L’accusation a fini de présenter ses preuves, deux ans après l’ouverture du procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, jugés à la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité. Avant même d’appeler leurs témoins, les avocats des deux accusés réclament d’ores et déjà l’acquittement. Les deux parties pourront soutenir leurs arguments lors d’une série d’audiences qui commenceront le 1er octobre. En attendant, retour sur la première partie de ce procès historique.
Il y a eu des médecins, des humanitaires, des victimes. Mais aussi des civils, proches de Laurent Gbagbo et des gradés militaires ivoiriens. Ce défilé des témoins de l’accusation au procès de l’ex-président ivoirien et de son ministre de la Jeunesse, Charles Blé Goudé, tous deux jugés à la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité commis lors de la crise post-électorale de 2010-2011, a duré deux ans. Outre les 15. 000 pages de retranscription des dépositions, des milliers de documents et des centaines d’heures de vidéos sont venus étayer les accusations du bureau de la procureure Fatou Bensouda. L’ensemble de ces preuves est résumé dans un “Mid-trial brief” (résumé de mi-procès), réclamé par la Chambre à l’issue de la première partie du procès.
Entre janvier 2016 et janvier 2018, seuls 82 témoins de l’accusation ont déposé à La Haye ou par vidéo-conférence, sur les 138 initialement prévus. Mais les audiences ne se sont pas toujours passées comme prévues et les déclarations de certains personnages clés de la crise ont été parfois surprenantes voire contradictoires, tournant à l’avantage des accusés qui observaient ce manège sans mot dire. Ainsi, lors de ce qui constitue l’un des moments les plus forts du procès, Sam Mohamed Jichi dit “Sam l’Africain”, homme d’affaires proche de Laurent Gbagbo, avait, contre toute attente, défendu à la barre son “père”, une victime de “l’étranger”, tombé dans un “piège”, tendu par la France. “C’est vrai il y a eu des morts, mais ce n’était pas planifié”, avait-il clamé non sans émotion, à la grande satisfaction de la défense.
Rester au pouvoir “par tous les moyens”
Tous les témoins appelés avaient pourtant vocation à étayer, directement ou indirectement, la thèse de l’accusation selon laquelle Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé sont responsables de “meurtres, viols, autres actes inhumains, tentatives de meurtre et persécution”. Ces actes auraient été commis dans le cadre d’un plan ourdi par l’ancien président et ses proches pour rester au pouvoir “par tous les moyens”, en éliminant les partisans de son rival Alassane Ouattara. Un fait évidemment contesté par la défense.
“Le jour où il a prêté serment, le pouvoir de M. Gbagbo était illégal (…) c’était du domaine de l’usurpation (…) il a tenu à se maintenir à tout prix au pouvoir et la suite on la connaît”, avait témoigné Joël Kouadio N’Guessan, porte-parole du Rassemblement des républicains (RDR), le parti actuellement au pouvoir en Côte d’Ivoire. Personnage de la crise le plus attendu à la barre, l’ex-chef d’État-major Philippe Mangou était lui aussi allé dans ce sens. “Pour avoir seulement proposé au président de démissionner, on a voulu me tuer”, avait-il déploré.
Crimes commis lors de quatre événements
Le bureau de la procureure accuse les forces loyales à Laurent Gbagbo d’avoir commis de nombreux crimes lors de cette crise qui a fait plus de 3000 morts selon l’ONU. L’accusation s’est basée sur quatre événements majeurs, dans lesquels la responsabilité des deux accusés est engagée : le 16 décembre 2010 (marche sur la RTI), le 3 mars 2011 (rassemblement des femmes pro-Ouattara), le 17 mars 2011 (bombardement du marché d’Abobo) et le 12 avril 2011, au lendemain de l’arrestation de Laurent Gbagbo par les troupes d’Alassane Ouattara et l’armée française. Dans son “Mid-trial brief”, la procureure assure par exemple que “28 civils” ont été tués entre le 16 et le 19 décembre. Charles Blé Goudé est également accusé d'être impliqué dans un cinquième événement où plusieurs civils auraient trouvé la mort, entre le 25 et le 28 février 2011 à Yopougon. Pour preuves, l’accusation se base sur des vidéos (la plupart sont des archives de la RTI, la radio télévision d’État) et des rapports d’experts, qui viennent compléter les déclarations des victimes et témoins oculaires. Conseillère municipale et Commissaire politique du RDR à Abobo, Sira Dramé avait, par exemple, livré sa version des faits du 3 mars 2011. “J’ai vu un char qui venait. Sur le char, j’ai vu un drapeau blanc. C’est à cause du drapeau blanc que les femmes applaudissaient parce que pour nous, les gens venaient sécuriser la marche. C’était suivi d’un cargo militaire. A notre grande surprise, quelques secondes après leur passage, on a entendu des tirs d’obus (...) C’était la débandade totale”.
L’accusation évoque au total 34 incidents lors desquels “plus de 212 civils ont été tués, au moins six femmes violées et plus de 55 personnes blessées par les forces pro-Gbagbo pendant des opérations de grande échelle ou d’exécutions sommaires à Abidjan”.
Mais tous les témoignages de victimes ont été sans cesse contestés, d’une part par la défense qui mettait en doute leur fiabilité, et d’autre part par certains témoins que l’accusation avait elle-même appelés. Les corps habillés, dont les déclarations étaient considérées comme cruciales dans ce procès, se sont notamment défendus d’avoir tiré sur des civils ou reçu des ordres dans ce sens. “Je suis parti voir le ministre de la Défense pour lui dire que suite à une enquête interne que nous avons menée, nos hommes n’ont pas effectué de tirs sur des femmes”, avait par exemple expliqué Philippe Mangou.
“Plan commun”
Au-delà de prouver les faits, l’accusation doit encore convaincre les juges que Laurent Gbagbo et son co-accusé étaient au courant des crimes, voire les ont ordonnés. Ainsi, l’objectif est de démontrer l’existence d’un “plan commun” établi par l’ex-président et son entourage pour rester au pouvoir et dont les prémices remontent à l’après coup d’État manqué de 2002. Selon le bureau de la procureure, à partir de ce moment, le régime de Laurent Gbagbo a ciblé les personnes issues du Nord du pays et les ressortissants de pays d’Afrique de l’Ouest, les faisant apparaître comme des opposants politiques systématiques. Joël Kouadio N’Guessan avait, à la barre, dénoncé le concept “d’ivoirité”, mis en avant par le pouvoir et qui s’est révélé “très dévastateur pour la cohésion sociale en Côte d’Ivoire”.
Pour le bureau de la procureure, cette politique de discrimination a trouvé son issue dans le “plan commun” mis en place avant la présidentielle de 2010 par Laurent Gbagbo et ses proches. Ce plan s’est illustré par la promotion de haut gradés militaires, le recrutement de mercenaires et de milices et l’utilisation d’une rhétorique que l’accusation juge non équivoque. “Si je tombe, vous tombez”, aurait dit l’ancien président aux chefs des forces armées.
Pour soutenir cette thèse, l’accusation se base sur le procès-verbal d’une “réunion de concertation” organisée le 3 décembre 2010, qui a été récupéré à la résidence présidentielle à Cocody après l’arrestation du couple. Organisé au moment où la Commission électorale indépendante (CEI) allait annoncer la victoire d’Alassane Ouattara, ce meeting avec les proches de l’ex-chef de l'État et son épouse serait “l’un des moments clés de l’exécution du plan commun”.
Chaîne de commandement parallèle ?
L’application du “plan” impliquait la mise en place de “lignes parallèles de contrôle et de commandement, qui dépendaient des relations personnelles que [Laurent Gbagbo] et son entourage immédiat [son épouse et son coaccusé Charles Blé Goudé] entretenaient avec certains membres des Forces de défense et de sécurité”, comme le colonel Dadi du BASA (Bataillon d’Artillerie Sol-Air) et le général Dogbo Blé de la Garde républicaine. Le CECOS, unité d’élite officiellement créée pour lutter contre le grand banditisme, faisait aussi partie de cette structure parallèle, selon l’accusation.
Cette seconde chaîne de commandement aurait permis l’intégration de mercenaires libériens et de milices, à l’instar du Groupement des patriotes pour la paix (GPP) dans les corps armés, une intégration “coordonnée” par Charles Blé Goudé. “Le témoin P-0435 a attesté qu’il avait été informé du fait que Blé Goudé avait financé le transport de combattants libériens depuis le Ghana jusqu’en Côte d’Ivoire en janvier 2011”, écrit ainsi le bureau de la procureure.
Les contradictions des hauts gradés
Philippe Mangou a effleuré l’idée de ce commandement parallèle dans son témoignage. Assurant que Laurent Gbagbo donnait les ordres officiels, il avait pointé à la barre les dérapages de certains chefs d’unité, s’en prenant à l’ex-chef de la Garde républicaine, le général Bruno Dogbo Blé, depuis condamné par la justice ivoirienne. Autre cible de l’ancien Chef d’État-major, le commandant du Cecos, le général Georges Guiai Bi Poin. “Le Cecos était bien mieux armé que la police et la gendarmerie. Nous, nous étions dans un état de dénuement total”, avait expliqué l’ex-CEMA, accusant Laurent Gbagbo d'avoir violé l'embargo sur les armes pour équiper cette unité en armes de guerre.
Mais si l’accusation comptait sur les témoignages des hauts-gradés pour corroborer cette thèse, il n’en a rien été. De par leur silence ou leurs contradictions, les chefs des différentes unités ont de fait, servi plutôt à la défense. Aucun n’a témoigné de l’existence de cette chaîne de commandement parallèle.
Adeptes de la très pratique formule “je ne me souviens pas”, les chefs des FDS (Forces de défense et de sécurité) se sont plutôt attachés à montrer que leurs unités étaient sous-dotées et qu’ils suivaient la chaîne de commandement, au sommet de laquelle se trouvait Laurent Gbagbo. L’ancien commandant des Forces terrestres ivoiriennes Firmin Detoh Letoh avait ainsi attesté qu’il se contentait d’exécuter les ordres de Philippe Mangou. Tout comme l’ex-commandant supérieur de la gendarmerie ivoirienne, Édouard Kassaraté, qui s’était montré bien évasif sur les faits. Ancien directeur général de la police nationale, Brédou M’Bia, fâché de son propre aveu avec les dates, n’avait lui aussi donné que peu d’informations sur les civils tués, sur la place des rebelles ou sur la présence et le rôle de miliciens ou de mercenaires durant la crise.
Quant à Georges Guiai Bi Poin, ex-responsable du CECOS, il a rejeté en bloc l’existence de ce commandement parallèle. “Nos opérations étaient très encadrées, c’était un ensemble d’actions collectives”, avait-il expliqué. “Le chef d’État-major avait mis en place un commandement unifié avec ses officiers, et on estimait qu’aucune autre force ne pouvait intervenir en dehors de cette chaîne”.
“Mots d’ordre” de Charles Blé Goudé
L’accusation s’est aussi attaché à prouver comment Charles Blé Goudé avait “exercé un contrôle” sur la jeunesse pro-Gbagbo à travers ses discours “contenant des mots d’ordre et une rhétorique xénophobe”. Avec comme résultat de “galvaniser et encourager [ces jeunes] à commettre des actes violents”. Dans son document, le bureau de la procureure prend l’exemple des barrages mis en place pour contrôler la population civile, citant un rapport du préfet de police. “Suite à l’appel du ministre Blé Goudé, des barrages ont été posés dans les quartiers aux fins de sécurisation. Malheureusement, au sein des populations en charge de ces barrages, se trouvent des déliquants qui commettent des infractions” est-il inscrit. “De même, les cas de personnes tuées et brûlées à Yopougon ont été perpétrés par des individus qui ont érigé des barrages d’autodéfense”. Et le bureau de la procureure d’affirmer que ces rapports, forcément “connus de Laurent Gbagbo”, sont restés sans effet.
Au-delà de tout doute raisonnable ?
L’accusation n’a désormais plus le droit de déposer d’autres éléments de preuves dans ce dossier. Et pour la Défense, toutes ces déclarations et documents n’ont pas de quoi prouver “au-delà de tout doute raisonnable” les charges qui pèsent sur les accusés. Ainsi, les équipes de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé ont d’ores et déjà réclamé l'acquittement total pour leurs clients au terme d’une procédure de “No case to answer”. “L’accusation n’a pas présenté de preuves susceptibles de justifier une condamnation, il n’y a pas lieu de présenter des éléments de preuves supplémentaires”, affirment les avocats de Charles Blé Goudé dans un document datant du 25 avril dernier. L’accusation n’a pas pu “prouver l’existence d’un seul élément relevant de la responsabilité pénale de Laurent Gbagbo qui tendrait à démontrer qu’auraient existé un “plan commun”, un “entourage immédiat” ayant pour objectif de mettre en œuvre ce “plan commun”, une quelconque intention criminelle, un ordre illégal, l’incitation à commettre un crime ou plus simplement le moindre manquement à ses devoirs de la part du Président de la République”, est-il par ailleurs expliqué dans une note de l’équipe de défense de Laurent Gbagbo du 23 juillet.
En réponse à ces arguments, le bureau de la procureure a d'ores et déjà annoncé qu'elle renonçait aux charges qui pèsent sur Charles Blé Goudé dans deux événements, à savoir la marche des femmes et le bombardement du marché d'Abobo.
La décision revient désormais à la Chambre de poursuivre le procès et d’entendre les témoins de la Défense ou d’y mettre un terme définitif. Mais avant de trancher, les juges veulent entendre d’autres arguments et ont donc appelé les parties à compléter à l’oral leurs observations écrites. La prochaine étape du procès se jouera donc dans la salle d’audience, dès le 1er octobre.
Par Camille Dubruelh
Il y a eu des médecins, des humanitaires, des victimes. Mais aussi des civils, proches de Laurent Gbagbo et des gradés militaires ivoiriens. Ce défilé des témoins de l’accusation au procès de l’ex-président ivoirien et de son ministre de la Jeunesse, Charles Blé Goudé, tous deux jugés à la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité commis lors de la crise post-électorale de 2010-2011, a duré deux ans. Outre les 15. 000 pages de retranscription des dépositions, des milliers de documents et des centaines d’heures de vidéos sont venus étayer les accusations du bureau de la procureure Fatou Bensouda. L’ensemble de ces preuves est résumé dans un “Mid-trial brief” (résumé de mi-procès), réclamé par la Chambre à l’issue de la première partie du procès.
Entre janvier 2016 et janvier 2018, seuls 82 témoins de l’accusation ont déposé à La Haye ou par vidéo-conférence, sur les 138 initialement prévus. Mais les audiences ne se sont pas toujours passées comme prévues et les déclarations de certains personnages clés de la crise ont été parfois surprenantes voire contradictoires, tournant à l’avantage des accusés qui observaient ce manège sans mot dire. Ainsi, lors de ce qui constitue l’un des moments les plus forts du procès, Sam Mohamed Jichi dit “Sam l’Africain”, homme d’affaires proche de Laurent Gbagbo, avait, contre toute attente, défendu à la barre son “père”, une victime de “l’étranger”, tombé dans un “piège”, tendu par la France. “C’est vrai il y a eu des morts, mais ce n’était pas planifié”, avait-il clamé non sans émotion, à la grande satisfaction de la défense.
Rester au pouvoir “par tous les moyens”
Tous les témoins appelés avaient pourtant vocation à étayer, directement ou indirectement, la thèse de l’accusation selon laquelle Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé sont responsables de “meurtres, viols, autres actes inhumains, tentatives de meurtre et persécution”. Ces actes auraient été commis dans le cadre d’un plan ourdi par l’ancien président et ses proches pour rester au pouvoir “par tous les moyens”, en éliminant les partisans de son rival Alassane Ouattara. Un fait évidemment contesté par la défense.
“Le jour où il a prêté serment, le pouvoir de M. Gbagbo était illégal (…) c’était du domaine de l’usurpation (…) il a tenu à se maintenir à tout prix au pouvoir et la suite on la connaît”, avait témoigné Joël Kouadio N’Guessan, porte-parole du Rassemblement des républicains (RDR), le parti actuellement au pouvoir en Côte d’Ivoire. Personnage de la crise le plus attendu à la barre, l’ex-chef d’État-major Philippe Mangou était lui aussi allé dans ce sens. “Pour avoir seulement proposé au président de démissionner, on a voulu me tuer”, avait-il déploré.
Crimes commis lors de quatre événements
Le bureau de la procureure accuse les forces loyales à Laurent Gbagbo d’avoir commis de nombreux crimes lors de cette crise qui a fait plus de 3000 morts selon l’ONU. L’accusation s’est basée sur quatre événements majeurs, dans lesquels la responsabilité des deux accusés est engagée : le 16 décembre 2010 (marche sur la RTI), le 3 mars 2011 (rassemblement des femmes pro-Ouattara), le 17 mars 2011 (bombardement du marché d’Abobo) et le 12 avril 2011, au lendemain de l’arrestation de Laurent Gbagbo par les troupes d’Alassane Ouattara et l’armée française. Dans son “Mid-trial brief”, la procureure assure par exemple que “28 civils” ont été tués entre le 16 et le 19 décembre. Charles Blé Goudé est également accusé d'être impliqué dans un cinquième événement où plusieurs civils auraient trouvé la mort, entre le 25 et le 28 février 2011 à Yopougon. Pour preuves, l’accusation se base sur des vidéos (la plupart sont des archives de la RTI, la radio télévision d’État) et des rapports d’experts, qui viennent compléter les déclarations des victimes et témoins oculaires. Conseillère municipale et Commissaire politique du RDR à Abobo, Sira Dramé avait, par exemple, livré sa version des faits du 3 mars 2011. “J’ai vu un char qui venait. Sur le char, j’ai vu un drapeau blanc. C’est à cause du drapeau blanc que les femmes applaudissaient parce que pour nous, les gens venaient sécuriser la marche. C’était suivi d’un cargo militaire. A notre grande surprise, quelques secondes après leur passage, on a entendu des tirs d’obus (...) C’était la débandade totale”.
L’accusation évoque au total 34 incidents lors desquels “plus de 212 civils ont été tués, au moins six femmes violées et plus de 55 personnes blessées par les forces pro-Gbagbo pendant des opérations de grande échelle ou d’exécutions sommaires à Abidjan”.
Mais tous les témoignages de victimes ont été sans cesse contestés, d’une part par la défense qui mettait en doute leur fiabilité, et d’autre part par certains témoins que l’accusation avait elle-même appelés. Les corps habillés, dont les déclarations étaient considérées comme cruciales dans ce procès, se sont notamment défendus d’avoir tiré sur des civils ou reçu des ordres dans ce sens. “Je suis parti voir le ministre de la Défense pour lui dire que suite à une enquête interne que nous avons menée, nos hommes n’ont pas effectué de tirs sur des femmes”, avait par exemple expliqué Philippe Mangou.
“Plan commun”
Au-delà de prouver les faits, l’accusation doit encore convaincre les juges que Laurent Gbagbo et son co-accusé étaient au courant des crimes, voire les ont ordonnés. Ainsi, l’objectif est de démontrer l’existence d’un “plan commun” établi par l’ex-président et son entourage pour rester au pouvoir et dont les prémices remontent à l’après coup d’État manqué de 2002. Selon le bureau de la procureure, à partir de ce moment, le régime de Laurent Gbagbo a ciblé les personnes issues du Nord du pays et les ressortissants de pays d’Afrique de l’Ouest, les faisant apparaître comme des opposants politiques systématiques. Joël Kouadio N’Guessan avait, à la barre, dénoncé le concept “d’ivoirité”, mis en avant par le pouvoir et qui s’est révélé “très dévastateur pour la cohésion sociale en Côte d’Ivoire”.
Pour le bureau de la procureure, cette politique de discrimination a trouvé son issue dans le “plan commun” mis en place avant la présidentielle de 2010 par Laurent Gbagbo et ses proches. Ce plan s’est illustré par la promotion de haut gradés militaires, le recrutement de mercenaires et de milices et l’utilisation d’une rhétorique que l’accusation juge non équivoque. “Si je tombe, vous tombez”, aurait dit l’ancien président aux chefs des forces armées.
Pour soutenir cette thèse, l’accusation se base sur le procès-verbal d’une “réunion de concertation” organisée le 3 décembre 2010, qui a été récupéré à la résidence présidentielle à Cocody après l’arrestation du couple. Organisé au moment où la Commission électorale indépendante (CEI) allait annoncer la victoire d’Alassane Ouattara, ce meeting avec les proches de l’ex-chef de l'État et son épouse serait “l’un des moments clés de l’exécution du plan commun”.
Chaîne de commandement parallèle ?
L’application du “plan” impliquait la mise en place de “lignes parallèles de contrôle et de commandement, qui dépendaient des relations personnelles que [Laurent Gbagbo] et son entourage immédiat [son épouse et son coaccusé Charles Blé Goudé] entretenaient avec certains membres des Forces de défense et de sécurité”, comme le colonel Dadi du BASA (Bataillon d’Artillerie Sol-Air) et le général Dogbo Blé de la Garde républicaine. Le CECOS, unité d’élite officiellement créée pour lutter contre le grand banditisme, faisait aussi partie de cette structure parallèle, selon l’accusation.
Cette seconde chaîne de commandement aurait permis l’intégration de mercenaires libériens et de milices, à l’instar du Groupement des patriotes pour la paix (GPP) dans les corps armés, une intégration “coordonnée” par Charles Blé Goudé. “Le témoin P-0435 a attesté qu’il avait été informé du fait que Blé Goudé avait financé le transport de combattants libériens depuis le Ghana jusqu’en Côte d’Ivoire en janvier 2011”, écrit ainsi le bureau de la procureure.
Les contradictions des hauts gradés
Philippe Mangou a effleuré l’idée de ce commandement parallèle dans son témoignage. Assurant que Laurent Gbagbo donnait les ordres officiels, il avait pointé à la barre les dérapages de certains chefs d’unité, s’en prenant à l’ex-chef de la Garde républicaine, le général Bruno Dogbo Blé, depuis condamné par la justice ivoirienne. Autre cible de l’ancien Chef d’État-major, le commandant du Cecos, le général Georges Guiai Bi Poin. “Le Cecos était bien mieux armé que la police et la gendarmerie. Nous, nous étions dans un état de dénuement total”, avait expliqué l’ex-CEMA, accusant Laurent Gbagbo d'avoir violé l'embargo sur les armes pour équiper cette unité en armes de guerre.
Mais si l’accusation comptait sur les témoignages des hauts-gradés pour corroborer cette thèse, il n’en a rien été. De par leur silence ou leurs contradictions, les chefs des différentes unités ont de fait, servi plutôt à la défense. Aucun n’a témoigné de l’existence de cette chaîne de commandement parallèle.
Adeptes de la très pratique formule “je ne me souviens pas”, les chefs des FDS (Forces de défense et de sécurité) se sont plutôt attachés à montrer que leurs unités étaient sous-dotées et qu’ils suivaient la chaîne de commandement, au sommet de laquelle se trouvait Laurent Gbagbo. L’ancien commandant des Forces terrestres ivoiriennes Firmin Detoh Letoh avait ainsi attesté qu’il se contentait d’exécuter les ordres de Philippe Mangou. Tout comme l’ex-commandant supérieur de la gendarmerie ivoirienne, Édouard Kassaraté, qui s’était montré bien évasif sur les faits. Ancien directeur général de la police nationale, Brédou M’Bia, fâché de son propre aveu avec les dates, n’avait lui aussi donné que peu d’informations sur les civils tués, sur la place des rebelles ou sur la présence et le rôle de miliciens ou de mercenaires durant la crise.
Quant à Georges Guiai Bi Poin, ex-responsable du CECOS, il a rejeté en bloc l’existence de ce commandement parallèle. “Nos opérations étaient très encadrées, c’était un ensemble d’actions collectives”, avait-il expliqué. “Le chef d’État-major avait mis en place un commandement unifié avec ses officiers, et on estimait qu’aucune autre force ne pouvait intervenir en dehors de cette chaîne”.
“Mots d’ordre” de Charles Blé Goudé
L’accusation s’est aussi attaché à prouver comment Charles Blé Goudé avait “exercé un contrôle” sur la jeunesse pro-Gbagbo à travers ses discours “contenant des mots d’ordre et une rhétorique xénophobe”. Avec comme résultat de “galvaniser et encourager [ces jeunes] à commettre des actes violents”. Dans son document, le bureau de la procureure prend l’exemple des barrages mis en place pour contrôler la population civile, citant un rapport du préfet de police. “Suite à l’appel du ministre Blé Goudé, des barrages ont été posés dans les quartiers aux fins de sécurisation. Malheureusement, au sein des populations en charge de ces barrages, se trouvent des déliquants qui commettent des infractions” est-il inscrit. “De même, les cas de personnes tuées et brûlées à Yopougon ont été perpétrés par des individus qui ont érigé des barrages d’autodéfense”. Et le bureau de la procureure d’affirmer que ces rapports, forcément “connus de Laurent Gbagbo”, sont restés sans effet.
Au-delà de tout doute raisonnable ?
L’accusation n’a désormais plus le droit de déposer d’autres éléments de preuves dans ce dossier. Et pour la Défense, toutes ces déclarations et documents n’ont pas de quoi prouver “au-delà de tout doute raisonnable” les charges qui pèsent sur les accusés. Ainsi, les équipes de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé ont d’ores et déjà réclamé l'acquittement total pour leurs clients au terme d’une procédure de “No case to answer”. “L’accusation n’a pas présenté de preuves susceptibles de justifier une condamnation, il n’y a pas lieu de présenter des éléments de preuves supplémentaires”, affirment les avocats de Charles Blé Goudé dans un document datant du 25 avril dernier. L’accusation n’a pas pu “prouver l’existence d’un seul élément relevant de la responsabilité pénale de Laurent Gbagbo qui tendrait à démontrer qu’auraient existé un “plan commun”, un “entourage immédiat” ayant pour objectif de mettre en œuvre ce “plan commun”, une quelconque intention criminelle, un ordre illégal, l’incitation à commettre un crime ou plus simplement le moindre manquement à ses devoirs de la part du Président de la République”, est-il par ailleurs expliqué dans une note de l’équipe de défense de Laurent Gbagbo du 23 juillet.
En réponse à ces arguments, le bureau de la procureure a d'ores et déjà annoncé qu'elle renonçait aux charges qui pèsent sur Charles Blé Goudé dans deux événements, à savoir la marche des femmes et le bombardement du marché d'Abobo.
La décision revient désormais à la Chambre de poursuivre le procès et d’entendre les témoins de la Défense ou d’y mettre un terme définitif. Mais avant de trancher, les juges veulent entendre d’autres arguments et ont donc appelé les parties à compléter à l’oral leurs observations écrites. La prochaine étape du procès se jouera donc dans la salle d’audience, dès le 1er octobre.
Par Camille Dubruelh