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Art et Culture Publié le vendredi 3 avril 2009 | Le Repère

Document littéraire - Guillaume Soro (Secrétaire général des Forces nouvelles) : "Pourquoi je suis devenu rebelle"

Ce n`est pas un devoir de mémoire. Ce n`est non plus une volonté délibérée de rappeler des souvenirs certes récents. La publication que nous prenons la responsabilité de faire dans ce numéro du Repère, participe de notre volonté de faire découvrir aux Ivoiriens, de larges extraits d`un livre édité et paru en France et qui a circulé sous les manteaux en Côte d`Ivoire, au moment où le " rebelle " Soro était encore infréquentable aux yeux du pouvoir FPI. Certains passages si actuels, si poignants de ce livre paru en 2005, vont certainement aider certains de nos lecteurs à trouver des réponses sur certains questionnements, surtout et pourquoi pas, les guider dans l`opinion qu`ils se font de l`état actuel du processus de sortie de crise. (NDLR).


La menace d`un génocide

Aujourd`hui en Côte d`Ivoire, un génocide Côte d`Ivoire, a une responsabilité majeure dans la catastrophe qui se prépare.

Tandis que la communauté internationale tergiverse sans arrêt, tandis que mon pays s`enfonce dans la crise, malgré les cris d`alerte des Ivoiriens; malgré les appels des organisations de défense des droits de l`homme, le désastre approche.


Le parallèle avec le Rwanda est saisissant.

Là-bas aussi, la communauté internationale s`est interposée après le déclenchement d`une crise politique et militaire. Cela n`a empêché en rien l`une des pires tragédies qu`ait connues l`humanité.
Les acteurs de la crise rwandaise se répartissaient en trois groupes : les Tutsis, dont la puissance coloniale a voulu faire au cours du XXe siècle un peuple d`aristocrates distingué des nègres locaux ; les Hutus, numériquement très majoritaires, qui tenaient les rênes du pouvoir depuis l`indépendance ; et les Français, qui avaient pris le relais des colons Belges et soutenaient à cette époque le régime en place.

Le gouvernement hutu a promulgué une loi d`identification drastique. Elle stipulait que sur toutes les cartes d`identité soit spécifiée l`affiliation hutue ou tutsie. Dans un pays où, mis à part les Twas très minoritaires, ne se parle qu`une seule langue, ne se pratique qu`une seule religion, ne vit qu`un seul peuple, cette politique a mis en place une dérive ségrégationniste, renforcée par la mise en place de quotas visant de fait l`exclusion du groupe minoritaire.

Les médias ont organisé la plus vile propagande. Ils ont véhiculé le venin de la haine, de la xénophobie et le culte du meurtre. Pendant plusieurs années, la terriblement célèbre Radio télévision libre des Mille Collines (RTLMC) a multiplié sur tous les tons, par des prêches et par des blagues, grâce à des " débats " ou via des chansons, les appels à écraser les cancrelats Tutsis.
Des massacres et des tueries ont été perpétrés à plusieurs reprises sans que les auteurs soient punis, comme à Kibilira, à Kimigi, à Gaseke... L`impunité était la règle pour les partisans du président Juvénal Habyarimana.

Dans ce contexte délétère, une rébellion s`est déclenchée, réunissant beaucoup de Tutsis mais également des Hutus attachés à la démocratie. Partis des frontières ougandaises, les combattants de l`Armée patriotique rwandaise (APR) ont lancé en 1990 une offensive contre le régime du président Habyarimana. Très vite, la rébellion a avancé vers la capitale Kigali, sans rencontrer de grande résistance. Mais, avec le concours de troupes congolaises, la France a choisi de s`interposer, au prétexte de défendre la stabilité de la région, ce qui revenait à protéger le pouvoir raciste d`Habyarimana. L`APR s`est alors repliée sur la partie nord du Rwanda qu`elle a occupée. Des négociations se sont ouvertes entre le gouvernement et la rébellion, qui, sous le parrainage de la communauté internationale, ont abouti en 1993 aux accords d`Arusha: ceux-ci consacraient le partage du pouvoir entre les belligérants, et les contraignaient à désigner un Premier ministre de consensus.

L`encre des accords n`était pas encore sèche que des partisans radicaux du pouvoir ont appelé à la résistance politico-militaire. Des manifestations massives ont occupé la rue, mobilisant toute la logistique de l`Etat. Des milices ont été organisées, armées et entraînées. Des attentats ont été perpétrés contre des leaders de l`opposition dont certains ont trouvé la mort.

Tout cela s`est déroulé sous les yeux d`une communauté internationale aveugle et sourde. Psalmodiant les accords sans la moindre efficacité, couvrant les préparatifs du génocide à venir, la communauté internationale s`est, au moins par irresponsabilité et irrésolution, rendue complice d`un drame terrible, scandaleux, évitable.

Lorsqu`en avril 1994, l`avion transportant le président Habyarimana est abattu à son approche de Kigali, en quelques heures les miliciens hutus se mettent en alerte et commencent un génocide parfaitement préparé, manifestement programmé de longue date. Plusieurs dirigeants, dont le Premier ministre, sont recherchés, arrêtés et exécutés.

L`armée française se renie et laisse perpétrer le massacre qui durera trois longs mois.
Examinons la situation ivoirienne. Bien sûr, mon pays se caractérise par une grande richesse culturelle nourrie par une extraordinaire diversité ethnique. Mais, d`un point de vue social et politique, une fois compris la puissance des brassages entre les soixante peuples ivoiriens, on peut là aussi mettre en évidence trois acteurs de la crise actuelle. Les gens du Nord, les partisans de la doctrine de " l`ivoirité", qui souhaitent exclure les premiers de la communauté nationale, et bien sûr, là encore, la France.

Il y a une quinzaine d`années le " miracle ivoirien " s`est étiolé ; la crise a fait son apparition ; le chômage et la pauvreté ont gagné du terrain. Des intellectuels se sont fait les chantres de " l`ivoirité ", version tropicale de la préférence nationale. Pour les promoteurs de cette pensée nauséabonde, il s`agissait de faire des immigrés le bouc émissaire de leurs malheurs, de disqualifier une large partie des habitants de Côte d`Ivoire au jeu politique. Et comme les Burkinabé et les maliens ne suffisaient pas à assouvir leur soif de haine, c`est jusqu`à leurs concitoyens du Nord que s`est étendue leur vindicte.

En 1998, une loi sur la propriété foncière a fragilisé la cohésion nationale. Plus tard a été votée une loi sur l`identification qui oblige tout citoyen à s`identifier par rapport à son village et promeut de fait le délit de patronyme. Pire, à partir de ce moment, il s`est avéré beaucoup plus difficile pour un ressortissant du Nord de se procurer une carte d`identité.

Si le Rwanda a connu la honte et la tragédie avec la Radio des Mille Collines, la presse ivoirienne est aujourd`hui connue à travers le monde entier pour ses débordements. Au-delà de la propagande, ces organes de presse incitent aux violences et aux meurtres. Le National, Notre voie, L`Œil du peuple, et la Radio télévision ivoirienne (RTI) sont des médias purement xénophobes qui continuent à attiser quotidiennement la haine.

L`impunité règne tout autant qu`au Rwanda à l`époque. C`est l`exemple du charnier de Yopougon, du nom d`un quartier d`Abidjan. Les coupables de ce massacre, bien que clairement identifiés par le pouvoir, ont bénéficié d`un non-lieu. Ce sont bien sûr les escadrons de la mort, qui ressortent nuitamment, dès que le pouvoir a besoin d`éliminer quelqu`un. Ce sont les milices qui, accompagnées de certains éléments de la gendarmerie et de l`armée, assassinent les manifestants du 25 mars 2004 en allant quelquefois les chercher jusqu`à leur domicile. Mais, pour l`essentiel, aucune sanction ne tombe, encourageant ainsi l`usage de la violence.


“Ce que je pense de Houphouët, de Gbagbo, de Bédié et de Ouattara”

Face à un régime excluant, raciste, violent, une rébellion a éclaté. Occupant très vite tout le nord du pays, les combattants du Mouvement patriotique de Côte d`Ivoire (MPCI) lancent le 19 septembre 2002 une offensive contre le régime de Laurent Gbagbo. Nos troupes progressent vers Abidjan. Bien qu`un peu embarrassée, la France apporte au régime un appui logistique et surtout s`interpose, au prétexte de protéger ses ressortissants.

Dès lors, des négociations s`ouvrent entre les parties ivoiriennes. L`accord de Linas Marcoussis censé ramener la paix est signé en France. Un Premier ministre de consensus est désigné. L`accord consacre le partage du pouvoir entre le président et le Premier ministre. Mais la branche extrémiste du pouvoir ivoirien organise la résistance politico-militaire. Des milices tribales sont constituées, armées et entraînées. D`importantes manifestations sont organisées par les partisans de Gbagbo.

Aujourd`hui, en Côte d`Ivoire, les ingrédients d`une catastrophe humanitaire analogue à celle qu`a connue le Rwanda se mettent progressivement en place, au vu et au su de toute la communauté internationale. Comme Jean Hatz-feld l`explique à propos du Rwanda, c`est avec le temps que la haine réussit à s`installer assez profondément jusqu`à faire d`un voisin un assassin sanguinaire, acteur d`un génocide.


Il est encore temps de prévenir ce génocide.

Il est encore possible pour tous les Ivoiriens de vivre librement et en paix.
Il est encore temps de faire obstacle à la vague xénophobe qui balaye mon pays.
C`est en tout cas dans cette conviction, et avec cet espoir, que j`ai pour ma part décidé de prendre les armes contre le régime raciste de Laurent Gbagbo. C`est bien parce que le pire est à craindre que j`ai décidé de ne pas baisser les bras.

Voici la tragique réalité de la Côte d`Ivoire.


Le jour où j`ai décidé de prendre les armes

Deux raisons essentielles m`ont décidé à prendre les armes le 19 septembre 2002 pour appeler au retour de la démocratie dans mon pays.

La première remonte aux calamiteuses élections présidentielles d`octobre 2000 en Côte d`Ivoire. Ces élections n`ont pas été légitimement remportées par Laurent Gbagbo, l`actuel occupant du fauteuil présidentiel. Presque toute la communauté internationale a critiqué leur déroulement, qui avait été caractérisé par l`exclusion d`importants candidats, par une participation électorale réelle dérisoire et par les coups de force successifs du général Guéi puis du FPI (le Front populaire ivoirien, parti de Laurent Gbagbo).

L`opposition politique, qui regroupait des démocrates ivoiriens, a appelé à la reprise des élections. J`ai rejoint les manifestations pacifiques qui faisaient valoir ce point de vue dans les rues d`Abidjan.

Le 25 octobre 2000, j`ai assisté à une répression terrible. Je me souviens d`avoir vu les gendarmes ouvrir le feu sur des manifestants désarmés alors qu`ils convergeaient vers la Radio télévision ivoirienne. Je n`oublie pas la vision de ces manifestants pacifiques tombant morts les uns après les autres. Les balles n`étaient pas tirées en l`air, les manifestants n`étaient pas fauchés par des balles perdues : les gendarmes tiraient littéralement dans le tas avec des kalachnikovs. J`ai vu des gendarmes et des jeunes gens armés de machettes et de gourdins, instrumentalisés par le pouvoir, venir arroser les cadavres d`essence et les brûler. Les gens tombaient comme des mouches. Ce sont ces cadavres que l`on a retrouvés en partie dans le charnier de Yopougon !
Quelques semaines plus tard, il a été question d`organiser des élections législatives auxquelles je comptais me présenter. L`opposition politique a de nouveau demandé l`organisation d`élections justes, transparentes et ouvertes. Gbagbo a refusé. Une nouvelle marche s`est préparée, prévue le 4 décembre. Par souci d`apaisement, les organisateurs ont accepté de troquer la marche contre un meeting au stade Félix Houphouët-Boigny. Mais tandis que les gens convergeaient vers le stade, les forces gouvernementales ont à nouveau ouvert le feu. Une fille d`environ 14 ans est tombée raide morte sous mes yeux. La démocratie ivoirienne naissante que j`avais connue n`existait plus. Une dictature violente s`installait. Plusieurs de mes camarades abattus ou mis en prison. Ceux qui s`opposaient risquaient leur vie. Bousculée par des associations de défense des droits de l`homme, la communauté internationale critiquait la dérive, mais laissait faire.

Un dicton nous dit que " Celui qui ne sait pas est un imbécile, celui qui sait et qui se tait est un criminel ". Moi, j`ai décidé de réagir. Suivant le principe admis par les Nations unies, j`ai décidé que l`heure était malheureusement venue de programmer une indispensable insurrection.

Ma résolution a été confortée par une seconde raison : au-delà de la violence du régime, son orientation politique repoussante minait la cohésion nationale. Laurent Gbagbo et ses partisans avaient décidé de faire leur concept d`ivoirité inventé en 1993 par l`ancien président de la République de Côte d`Ivoire, Henri Konan Bédié. L`ivoirité n`est ni plus ni moins qu`un concept xénophobe. L`ivoirité est un mot dont le vrai sens ne signifie rien d`autre que :" La Côte d`Ivoire aux Ivoiriens ", c`est-à-dire, en clair, à ceux qui sont originaires du Sud, les Nordistes étant considérés comme étrangers dans leur propre pays.

Il est bien connu que cette théorie de l`ivoirité a d`abord été créée de toutes pièces pour exclure du jeu politique un homme, l`ancien Premier ministre ivoirien Alassane Ouattara. Pour l`écarter des élections présidentielles de 2000, nos dirigeants sont même allés jusqu`à vouloir le priver de sa nationalité. Comment pouvez-vous avoir été Premier ministre d`un pays, et devenir subitement un étranger dans ce même pays ? La police ivoirienne est allée jusqu`à interroger la mère de M. Ouattara pour lui demander de prouver qu`il était bien son fils. Un juge ivoirien avait pourtant délivré un certificat de nationalité à M. Ouattara.

Mais cela ne calmait pas les partisans de l`ivoirité qui en sont venus à modifier la loi fondamentale. Depuis le vote de ce texte dans un contexte bien peu démocratique, la ségrégation est devenue officielle dans mon pays.

Ce qu`on appelle l`ivoirité n`a été inventé que pour empêcher cet homme dérangeant de se présenter. Mais par ricochet, les bazookas du discours anti-Ouattara se sont retournés contre l`ensemble des Ivoiriens originaires du nord du pays. A ce discours s`est ajouté un discours religieux, parce que les gens du Nord sont majoritairement musulmans. Ce cocktail Molotov a débouché sur des pogroms anti-nordiques. Puis ce racisme spécifique s`est attaqué progressivement à tous les étrangers. Profitant de la crise économique que la Côte d`Ivoire traversait, les chantres de l`ivoirité ont appuyé sur l`accélérateur xénophobe en prétendant que, s`il n`y avait pas de travail, c`était parce qu`il était aux mains des faux Ivoiriens et des étrangers. Le discours est devenu doctrine.


Les conséquences ont été dramatiques

La chasse à l`étranger, aux supposés étrangers, s`est mise en route. Je l`ai vécue et j`en ai souffert. J`ai effectué tout mon cursus scolaire, du nord au centre puis du centre au sud du pays, jamais avoir le sentiment que, quelque part, je pourrais un jour être rejeté du simple fait de mon nom. Nous étions tous ivoiriens, personne ne cherchait à savoir de quelle ethnie ou de quelle famille venait son voisin.

Avec l`apparition du concept d`ivoirité, on a vu des policiers s`attaquer aux citoyens qui portaient des boubous ou qui avaient des noms à consonance nordique. Même l`administration devenait raciste. Jusqu`au sein du milieu intellectuel, les Dioulas un grand peuple du Nord ont été décrits comme des profiteurs et des envahisseurs. Cela m`a effrayé et révulsé.

Courageusement, le président sénégalais, Abdoulaye Wade, a déclaré à l`époque : " Les Burkinabé vivent aujourd`hui en Côte d`Ivoire ce qu`aucun Africain ne vit en Europe. " Ses propos ont soulevé un tollé, mais c`était la stricte vérité.

Le concept de l`ivoirité a été-est toujours-pour mon pays une véritable arme de destruction massive. Quand les Forces nouvelles ont pris en main le contrôle du nord de la Côte d`Ivoire, nous avons trouvé une note officielle affichée dans les commissariats, qui demandait spécialement aux Ivoiriens dont les noms sont de consonance nordique de présenter les cartes d`identité de leurs parents et de leurs grands-parents avant de pouvoir eux-mêmes bénéficier d`une carte d`identité.

Lors des contrôles routiers, quand les policiers tombaient sur des cartes d`identité avec des noms à consonance nordique, ils les déchiraient tout simplement.

Les Maliens, les Burkinabé, les Africains venus des pays voisins souffraient aussi de la politique raciste qu`a engendrée le développement de l`ivoirité. Ils étaient littéralement pris pour cibles : on leur tirait dessus, on déchirait leurs pièces d`identité. Sans identité ni papiers, ils finissaient en prison. L`image de notre pays d`accueil s`est considérablement dégradée. Nos camarades étudiants africains ne nous comprenaient plus. La situation sociopolitique ne cessait de se dégrader. Contre l`ivoirité, face aux kalachnikovs et aux milices de Gbagbo, les citoyens se voyaient dans l`impossibilité de s`exprimer librement et de manifester les mains nues dans les rues, l`insurrection armée devenait inévitable. J`ai décidé de quitter mon pays, de rejoindre ceux qui voulaient lutter pour la démocratie et de leur apporter mon savoir-faire politique et ma détermination.

Je n`ai pas personnellement connu Houphouët. Mais en tant que représentant de la FESCI, je me suis rendu à ses obsèques. Nous avions bien sûr souvent contesté son règne. Mais à sa mort, nous avons tous été saisis par cette atmosphère de ferveur pieuse qui traversait tout le pays. Nous sommes venus nous incliner devant sa dépouille. Houphouët était un homme d`un autre âge, d`un autre gabarit que le nôtre. Nous n`éprouvions aucune joie à la mort de ce grand homme. Nous avons compati. Nous aurions préféré qu`il passe le témoin et reste la légende vivante qu`il était. Personne ne pouvait se réjouir de cette mort.

J`ai donc fréquenté la famille Gbagbo, où j`avais mes entrées. Je connais très bien son épouse. Nos relations étaient sans ombre. Nous nous sommes croisés quelquefois en dehors de la Côte d`Ivoire. Nous parlions beaucoup de politique.
Les Jeunes des années 1990, comme nous qui conduisions la contestation universitaire et estudiantine, étaient très influencés par l`émergence de la gauche et des idées généreuses du socialisme. De là à dire que je suis de la " génération Gbagbo ", il y a un pas que je ne souhaite pas franchir. Il y avait dans les années 1990, d`autres grands leaders de la gauche démocratique ivoirienne. Dans ces années-là, Gbagbo ne représentait pas l`ensemble de ces leaders, il n`était pas le tribun du socialisme.

Il n`avait pas pour nous le prestige et l`influence du professeur de lettres Zadi Zaourou, qui, malheureusement, a cédé ensuite aux sirènes du pouvoir et a rejoint le gouvernement de Bédié, le chantre de l`ivoirité. Cela a été une véritable erreur de sa part.

Il y avait également le Pr. Francis Wodié, du Parti ivoirien des travailleurs (PIT). Certains de ceux qui sont aujourd`hui avec Gbagbo viennent du PIT. On peut également citer Bamba Moriféré, l`ambassadeur Tanoé Désiré, et d`autres. Il existait un ensemble de sommités de la gauche qui toutes avaient de l`influence sur nous.

Gbagbo, l`un des plus jeunes de cette génération, était peut-être le plus fougueux et le plus virulent. Les autres, en revanche, étaient pétris de savoir. On prenait beaucoup de plaisir à converser avec Zadi Zaourou qui était très cultivé.

Mais Gbagbo possédait une avance certaine sur les autres. Ayant beaucoup retiré de son séjour à Paris au cours duquel il avait compris la nécessité de construire un appareil politique, Gbagbo faisait du FPI une machine bien huilée, dotée d`une base populaire dans 1`Ouest.

Etant moi-même leader estudiantin, j`ai naturellement développé une réelle proximité avec l`un des porte-parole de 1`opposition politique. D`autant qu`il m`a beaucoup soutenu en 1995 quand je suis allé en prison. Par la suite, il y a eu le boycott actif, mais j`étais déjà en prison. A ce propos d`ailleurs, il était dit par les autorités qu`en me mettant en prison, c`étaient au moins cinq bus d`Abidjan qu`on venait ainsi de sauver.

Je n`avais pas de contact avec Bédié : non seulement je détestais sa passion pour l`ivoirité, mais en plus c`était lui qui m`avait fait emprisonner. Ma famille naturelle restait la gauche ivoirienne.

En juillet 1995, je suis parti à Ouagadougou pour le congrès de l`Union générale des étudiants burkinabé, l`UGEB. Ce même mois de juillet, Gbagbo se trouvait également à Ouagadougou dans le cadre de l`Organisation des parlementaires africains. Et en même temps, s`y tenait aussi le congrès de l`Union interafricaine des droits de l`homme (LJIDH), auquel participait Dégny Segui, le président de la Ligue ivoirienne des droits de l`homme. Ce hasard du calendrier sera apprécié différemment par le général Ouassénan Koné. Il y a vu une collusion de comploteurs. A mon retour, la DST m`a suivi et j`ai été arrêté en septembre. J`étais accusé entre autres charges d`avoir rencontré les étudiants maliens à Ouagadougou. Il est vrai que des étudiants maliens participaient au congrès de l`UGEB, mais on trouvait également là-bas des étudiants nigériens, béninois et beaucoup d`autres. Je suis allé en prison parce que j`étais soupçonné d`avoir préparé un coup d`Etat avec les étudiants maliens.

Ce sont ces souvenirs que je garde de la présidence de Bédié : l`ivoirité et la prison.

Quant à M. Gbagbo, son dérapage vers l`opportunisme et la xénophobie ne date pas d`hier. L`homme a tellement dérivé qu`il se croit l`élu de Dieu, après avoir été séduit par les sirènes du prêcheur pentecôtiste Moïse Koré. Ce mysticisme est dangereux, légitimant leurs exactions puisque c`est Dieu qui les influence et les mandate. Notre premier conflit direct a eu pour contexte l`organisation estudiantine. J`étais depuis 1994 à la direction de la FESCI. J`en ai été le secrétaire général, à la suite d`élections dont personne n`a contesté le caractère démocratique et légitime. Quelques années plus tard, j`ai estimé qu`il me fallait rendre mon tablier, pour passer le flambeau aux nouvelles générations, ce qui m`aurait permis de me consacrer davantage à mes études et d`obtenir mon diplôme.

J`organise donc un congrès en 1998, pour quitter la tête du mouvement. J`avais, dès 1997, fait part de mes intentions à Laurent Gbagbo. J`étais déjà impliqué dans le projet de mise en place d`une fédération des étudiants de l`Afrique de l`Ouest. Je m`étais rendu dans plusieurs pays de la sous-région pour mettre en place cette structure ; le Mali, le Burkina, le Niger, le Bénin... Le congrès de 1998 devait être l`occasion pour moi de mettre sur orbite cette fédération estudiantine en même temps que j`aurais passé le flambeau de la FESCI.

Dès l`ouverture du congrès, il y a eu mésentente au sein même du bureau. J`avais suggéré que le numéro deux du syndicat, notre camarade Karamoko, assure la transition. Nous avions été tellement occupés par notre lutte pour la réhabilitation du syndicat qu`il me semblait indispensable de rechercher la solution apportant la plus grande sérénité, afin d`assurer notre développement. Cependant, en marge de nos réunions, Blé Goudé, qui était membre du bureau et est devenu aujourd`hui l`un des plus médiatiques des " Patriotes " la milice de Laurent Gbagbo, a présenté sa propre candidature. Je lui ai expliqué les risques de la division et je l`ai incité à revenir en arrière, afin que nous fassions tous bloc derrière Karamoko Yayoro.
Rien n`y a fait. Blé Goudé s`est replié sur sa base tribale. Il a organisé sa campagne en expliquant que Soro, un " petit " du Nord, voulait donner le pouvoir à un autre homme du Nord.

J`ai été d`autant plus choqué par cette propagande vicieuse et délétère que Karamoko Yayoro n`était pas un Nordiste mais un Gouro. Surtout, toute mon éducation m`avait au contraire appris à considérer les qualités des femmes et des hommes et non leur ethnie d`origine, à laquelle je n`attachais pas d`importance.

Ce discours tribal a eu cependant un écho favorable au sein du Front populaire ivoirien de Gbagbo. Blé Goudé prétendait se battre contre le risque d`une domination sans partage des gens du Nord. Conscient du danger afférent à ces discours, j`ai décidé l`annulation du congrès. La FESCI était une organisation où l`on ne devait pas parler de questions ethniques. Le 27 décembre 1998, je suis allé rencontrer Laurent Gbagbo, qui avait été invité à notre premier congrès et dont j`étais proche. Il m`était insupportable d`entendre Blé Goudé mêler à son engagement au FPI un discours raciste de promotion de son ethnie, les Bétés, en se montrant très agressif envers les gens du Nord. " La Jeunesse du FPI donne un mot d`ordre de vote en faveur de Blé Goudé et je n`en suis pas informé, alors que toi et moi sommes amis ", ai-je dit à Laurent Gbagbo. Cela équivalait à mes yeux à une trahison.

Laurent Gbagbo a bien essayé de me rassurer, en faisant porter le chapeau à d`autres. Nous nous sommes séparés aux environs d`une heure du matin. Je suis parti. La rupture était consommée entre nous. J`avais acquis la conviction que mes anciens camarades avaient entamé une dérive non seulement droitière mais surtout tribale et xénophobe. J`ai laissé organiser le congrès à la fin du mois et j`ai quitté le mouvement, je suis aussitôt parti en France. J`avoue que je ne me fais plus d`illusion sur les oppositions africaines, à la lumière de l`exemple ivoirien où nous avons longtemps supporté Laurent Gbagbo.
Il me faut aussi parler de l`ancien Premier ministre de mon pays, Alassane Ouattara. Ado, comme l`appellent les Ivoiriens, est l`une des plus fortes personnalités de notre scène politique. Je n`ai aucun doute sur sa capacité à assumer la conduite des affaires de l`Etat. Mais il n`est pas conséquent de prétendre que la rébellion ivoirienne est la branche armée du parti de M. Ouattara. Si le RDR voulait une branche armée, il n`aurait eu aucun problème à le faire au grand jour. M. Ouattara est un acteur politique ivoirien qui sait revendiquer ses droits.

Nous considérons inacceptable de spolier des hommes politiques ivoiriens de leur citoyenneté. Nous demandons que le jeu politique soit ouvert sans exclusion. Mais nous ne sommes absolument pas la branche armée de M. Ouattara, qui était Premier ministre la première fois que j`ai été mis en prison.
C`est vrai qu`à une époque, je me suis rapproché du RDR de M. Ouattara. En 2000, dans la continuité de nos combats politiques, nous avions mis en place un Forum des jeunes qui revendiquait des élections démocratiques. Parce que le FPI avait trahi nos idéaux, j`ai alors accepté d`être colistier d`Henriette Dagri Diabaté aux élections législatives sur une liste du RDR.

Mais nos divergences ont toujours été claires. Le RDR est un parti libéral, alors que mon attachement à la gauche est bien connu. Avant moi, avant de se tourner vers l`ivoirité, en se rapprochant du PDCI puis du général Guéi, le FPI a lui-même fondé le Front républicain en 1995 avec le RDR.

En militant aux côtés du RDR, je n`ai fait que poursuivre une stratégie de regroupement des démocrates pour lutter contre le plus urgent :
La dictature naissante. Inspiré par les exemples de l`African National Congre (ANC) ou de l`Union civique radicale en Argentine, j`estimais nécessaire de conforter dans mon pays une plate-forme radicalement démocrate. J`aurais souhaité qu`au-delà des clivages idéologiques, des organisations variées s`unissent pour empêcher la mise en place de la dictature. Je n`avais pas trouvé juste la dissolution du Front républicain en 1999. Les premières raisons qui avaient poussé Gbagbo à le mettre en place, avec Djény Kobina en 1995, n`avaient en effet pas du tout disparu.

Quand Gbagbo choisissait la collaboration avec le PDCI sous la présidence de Bédié, nous étions plusieurs au sein de la gauche à la juger inacceptable. C`était le cas par exemple de Louis-André Dacoury-Tabley, ancien frère d`engagement de Gbagbo, qui aujourd`hui est l`une des personnalités les plus en vue des Forces nouvelles. Beaucoup d`autres sont dans ce cas, même si, depuis plusieurs années avant même le 19 septembre 2002, il est physiquement risqué, pour soi et ses proches, de s`opposer aux promoteurs de l`ivoirité.


Entre paroles et actes, le grand écart

"J`ai aujourd`hui les moyens humains, matériels et militaires de venir à bout de l`armée et des milices d`Abidjan. Il faut dire que les forces " loyalistes " sont en pleine dégénérescence. Elles sont déstabilisées par une guerre permanente de leadership et par des conflits ethniques internes ". Le début de la conclusion intitulée " Comment sortir de la crise " du livre autobiographique de Guillaume Soro sonne comme une prophétie. Quand il accordait ses différents entretiens à Serge Daniel, le correspondant de RFI au Mali, en 2005, Guillaume Soro régnait en maître sur les Forces nouvelles. " Major " Ibrahim Coulibaly avait quasiment perdu la bataille pour le contrôle de " sa " rébellion et l`actuel premier ministre était le seul maître à bord du bateau FN. Trois ans après la parution de ce livre, il n`était plus sûr que l`ex ministre de la Communication pouvait faire une telle proclamation. Aujourd`hui, en reprenant ses propres termes, il apparaît clair, même si les faits décrits correspondent toujours à l`armée " loyaliste ", de dire, avec Guillaume Soro, sans se tromper, que les Forces nouvelles (FN) sont en pleine dégénérescence. Elles sont déstabilisées par une guerre permanente de leadership et par des conflits ethniques internes (sic). En effet, l`affaire IB, la rébellion de Zacharia Koné, le conflit à peine larvé et explosif Sénoufo-Kôyaka (prolongement de la bataille de leadership entre Soro et IB), ont incontestablement fragilisé le mouvement révolutionnaire qui avait montré une surprenante organisation, en septembre 2002.

Entre paroles et actes, Guillaume Soro est pris en flagrant délit de contradiction avec ses propres principes. Exemple patent : " Je me suis vite rendu compte que certains moins méritants m`étaient passés devant. Bien qu`ayant des notes inférieures aux miennes ou ne remplissant pas les conditions officielles d`éligibilité, ils avaient pu choisir leur filière et bénéficiaient d`une bourse et d`un logement. En les interrogeant, j`ai appris qu`ils avaient fait ce qu`ils appelaient des " petits cadeaux " pour se retrouver dans cette situation. J`ignorais tout de ce système ! Cette dénomination pudique de la corruption régnait dans une institution qui devait former les élites ! " (P42).

C`est bien ce système abominable que la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d`Ivoire (Fesci) qu`il a dirigée, a mis en place et qui subsiste aujourd`hui.

Au demeurant, cela apparaît comme une autocritique quand Guillaume Soro déclare qu`au sud (et il n`a pas tort, aujourd`hui encore) " l`impunité règne tout autant qu`au Rwanda. C`est l`exemple du charnier de Yopougon, du nom d`un quartier d`Abidjan. Les coupables de ce massacre, bien que clairement identifiés par le pouvoir, ont bénéficié d`un non-lieu. Ce sont bien sûr les escadrons de la mort, qui ressortent nuitamment, dès que le pouvoir a besoin d`éliminer quelqu`un (…) Face à un régime excluant, raciste, violent, une rébellion a éclaté " (PP14,15).

Les événements de Séguéla, au cours desquels Issiaka Ouattara, le numéro deux du commandement militaire des FN, a proclamé qu`il se tenait prêt pour quiconque voulait prendre rendez-vous avec la mort, ont abouti à des tueries massives qui n`ont jamais été élucidées. Dans le sillage du vrai ou faux complot baptisé " Noêl à Abidjan ", à Bouaké, il y a eu des exécutions sommaires et extrajudiciaires, dénoncées notamment par le Mouvement ivoirien des droits de l`homme (MIDH). Après les déclarations contradictoires sur l`élimination dans des conditions floues du présumé meneur, le surnommé Imam, Guillaume Soro a laissé prospérer l`impunité.

En définitive, on se perd, après avoir fini de lire " Pourquoi je suis devenu rebelle " de Guillaume Soro, sur les raisons profondes qui l`ont contraint à prendre les armes. Au début du livre, le patron des FN explique qu`il a choisi de faire le combat des Nordistes afin de dénoncer " une loi sur l`identification (votée à l`avènement de Laurent Gbagbo, ndlr) qui oblige tout citoyen à s`identifier par rapport à son village et promeut de fait le délit de patronyme. Pire, à partir de ce moment, il s`est avéré beaucoup plus difficile pour un ressortissant du Nord de se procurer une carte d`identité " (P14). Il n`avait certes pas tort sur les deux sujets. Cependant, au fil du livre, on découvre qu`il cite deux autres raisons (P17 à 21). La première est la violence politique érigée en système de gouvernance par Laurent Gbagbo (il cite l`élection calamiteuse d`octobre et les évènement sanglants qui ont suivi la répression de la marche du Rassemblement des républicains en décembre 2000). La seconde, l`ivoirité.

En fin de compte, Guillaume Soro proclame à la page 157 qu`il " a pris les armes pour que (son) pays retrouve son vrai visage : paix, liberté, prospérité ".

C`est à se demander si une raison réelle a présidé au choix des armes par Guillaume Soro si ce n`est la réalisation précise et principale de soi.

André Silver Konan
kandresilver@yahoo.fr
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