Deux années après la crise postélectorale, les procédures judiciaires contre les proches de l’ex-président Laurent Gbagbo sont bloquées. Incapacité pour la justice de poursuivre les procédures ou souci de décrispation de l’environnement socio-politique ? Des interrogations demeurent sur la volonté de l’Etat ivoirien à juger les ex-tenants du pouvoir.
Deux ans après la crise postélectorale, les procédures judiciaires à l’encontre des proches de l’ancien président Laurent Gbagbo n’ont pas connu de dénouement définitif. En effet, la justice a procédé à la mise en liberté provisoire, le 6 août dernier, de quatorze prisonniers proches de l’ancien régime dont Pascal Affi N’Guessan, président du Front populaire ivoirien (Fpi) et du fils de l’ancien chef d’Etat, Michel Gbagbo. Ils sont accusés pour la plupart de faits «de génocide, de crime contre la population civile, des meurtres, assassinats, crimes contre les prisonniers de guerre, coups et blessures volontaires, complicité, coaction et tentative de toutes ces infractions, voies de fait». Dans un communiqué publié récemment, Christophe Richard Adou, procureur de la République a indiqué que «le parquet précise qu'il ne s'agit que de liberté provisoire et les procédures en vue du jugement poursuivront leur cours et connaîtront sûrement leur dénouement d'ici la fin de l'année». Avant ce groupe, une première vague de partisans de Laurent Gbagbo avait bénéficié de la liberté provisoire parmi lesquels l’ancienne ministre, Danièle Bonie Claverie. On s’achemine allègrement vers la fin d’année, mais rien ne montre qu’une suite sera donnée à ces poursuites engagées. Si les avis divergent quant à leur catégorisation, le pouvoir les qualifiant de prisonniers de droit commun quand l’opposition parle de prisonniers politiques, le fond du débat n’est pas épuisé : quand est-ce qu’ils seront jugés ? Est-ce que la Côte d’Ivoire a la capacité de les juger ? Si le gouvernement a déjà tranché sur la question en ce qui concerne l’ex-Première dame, Simone Ehivet Gbagbo et l’ex-leader de la ‘’galaxie patriotique’’, Charles Blé Goudé quant à la possibilité de les juger, la procédure est bloquée pour les autres. Notons que ces deux personnes sont prestement réclamées par la Cour pénale internationale (Cpi) qui a émis des mandats d’arrêt à leur encontre. Mais qu’en est-il pour les autres prisonniers proches de l’ancien régime? Le pouvoir d’Abidjan joue sur deux tableaux. D’une part, lutter contre l’impunité et d’autre part, œuvrer à la réconciliation nationale qui impliquerait la mise en liberté définitive de ces anciens barons. Affi N’Guessan va plus loin en liant la réconciliation et leur participation au jeu politique à la présence de leur mentor Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire. Le président de la République, Alassane Ouattara, lors de sa visite d’Etat qui a pris fin aujourd’hui dans la région du Bélier, a inlassablement appelé le Fpi à ‘’rejoindre la République’’. Peut-on appeler à la réconciliation et dans le même temps mener des poursuites contre ceux à qui est adressée cette invitation ? Nul n’est au-dessus de la loi, dirait-on. Et la Cpi est intransigeante sur la question. Fadi El Abdallah, porte-parole de cette juridiction, lors de sa conférence de presse du 6 décembre 2013 à Abidjan, a indiqué que la Cpi ne fait pas de deal ou de marchandage dans la conduite des procédures. Selon lui, la justice internationale est en droit «de suivre ou de juger de la crédibilité d’un jugement par une juridiction nationale». Dans le cas de la Côte d’Ivoire qui a souhaité juger Simone Gbagbo à Abidjan, la Cpi a «autorisé» le gouvernement ivoirien à «garder» l’ex-Première dame dans la capitale économique ivoirienne. Mais alors, s’est dit réservé Fadi El Addallah, l’exception d’irrecevabilité présentée par le pays ne signifie pas qu’elle lui est accordée d’emblée. Cette réserve de la Cour implique que la Côte d’Ivoire prouve sa «capacité» à juger effectivement Simone Gbagbo. Parmi ces critères qui valident un jugement fiable, figurent selon le conférencier, la poursuite effective du suspect, l’ouverture d’un procès, l’existence de mesures de protection des témoins. Si la Cour réalise que ces éléments ne sont pas réunis, alors elle peut constater l’absence de volonté dûment. Or le dernier rapport de la Convention de la société civile ivoirienne (Csci) sur la situation des droits de l’Homme présenté le 9 décembre peint un tableau sombre. Au niveau de la justice, note le document, «dans le cadre des procès post-crise, 84 personnes ont été renvoyées devant la Cour d’assise depuis le mois de juillet 2013, jusqu’à présent, cette Cour n’est pas réunie». C’est un argument qui n’est pas en faveur d’un procès contre les pro-Gbagbo. Selon plusieurs sources judiciaires, des proches du pouvoir d’Abidjan sont soupçonnés d’être impliqués dans ces graves crimes. Les enquêtes sur les événements de Duekoué et de Nahibly sont également sans suite. Des observateurs avertis estiment que le fait de poursuivre les pro-Gbagbo pourrait conduire à ouvrir des procès également à l’encontre des partisans de l’actuel régime. Il y a aussi que «les réformes annoncées n’ont pas encore connues un début de mise en œuvre». Cela est d’autant vrai qu’en réaction à l’information faisant état du démantèlement prochain de la cellule d’enquêtes devant enquêter sur les crimes postélectoraux, la réponse du ministre de la Justice, Gnénéma Coulibaly, donne à réfléchir. «Elle existe bien. Les locaux sont là. Les magistrats y sont, ils continuent de travailler. Nous pouvons à un moment donné, réduire, dégraisser une entité en raison du nombre de tâches qu’elle a à accomplir ; sinon, la cellule existe», a déclaré le Garde des sceaux à la rentrée judiciaire de la chancellerie le 5 décembre dernier à Abidjan. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est la lenteur que cette situation pourrait engendrer dans l’éclatement de la vérité sur les crimes postélectoraux. Le gouvernement ne cesse de le clamer : les actuels dirigeants de la Côte d’Ivoire ont hérité au lendemain de la crise postélectorale d’un système judiciaire quasi-inexistant. Selon le diagnostic posé par le patron de la Justice, Mamadou Gnénéma Coulibaly, le 19 janvier dernier, à la cérémonie de présentation de vœux de ce département, «le système judiciaire souffre de dysfonctionnements liés essentiellement à une absence d’autonomie, de célérité dans les procédures et une insuffisance en ressources humaines spécialisées, ainsi qu’une répartition inégale des infrastructures. A cela s’ajoutent les bruits de palais, de corruption et de racket, préjudiciables à la promotion d’un environnement propice aux investissements». De l’eau a coulé sous le pont. La question est de savoir si les réformes nécessaires ont été opérées pour rendre la justice ivoirienne plus dynamique, opérationnelle voire même crédible. Il est annoncé pour cette fin d’année une grâce présidentielle pour 3000 prisonniers. Le pouvoir pourrait avancer l’argument de la décrispation de l’environnement sociopolitique pour la relaxe des dignitaires proches de l’ex-président Laurent Gbagbo. Alors, qu’en sera-t-il pour les victimes ? Notons que la crise postélectorale de 2010-2011 a fait au moins 3000 morts, selon l’Organisation des Nations unies (Onu).
Danielle Tagro
Deux ans après la crise postélectorale, les procédures judiciaires à l’encontre des proches de l’ancien président Laurent Gbagbo n’ont pas connu de dénouement définitif. En effet, la justice a procédé à la mise en liberté provisoire, le 6 août dernier, de quatorze prisonniers proches de l’ancien régime dont Pascal Affi N’Guessan, président du Front populaire ivoirien (Fpi) et du fils de l’ancien chef d’Etat, Michel Gbagbo. Ils sont accusés pour la plupart de faits «de génocide, de crime contre la population civile, des meurtres, assassinats, crimes contre les prisonniers de guerre, coups et blessures volontaires, complicité, coaction et tentative de toutes ces infractions, voies de fait». Dans un communiqué publié récemment, Christophe Richard Adou, procureur de la République a indiqué que «le parquet précise qu'il ne s'agit que de liberté provisoire et les procédures en vue du jugement poursuivront leur cours et connaîtront sûrement leur dénouement d'ici la fin de l'année». Avant ce groupe, une première vague de partisans de Laurent Gbagbo avait bénéficié de la liberté provisoire parmi lesquels l’ancienne ministre, Danièle Bonie Claverie. On s’achemine allègrement vers la fin d’année, mais rien ne montre qu’une suite sera donnée à ces poursuites engagées. Si les avis divergent quant à leur catégorisation, le pouvoir les qualifiant de prisonniers de droit commun quand l’opposition parle de prisonniers politiques, le fond du débat n’est pas épuisé : quand est-ce qu’ils seront jugés ? Est-ce que la Côte d’Ivoire a la capacité de les juger ? Si le gouvernement a déjà tranché sur la question en ce qui concerne l’ex-Première dame, Simone Ehivet Gbagbo et l’ex-leader de la ‘’galaxie patriotique’’, Charles Blé Goudé quant à la possibilité de les juger, la procédure est bloquée pour les autres. Notons que ces deux personnes sont prestement réclamées par la Cour pénale internationale (Cpi) qui a émis des mandats d’arrêt à leur encontre. Mais qu’en est-il pour les autres prisonniers proches de l’ancien régime? Le pouvoir d’Abidjan joue sur deux tableaux. D’une part, lutter contre l’impunité et d’autre part, œuvrer à la réconciliation nationale qui impliquerait la mise en liberté définitive de ces anciens barons. Affi N’Guessan va plus loin en liant la réconciliation et leur participation au jeu politique à la présence de leur mentor Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire. Le président de la République, Alassane Ouattara, lors de sa visite d’Etat qui a pris fin aujourd’hui dans la région du Bélier, a inlassablement appelé le Fpi à ‘’rejoindre la République’’. Peut-on appeler à la réconciliation et dans le même temps mener des poursuites contre ceux à qui est adressée cette invitation ? Nul n’est au-dessus de la loi, dirait-on. Et la Cpi est intransigeante sur la question. Fadi El Abdallah, porte-parole de cette juridiction, lors de sa conférence de presse du 6 décembre 2013 à Abidjan, a indiqué que la Cpi ne fait pas de deal ou de marchandage dans la conduite des procédures. Selon lui, la justice internationale est en droit «de suivre ou de juger de la crédibilité d’un jugement par une juridiction nationale». Dans le cas de la Côte d’Ivoire qui a souhaité juger Simone Gbagbo à Abidjan, la Cpi a «autorisé» le gouvernement ivoirien à «garder» l’ex-Première dame dans la capitale économique ivoirienne. Mais alors, s’est dit réservé Fadi El Addallah, l’exception d’irrecevabilité présentée par le pays ne signifie pas qu’elle lui est accordée d’emblée. Cette réserve de la Cour implique que la Côte d’Ivoire prouve sa «capacité» à juger effectivement Simone Gbagbo. Parmi ces critères qui valident un jugement fiable, figurent selon le conférencier, la poursuite effective du suspect, l’ouverture d’un procès, l’existence de mesures de protection des témoins. Si la Cour réalise que ces éléments ne sont pas réunis, alors elle peut constater l’absence de volonté dûment. Or le dernier rapport de la Convention de la société civile ivoirienne (Csci) sur la situation des droits de l’Homme présenté le 9 décembre peint un tableau sombre. Au niveau de la justice, note le document, «dans le cadre des procès post-crise, 84 personnes ont été renvoyées devant la Cour d’assise depuis le mois de juillet 2013, jusqu’à présent, cette Cour n’est pas réunie». C’est un argument qui n’est pas en faveur d’un procès contre les pro-Gbagbo. Selon plusieurs sources judiciaires, des proches du pouvoir d’Abidjan sont soupçonnés d’être impliqués dans ces graves crimes. Les enquêtes sur les événements de Duekoué et de Nahibly sont également sans suite. Des observateurs avertis estiment que le fait de poursuivre les pro-Gbagbo pourrait conduire à ouvrir des procès également à l’encontre des partisans de l’actuel régime. Il y a aussi que «les réformes annoncées n’ont pas encore connues un début de mise en œuvre». Cela est d’autant vrai qu’en réaction à l’information faisant état du démantèlement prochain de la cellule d’enquêtes devant enquêter sur les crimes postélectoraux, la réponse du ministre de la Justice, Gnénéma Coulibaly, donne à réfléchir. «Elle existe bien. Les locaux sont là. Les magistrats y sont, ils continuent de travailler. Nous pouvons à un moment donné, réduire, dégraisser une entité en raison du nombre de tâches qu’elle a à accomplir ; sinon, la cellule existe», a déclaré le Garde des sceaux à la rentrée judiciaire de la chancellerie le 5 décembre dernier à Abidjan. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est la lenteur que cette situation pourrait engendrer dans l’éclatement de la vérité sur les crimes postélectoraux. Le gouvernement ne cesse de le clamer : les actuels dirigeants de la Côte d’Ivoire ont hérité au lendemain de la crise postélectorale d’un système judiciaire quasi-inexistant. Selon le diagnostic posé par le patron de la Justice, Mamadou Gnénéma Coulibaly, le 19 janvier dernier, à la cérémonie de présentation de vœux de ce département, «le système judiciaire souffre de dysfonctionnements liés essentiellement à une absence d’autonomie, de célérité dans les procédures et une insuffisance en ressources humaines spécialisées, ainsi qu’une répartition inégale des infrastructures. A cela s’ajoutent les bruits de palais, de corruption et de racket, préjudiciables à la promotion d’un environnement propice aux investissements». De l’eau a coulé sous le pont. La question est de savoir si les réformes nécessaires ont été opérées pour rendre la justice ivoirienne plus dynamique, opérationnelle voire même crédible. Il est annoncé pour cette fin d’année une grâce présidentielle pour 3000 prisonniers. Le pouvoir pourrait avancer l’argument de la décrispation de l’environnement sociopolitique pour la relaxe des dignitaires proches de l’ex-président Laurent Gbagbo. Alors, qu’en sera-t-il pour les victimes ? Notons que la crise postélectorale de 2010-2011 a fait au moins 3000 morts, selon l’Organisation des Nations unies (Onu).
Danielle Tagro