l’hôpital. Jah Gao et son adjoint, le colonel-major Soumahoro Gaoussou, tentent de repousser les mécontents. Des coups de feu sont tirés. Une salve de tirs de sommation secoue alors la mairie pendant 5 minutes. Deux Frci sont touchés. Un à la cuisse, l’autre à la cheville. Deux manifestants sont également atteints. Mais il y a plus de peur que de mal : ils sont blessés au pied. On les conduit à l’hôpital. Ce qui porte déjà le nombre d’accidentés à 10. A la fin de la journée, ce chiffre sera porté à 17 (militaires et civils). Daouda Doumbia, l’un des Frci trouvera la mort à la suite de ses blessures. Devant cette résistance, Jah Gao fait appel à un autre renfort de militaires. Ils sont maintenant près de 500 Frci, gendarmes et policiers au «front». Ils encerclent la zone et lancent l’ «assaut final» sur les manifestants. La foule recule. Il est alors 13h27. Les ministres Paul Koffi Koffi, Anne-Ouloto et Adama Toungara sont conduits discrètement sous une forte escorte de gendarmes vers leurs véhicules disposés derrière la mairie. Ils sortent par une porte dérobée et réussissent à quitter les lieux. Les forces armées qui ont réussi à sécuriser le périmètre du marché ordonnent au bulldozer de passer à l’action. Après quatre heures d’affrontements, les premiers box de commerce plient sous le poids de la grosse machine. Abobo est tombée, certes, mais c’est sûrement le plus rude déguerpissement de l’histoire du pays. «Maman Bulldozer» s’en souviendra pendant longtemps.
Raphaël Tanoh
Quand les grosses chenilles du bulldozer écrasent ce qui reste des box de commerce à la gare d’Abobo, c’est la délivrance. Les militaires, gendarmes, policiers et civils bloqués dans l’enceinte de la mairie depuis un moment, respirent. C’est l’image d’une forteresse qui vient de céder après quatre heures de combats. En face, des commerçants et chauffeurs de wôrô-wôrô (véhicules de transport en commun) qui ne veulent pas se laisser faire. Armés et téméraires, ils ont tenu tête à une force armée mixte de près de 500 hommes, constituée de militaires, de gendarmes et de policiers. Et provoqué plus de cinq blessés dans les rangs des militaires. Sans oublier qu’ils ont bloqué, à l’intérieur de la mairie pendant quatre heures, trois ministres. Il s’agit d’Adama Toungara, maire de la commune, également ministre des Mines et de l’énergie. Son bureau a servi de lieu de réception pour ses collègues Anne-Désirée Ouloto, ministre de la Salubrité urbaine et Paul Koffi Koffi, ministre auprès du président de la République chargé de la Défense. Ils étaient venus pour coordonner le déguerpissement des commerçants et chauffeurs de wôrô-wôrô à la gare d’Abobo depuis 9h. Une réunion entre les trois personnalités avait déjà eu lieu la veille sur le sujet. Et tout portait à croire que ce matin, les choses seraient simples. Mais c’était sans compter avec le caractère trempé des Abobolais. Dès 8 heures, plusieurs cargos de la Compagnie républicaine de sécurité (Crs) et des véhicules de la Brigade anti-émeute (Bae) s’étaient positionnés dans la cour de la mairie qui fait face à la gare. Ils sont soutenus par des patrouilles de l’escadron de gendarmerie d’Abobo. Environ cent hommes attendent de passer à l’action. A côté d’eux, deux bulldozers près à aller au charbon. Pendant ce temps, à la gare, les commerçants et chauffeurs de wôrô-wôrô vaquent tranquillement à leurs occupations. La veille, beaucoup ont été prévenus de la situation. Cela fait déjà longtemps qu’ils ont reçu les mises en demeure. Mais personne ne croit véritablement que cette gare qui s’est endurcie dans le désordre et le racket puisse être rasée un jour. A partir de 10h, voyant les choses se préciser, des commerçants s’approchent de la mairie pour voir ce qui se trame. Des manifestants commencent à jeter des pierres dans la cour. La Bae et la Crs ripostent et lancent des gaz lacrymogènes pour les éloigner. C’est la débandade au rond-point. Les commerçants abandonnent leurs étals, les chauffeurs fuient les lieux, les passants prennent leurs jambes à leur cou. Des chauffeurs de bus font descendre leurs passagers. Certains sont agressés et volés par des badauds. Désormais on n’aperçoit plus que des manifestants d’un côté, à cent mètres de la mairie, et les forces de l’ordre d’un autre, à l’entrée de l’édifice. Ces derniers ont du mal à repousser la centaine de jeunes et de femmes qui crient : «C’est nous qui avons fait la guerre. On ne partira pas d’ici». Certains brûlent des pneus et des étals de commerce. Les policiers gazent de nouveau. Puis, ils demandent aux conducteurs des bulldozers de monter à bord de leurs engins. Le plan, c’est de les escorter jusqu’aux box de commerce à cinquante mètres pour les démolir. Mais ces cinquante mètres ressemblent à des kilomètres. Sur les machines, la cabine du chauffeur n’est pas protégée. Et même si ceux-ci sont munis de gilets pare-balles et de casques, le risque reste suicidaire : des jets de pierres peuvent les atteindre mortellement.
Mais il y a pire que ça : on vient d’entendre des tirs provenant de la foule. Et il apparaît clairement que certains des manifestants sont armés. Le chauffeur de l’une des machines refuse de jouer le jeu. L’autre accepte de prendre le risque. Il réussit à approcher l’un des box, donne un coup de pelle sur le toit. Mais c’est tout. Car la foule, repoussée par le gaz lacrymogène, contre-attaque avec des jets de pierres et des tirs. Personne ne sait si ces coups de feu sont tirés en l’air ou dirigés contre les forces de l’ordre. Ceux-ci replient dans la cour de la mairie, le chauffeur du bulldozer en premier. Puis ils font des tirs de sommation pour répliquer. Le chauffeur du destroyer ne veut plus sortir sans garantie. Son compagnon, lui, a pris la tangente. On ignore s’il a escaladé la clôture ou s’il s’est réfugié quelque part dans la mairie. Devant cette tentative avortée, les policiers font le point aux ministres qui se trouvent toujours dans le bureau du maire. Pendant ce temps, la situation dégénère. Un groupe de manifestants arrivés du côté d’ «Anador» vient grossir le lot. Certains encerclent la mairie et agressent les passants. Alors, tout le monde comprend avec certitude que la Bae et la Crs ne suffiront pas pour poursuivre l’opération. On fait appel à Gaoussou Koné dit Jah Gao, commandant des forces républicaines d’Abobo. Il arrive sur les lieux avec des dizaines de militaires soutenus par un char Mamba et des lance-roquettes. Désormais, les militaires prennent les commandes des opérations. La foule les acclame et demande le report du déguerpissement. Ils pensent que les Frci prendront leur partie. Mais s’étant entretenu avec le ministre Paul Koffi Koffi, Jah Gao reçoit cette instruction ferme: la population doit être déguerpie coûte que coûte. Alors il lance une offensive grâce à un gazage massif et des tirs de sommation. Mais la foule a grossi et devient de plus en plus ingérable. Des jets de pierres fusent dans la cour et atteignent trois civils et trois militaires qui n’ont ni casque ni gilet pare-balles. Ils sont évacués à l’hôpital. Jah Gao et son adjoint, le colonel-major Soumahoro Gaoussou, tentent de repousser les mécontents. Des coups de feu sont tirés. Une salve de tirs de sommation secoue alors la mairie pendant 5 minutes. Deux Frci sont touchés. Un à la cuisse, l’autre à la cheville. Deux manifestants sont également atteints. Mais il y a plus de peur que de mal : ils sont blessés au pied. On les conduit à l’hôpital. Ce qui porte déjà le nombre d’accidentés à 10. A la fin de la journée, ce chiffre sera porté à 17 (militaires et civils). Daouda Doumbia, l’un des Frci trouvera la mort à la suite de ses blessures. Devant cette résistance, Jah Gao fait appel à un autre renfort de militaires. Ils sont maintenant près de 500 Frci, gendarmes et policiers au «front». Ils encerclent la zone et lancent l’ «assaut final» sur les manifestants. La foule recule. Il est alors 13h27. Les ministres Paul Koffi Koffi, Anne-Ouloto et Adama Toungara sont conduits discrètement sous une forte escorte de gendarmes vers leurs véhicules disposés derrière la mairie. Ils sortent par une porte dérobée et réussissent à quitter les lieux. Les forces armées qui ont réussi à sécuriser le périmètre du marché ordonnent au bulldozer de passer à l’action. Après quatre heures d’affrontements, les premiers box de commerce plient sous le poids de la grosse machine. Abobo est tombée, certes, mais c’est sûrement le plus rude déguerpissement de l’histoire du pays. «Maman Bulldozer» s’en souviendra pendant longtemps.
Raphaël Tanoh