Pendant près de deux décennies, après avoir causé tant de blessures atroces, provoqué de si profonds traumatismes et fait autant de ravages aveugles et alors qu’on avait prié, sans doute pas avec toute la ferveur requise, qu’il avait été enfin dompté, faute d’être mort à jamais, le monstre de la nationalité refait surface, rode et menace de troubler, à nouveau, une vie sociale suffisamment troublée, déjà, par toutes sortes de débats, plus souvent de bas étage, à la marge et marécageux, sur tout et rien en définitive. Faut-il alors disqualifier la Table Ronde organisée, du 15 au 23 janvier 2003, en France à Linas-Marcoussis, de n’avoir été qu’une partie de tauromachie, conçue à l’origine comme telle, qui se sera soldée, non par la mort de la bête, mais par sa neutralisation et sa mise en cage ?
Raccourci d’idées, qui signerait, une fois de plus, au feutre rouge, la démission sinon la débandade des intellectuels ivoiriens dénoncée à maintes reprises. Car, Linas-Marcoussis a permis, à tout le moins, de faire le diagnostic sévère du mal presque chromosomique qui mine la société ivoirienne et de donner son nom : la nationalité, sans prétendre être parvenue à le guérir. Dès lors, il appartient aux ivoiriens, eux-mêmes, de s’approprier le diagnostic posé par Marcoussis et de rechercher la thérapie qui s’impose, lucidement, dans la confiance les uns dans les autres et avec sérénité.
DIAGNOSTIC DE LA CRISE DE NATIONALITE
Au fond, la crise de nationalité dont souffre encore la Côte d’Ivoire a couvé depuis l’accession du pays à la souveraineté étatique. Le débat sur l’ivoirité a mis le feu aux poudres et conduit à l’explosion tragique de septembre 2002, qui a achevé de disloquer le tissu social et l’unité nationale.
Pour cause, le concept juridique de nationalité n’a jamais été dissocié, sinon pas suffisamment, du concept sociologique d’ethnie ou de race. A dessein ou non, de bonne ou mauvaise foi, le discours dominant intellectualiste, demeuré drapé dans les habits d’un juridisme plutôt préoccupé et d’un intellectualisme suspect, a forgé l’opinion publique nationale, en assimilant Nationalité et Ethnie ou Race. Or, il y a une différence, qui est de nature, entre les deux notions. L’une est de droit, la nationalité, et l’autre de fait, l’ethnie ou la race. Elles sont parallèles et ne sauraient être assimilées.
Dans sa note de présentation de ce qui deviendra le Code de la Nationalité, le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice ivoirien d’alors, Alphonse Boni, reprenant la définition classique généralement admise de la nationalité, qu’il complète par une image, écrit :
«la nationalité est le lien d’allégeance d’un individu (…) à un Etat (…).
L’Etat peut être comparé (à un) fabricant qui différencie ses produits de ceux de ses concurrents par l’apposition sur chacun d’eux d’une étiquette portant sa marque ; dans le domaine international, chaque Etat différencie ses ressortissants de ceux des autres Etats, en leur donnant une étiquette : la Nationalité».
Cette définition est universellement admise et fait autorité en droit international. Elle pose une vérité axiomatique ou un principe irréfragable c’est-à-dire sans exception, selon lequel l’existence d’un pays indépendant ou souverain, reconnu comme tel sur la scène internationale, avec un Etat et un Peuple, précède la nationalité. En clair, qu’elle soit d’origine ou acquise d’une manière ou d’une autre (par mariage, par naturalisation, par déclaration et par décision du Prince), la nationalité suppose, au préalable, que le pays dont elle différencie les ressortissants de ceux d’autres pays soit indépendant ou souverain.
Pour des pays anciennement colonies de puissances étrangères, le principe ainsi posé impliquait deux conséquences majeures, qui étaient comme les deux facettes de la même médaille :
• Les colonies n’avaient pas de personnalité juridique propre au plan international ; elles n’étaient que des démembrements territoriaux des pays des puissances colonisatrices ;
• Les colonies étaient soumises aux lois et à toutes les lois en vigueur dans des pays des puissances colonisatrices, sauf celles dont l’application était réservée.
En ce sens, la Constitution française du 27 octobre 1946 était explicite, concernant les ex-colonies françaises, dont la Côte d’Ivoire. Elle disposait, en son article 80, que : «Tous les ressortissants des territoires d’outre-mer ont la qualité de citoyen, au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d’outre-mer (…)».
Sans doute, ces ex-colonies avaient obtenu, dans la rédaction du 4 octobre 1958 de la Constitution française, un statut transitoire, à partir de 1958, consistant dans le droit de mettre en place une Assemblée constituante et la reconnaissance d’une autonomie. Mais, l’article 77, alinéa 2 issu de cette rédaction de 1958, précisait bien que : «il n’existe qu’une citoyenneté de la Communauté», la citoyenneté française.
On entend bien le Discours, qui relève plus du cœur que de la raison, des états d’âme que du droit, selon lequel des groupes ethno-linguistiques, plus d’une soixantaine, constituant ses populations autochtones, vivaient déjà, depuis bien longtemps, avec leurs us et coutumes, sur l’ensemble du territoire couvert par la Côte d’Ivoire actuelle, avant son accession à l’indépendance, en 1960.
Justement, le mal de nationalité dont souffre encore notre pays trouve son origine dans ce discours, qui atteste à la fois d’une posture et d’une imposture.
La posture a consisté à avoir choisi, politiquement, de ne pas choisir, en laissant supposer et prospérer l’idée que les populations autochtones étaient des ivoiriens par essence et par excellence, contrairement aux populations allochtones, qui ne pouvaient être que des étrangers. Comme s’il préexistait, avant l’indépendance du pays, un code ethnique de la nationalité ou une ethnie donnant droit d’office à la nationalité, sinon un code coutumier de la nationalité ou une coutume conférant d’office la nationalité.
L’imposture aura été le fait, pour les intellectuels de tous bords et de tout acabit, de tenter de rationaliser et de crédibiliser cette option politique au moyen d’abus d’une autorité intellectuelle illégitime et de trafics d’une influence scientifique plutôt éprouvée et non prouvée. Le funeste vocable d’ivoirité, de triste mémoire, sera l’expression caricaturale de cette grotesque imposture.
Aussi, convient-il d’affirmer, en y insistant, qu’avant l’accession de notre pays à l’indépendance, en 1960 et malgré son statut transitoire de 1958 à 1960, toutes les personnes vivant sur le sol de son territoire, aussi bien celles qui y sont nées que celles venues d’autres pays pour y résider étaient :
• soit de nationalité française ;
• soit de nationalité étrangère d’autres pays indépendants, puissances étrangères colonisatrices ou non.
Tel est le diagnostic de la crise de nationalité fait par la Table Ronde de Linas-Marcoussis, du 15 au 23 janvier 2003, même si la thérapie qu’elle a proposée, dans l’urgence, n’a été qu’un simple sédatif.
THERAPIE DE LA CRISE DE NATIONALITE
La Table Ronde de Linas-Marcoussis a mis le doigt, précisément, là où la Côte d’Ivoire souffre de sa Nationalité. C’était à l’occasion de la question adressée, non sans culot voire avec une certaine dose d’effrontément, à deux anciens compagnons du père de la Nation et anciens Ministres de la Justice…, de savoir comment étaient-il devenus Ivoiriens à partir de 1960, alors qu’ils étaient Français jusqu’en 1960.
L’auteur de la question, un certain CIB, ponctuait ainsi une contribution dans laquelle il mettait en lumière, notamment, l’arbitraire, l’injustice, le mépris, le prima du fait sur le droit, l’ethnocentrisme, la xénophobie et le racisme, qui sous-tendent, au moins la lettre, sinon également l’esprit du Code de la Nationalité.
La panique intérieure provoquée par cette question en forme d’interpellation, et qui était perceptible dans les visages et les réponses bredouillées par les personnes concernées, a fait dire à un grand témoin de la Table Ronde, le Président Kéba M’Baye, que celle-ci venait de toucher ainsi au cœur du débat sur la nationalité.
Ainsi, «les conclusions finales de la rencontre ont constaté une difficulté juridique certaine à appliquer les articles 6 et 7 du code de la nationalité.» Elles ont relevé que «cette difficulté tient au fait que la nationalité ivoirienne date de l’indépendance de la Côte d’Ivoire et qu’il n’existe pas dans ledit code de dispositions traitant expressément de la situation des personnes nées en Côte d’Ivoire avant 1960».
Oui, quelles formalités ont-elles accompli certaines des personnes nées ou qui résidaient en Côte d’Ivoire, avant 1960, pour devenir des ivoiriens d’origine à partir de l’indépendance, à savoir, notamment, les Akossi, Banzio, Beugré, Brou, Dagrou, Danho, Diagou, Flindé, Gnoléba, Gnépa, Guédé, Guéi, Irié-Bi, Kapet, Konan, Kassi, Lobognon, Lorougnon, N’Dri, Séry, Tra-Bi, Tuo, Yapi, Yéo, etc. ? En revanche, pourquoi les autres, les Bush, Cissé, Clinton, Dépardieu, Diakité, Diawarra, Dicko, Dieng, Djibo, Duncan, Gabin, Koné, Kufor, Mazeaud, Mitterrand, N’Diaye, Rocard, Sabatier, Sawadogo, Thiam, Traoré, Wakilli, Young, Zaher, etc, nées en Côte d’Ivoire ou y ayant résidé, dans les mêmes conditions que les premières, ne pouvaient-elles pas devenir des ivoiriens d’origine ?
Sans doute, la Table Ronde n’a pas fait de recommandation répondant expressément à ces questions. Mais, le témoignage fait par le Président Kéba M’Baye est assez éloquent sur la lucidité, la rationalité scientifique ou le réalisme dont a su faire preuve le Sénégal, qui a la même histoire que la Côte d’Ivoire, en la matière. Ce témoignage ouvre une piste de solution, que notre pays devrait pouvoir emprunter.
En effet, pour surmonter la difficulté résultant du statut d’ex-colonie, à partir de son accession à l’indépendance, la solution de principe adoptée par le Sénégal a consisté à décider qu’est sénégalais tout individu «(…) qui a sa résidence habituelle sur le territoire de la République du Sénégal, qui a eu, de tout temps, la possession d’état de sénégalais» et que la possession d’état (…) consiste dans le fait pour celui qui s’en prévaut :
1. de s’être continuellement et publiquement comporté comme un Sénégalais ;
2. d’avoir été continuellement et publiquement traité comme tel par la population et les autorités sénégalaises.
Ainsi, la crise de nationalité qui ronge la Côte d’Ivoire, depuis son accession à l’indépendance et dont les événements du 19 septembre 2002 ont constitué l’expression la plus tragique, pourrait trouver sa thérapie dans la voie sénégalaise.
La classe politique et l’intelligentsia ont un rôle majeur à jouer et une responsabilité historique à assumer, pour susciter un large consensus au plan national et une forte mobilisation autour de cette solution. Sa formalisation pourra être l’occasion de la rédaction d’un nouveau Code de la Nationalité mieux lisible, moderne et plus conforme à l’ambition exprimée au sommet de l’Etat de faire de la Côte d’Ivoire un pays émergent à l’horizon 2020. Au surplus, ce nouveau code intégrera les solutions identifiées pour résoudre les difficultés constatées par la Table Ronde de Linas-Marcoussis sur le sujet : extension des dispositions relatives à l’acquisition de la nationalité ivoirienne par la femme étrangère à l’homme étranger ; acquisition de la nationalité par déclaration.
Pour ce faire, l’appartenance ethnique doit céder le pas à l’idéal national commun, la méfiance à la confiance mutuelle, la passion presque maladive à la raison froide, la transe collective à la sérénité partagée. C’est une urgence, autant qu’un impératif pour la préservation d’une paix sociale durable, la construction d’une Nation forte et le développement harmonieux de notre pays.
CISSE Ibrahim Bacongo
Secrétaire National aux Affaires Juridiques et Institutionnelles du RDR
Membre de la Délégation du RDR à la Table Ronde de Linas-Marcoussis